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IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ,
RUE 1>E SEIS£, I.'l.
REVUE
DES
DEUX MONDES.
TOME TROTSTÈME,
rnoTsiKMK si; RIE.
PARIS,
AV
BUREAU DE
LA REVUE
DES DEUX
MONDES,
RUE DES REAOX -
ARTS, (i.
LONDRES ,
cirrz
r.Aii.LiF.RT:, Si rç),
REGENT
STREET.
IH.ll.
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UN
VAISSEAU A LA VOILE
DANS l'orient,
DANS l'antiquité, DANS LE MONDE MODERNE.
Voyez ce vaisseau sur{}issanl loul à coup aux exlréinilés de l'ho-
rizon , où pendant quelques instans il apparaît suspendu entre le
ciel et la terre; voyez-le déployer au vent ses larges voiles, bon-
dir sur la vajjue écunieuse, et tracer dans l'espace un lar^e et blanc
sillage.
Existe-t-il un autre spectacle qui , autant que celui-là , parle à
l'iniagination, qui soit une plus féconde source d'impressions et de
rétlexions diverses, «jui nous en dise davantage sur les destinées
humaines, qui nous emporte et plus vite et plus loin dans le monde
de la rêverie ?
Un assemblage inlormc de quelc^ucs troncs d'arbics a ctc l'ori-
() lli:\lt l»tS i»EtX M().M)LS.
.;;iiic iK'«r viiisscau. Cuiiiiiii' l,i iialmc s;iil lirii' le th(''iic du j;l;iii(l
»;i<lit' ni terre, le {|énie île riiiiiii;iiiile a mi le lircr de cet liiiiiiltle
{;enne, iriiiiieiiM' el nia';iiiii<|iie, loi <|ue mtiis le voyons à celle
heure. Mais aussi (jne d'eriorls, que de découvcrles, «jue d'iiiveu-
liiMis successives se sont enchaînés les uns aux aulrcs pendanl lu
durée des siècles, pour (juc ce résullal fût produil! Tous les arls,
depuis les plus naturels à l'iutinnie, jus(|u'aux. plus exquis, jus-
i|u'aux plus rafiini's, toutes les sciences, depuis les plus élémen-
taires jus(iu'aux plus sublimes, ont mis lour à tour cl tout à la fois
la main à la construction de ce navire. Dans l'innombrable mulli-
lude de |)arties diverses donl il esl l'ormé, toutes jusqu'au moindi'c
clou, jus(iu'à la plus impercepliblc cheville, ont été scrupuleuse-
ment mesurées, ri};oureusemenl calculées par rapporta l'ensemble.
Chacune des phases du développement de cette {grande œuvre a
élé de la sorte comme le résumé complet cl le dernier mot d'un
siècle, d'une époque du monde. A lui seul ce vaisseau nous raconte,
par conséquent, l'histoire entière de rintelli{]ence humaine. 11 esl
comme une vaste épopée, où se trouvent (jloriliés cl les travaux
de l'humanité sur la terre et ses triomphes successifs dans sa {;rande
lutte avec la nature extérieure, sur laquelle elle est appelée à ré-
{jner un jour en souveraine absolue.
Expression complète, éclatante manifestation d(! la toute-puis-
sance terrestre de l'honnue , n'est-il pas déjà comme le symbole
anticipé de cette {jlorieuse et définitive victoire?
Par le commerce, unissant ensemble les nations du jjlobe les
plus éloi.jjnées les unes des autres , il va semant çà et là les {termes
féconds de la civilisation. 11 est l'agent le plus actif de ces fréquentes
et faciles communications au moyen desquelles tous les peuples
semblent de jour en jour tendre à se confondre en un seul peuple.
Il est le théâtre et l'instrument des combats les plus terribles que
l'homme puisse livrer à l'homme. lieurte-t-il de sa proue quelque
rivage inculte et désert jusque-là, de ce choc ne tarderont pas à
naître de nombreuses cités destinées à devenir riches et florissantes.
Loin de tout rivage , vogue-t-il comme perdu au sein de l'immensité ,
on le voit, par les savantes évocations de ses pilotes, arracher,
pour ainsi dire, de la voûte du ciel les astres élincelans, et les con-
traindre à devenir ses guides au milieu des déserts de l'Océan.
L> VAISSEAU A LA VOILE. /
Avant la génération où se renconti'a le premier navi/jateiir, bien
lies (générations humaines durent probablement passer sur la terie.
L'homme (|ui, le premier, se hasarda loin du livage, au sein de
la vaste mer, sur un frêle esquif, devait posséder une de ces amcs
fermes, un de ces cœurs haut placés (jui ne se peuvent rencontrer
fréqucnnncnt dans la foule. L'impression que nous é[)rouvons à la
vue de l'Océan est en effet solennelle, religieuse, mêlée d'une sorte
de vague terreur. A l'aspect de cette immensité sans limites, image
et reflet de l'infini, nous nous sentons comme accablés de la con-
science de notre petitesse et de notre infirmité.
Aux époques primitives du monde, l'homme ne donnait d'ail-
leurs encore aucune prise aux nombreux aiguillons qui plus tard
le précipitèrent et l'excitèrent au sein de cette orageuse carrière.
La terre , dont six mille ans n'ont point encore épuisé la fécon-
dité, naguère vierge encore, fournissait abondamment à tous les
besoins de ses nouveaux habitans ; elle semblait se plaire à épan-
cher presque sans culture tous les trésors de son sein. Le spectacle
qu'elle étalait aux yeux de l'homme, nouveau pour lui, suffisait à
ces instincts de curiosité, à ces désirs de l'inconnu, l'un des plus no-
bles instincts de sa nature. La science, dédaigneuse d'expérience
et de voyages, s'enfermait dans la sainte solitude des temples; on
ne la voyait point aller çà et là , s'efforçant de peser, de mesurer,
de décrire la terre, qu'elle ne foulait aux pieds qu'avec une sorte
de dédain. Le mystère de la nature et de la destinée de l'homme ,
elle le demandait aux échos encore retentissans de la grande parole
de la révélation primitive. Avant de s'attacher à la poussière oii il
venaitd'êtrecondamnéà ramper pour tant de siècles, l'hommedevail
en appeler ainsi pendant long-temps de la terre au ciel, de la na-
ture extérieure à un monde d'amour et d'intelligence, d'où peut-être
il arrivait, dont il lui restait peut-être quel(]ues vagues souvenirs.
Des multitudes d'hommes possédés de l'inspiration des combats
ne tardent pas à se mouvoir en tous sens. On entend comme un
grand bruit de chevaux , de chariots , de machines de guerre. Du
sein des époques, pour ainsi dire, cosmogoniques, les héros pri-
mitifs de rinde nous apparaissent à la tête de leurs innombrables
armées. A l'aurore des temps histori(|ues, d'autres héros, d'auli'es
conquérans , non moins merveilleux , se montrent encore , roulant
8 niivuK DES m:i X mondks.
(,';i cl l;i , ilii 11(11(1 ;iu midi, de l'csl à l'ouesl, déraciinml, cinpoi-
laiii |MU|tI(s, nations cl races, cl les laissant cnsnilc accnniulés
au liasaid l(\s uns sur les autres : masse inroiinc, bloc iuiincnse,
d'où le l(j;islaleursait poui'tant retirer aussilcH ces ina.;;nili(|ucs em-
pires de l'Inde, de la Perso, de rKjfvptc, qui, à la distance des
siècles, nous ctonncnl encore de leurs étranges cl colossales pro-
portions. 11 les fa(;onnc sur un type, sur un modèle en dehors de
nos propres conceptions. 11 les pose, pour l'èternilé, sur la base
de ces institutions de {;ranil, auxcjuelles lient encore de nos jours
le peu de leurs débris (juc le temps n'a pas encore achevé de dé-
vorer.
A ces siècles appartiennent encore les plus {^rands , les plus ini-
posans monumens de l'art. C'est Babylonc avec ses prodigieuses
murailles revêtues de l'anlaslifiues et merveilleuses peintures, avec
ses jardins suspendus , avec ses portes et ses ponts innombrables ;
c'est Ninive avec ses quinze cents tours, qui s'en vonl porter jus-
que dans les nues des murailles assez larges pour donner passage
a trois chariots de guerre dont le roulement imitera celui du ton-
nerre; ou bien Persépolis, qui se balancera sur d'innombrables
colonnes de marbre blanc au sein de la plaine d'où elle est sortie ;
ou bien encore Bactres , qui au sommet de sa montagne apparaîtra
comme un diadème arlistement taillé; ce sera encore la vallée du
IN'il, qui, avec ses pyramides, ses obélisques, ses labyrinthes, ses
lacs creusés de mains d'hommes, le grand nombre de ses villes in-
dustrieuses, peuplées, florissantes, apparaîtra elle-même comme
une seule cité, comme un magnififjuc palais. La surface de la
terre se couvre en tous lieux des œuvres de l'homme ; ce domaine
où il vient d'entrer, on dirait qu'il se hâte de l'orner et de l'embei-
lir, comme pour en mieux assurer sa prise de possession.
Dans cet empressement, il exécute de ses mains d'enfant des
œuvres devant lesquelles pâliront et s'effaceront à jamais les œu-
vres des siècles suivans, en dépit de leurs arts sa vans et de la puis-
sance de leurs machines. Le granit et la pierre semblent dociles et
légers pour ses doigts encore novices , la nature n'a point encore
appris à désobéir à ce souverain qui vient de lui être donné. Les
pyramides s'élèvent dans une plauie do sable , loin do toute carrière ,
loin de tO!:l rivage (|ui puisse fouinir des pierres ou des rochers;
UN VAISSEAU A LA VOII.i:. î)
c'est comme une création , une œuvre sortie d'une parole. lîabylone
se Irouve-t-elle (jti<'l(|ue peu {jènee du lleuve inuncnse qui {fronde
et se joue au milieu de ses iunnenscs travaux , <les ponts et des
(|uais qu'elle se propose de bâtir, elle se baisse, le prend dans ses
bras , et s'en va le porter dans ce lac (|u'elle vient de creuser , et oîi
il jxnirra désornuiis mugir et se débattre à son aise sans plus l'in-
terrompre, tout puissant, tout inipétueux qu'il soit. On dirait une
prévoyante nourrice allant porter à quelques pas i'cnl'ant mutin
dont elle veut réparer ou orner à loisir la couche habituelle.
Tout entier à ces travaux , l'homme ne se hasaide point sur l'O-
céan. Si de temps à autre, et de loin en loin, l'histoire fait mention
de quelques flottes , elles ne sont nullement en rapport avec les
.}>rands monumens, les gigantesques entreprises (pie nous avons
cités. Ces Hottes, en général, à la suite des armées, n'ont guère
d'auti'e destination que celle de remonter les rivières et d'en favo-
riser le passage. La flotte de Darius , celle même d'Alexandre , se
bornent à suivre les côtes, ouvrant des chemins qui doivent se re-
fermer promptement derrière elles ; le sillage qu'elles ont tracé ,
bien vite effacé , ne deviendra point un fertile sillon destiné à se
couvrir plus tard d'une riche moisson de nombreuses Hottes et de
hardis navigateurs. La flotte d'Alexandre, Alexandre lui-même,
(jue sont-ce d'ailleurs, sinon de véi'itables, mais passagèi-es appa-
ritions du génie de l'Europe dans le monde de l'Orient ?
Quant à la pirogue même de l'Indou , c'est là un germe tombé
dans un terrain oii il ne doit pas prospérer. C'est un mol dont la
signification , sublime peut-être , n'est comprise d'aucun de ceux
(|ui l'écoutent. Aucune oreille n'entend cette voix qui , dans le
l)ruissement des flots sur le rivage , appelle le navigateur vers d'au-
tres rives encore inconnues, l'exhorte à prendre hardiment pos-
session du vaste Océan.
La cosmographie des Indous trahit à chaque ligne toute l'igno-
rance, ou, pour mieux dire peut-être, toute lindifference de ces
premiers habitans du monde sur la vraie forme de la terre, sur la
situation respective de ses parties diverses. Faisant d'une montagne
merveilleuse, qu'elle appelle Iv. mont Miirou , la base et le soutien
du moude , elle divise ce mont (>n plusieurs zones ou étages , qu'elle
siq)pose habités par des êtres de diffénmtes natures. L'honnnc oc-
10 ULVUli Dt^S l)Lll\ >l().M)i:s.
iiipc II' sDiiiiiK't ilu inoiil; ;in-ilrssous dt; lui s*' Iroiivonl des ci'éa-
liiiTs iiifiTii'ui'os à lui (l;iris l'('iiH'llo de la ci'i'ation ; aii-(lossiis,(l('S
ci'ontures supéricni'os, dos dioux ol des dcrni-dioiix. Aiiidiir du
iiioiii Mérou soiil d aiurcs nionlajjiii'S haltiU'os aussi par dos héros
ou douii-dioux , ot toutes su relia r(];ées de palais où «'datent à i'envi
l'or, les lurles , les pierres preeiouses. De côté et d'autre , des îles,
«les mors, desconlinens, sont jetés dans l'espaee d'une faoon tout
arbitraire, toute fantastique, par rapport à leurs positions n'ei-
pr(it|uos, niais(|ui, toujours habités par de saints brames, par des
jjuorriers tout puissans, n'eu rénéehissenl pas moins avec la der-
nière exactitude la civilisation indoue , ou du moins l'idéal de cette
civilisation : naïve dc-monstration que l'oxpcTience et les voya{;es
n'entrent pour rien dans ce bizaire échafauda.jjc du monde; qu'il
n'était et ne pouvait être qu'une sorte de symbolisme encore inex-
plical)le pour nous, et qui peut-être le sera toujours.
Le fond de ces idées ne s'est jamais complètement effacé de l'es-
prit oriental. Los Chinois , dont la civilisation a subi un dévelop-
pement de plusieurs siècles, sans jamais s'altérer par l'admission
d'élémens étran{jers, les Chinois, aujourd'hui même, placent en-
core le céleste empire au centre du monde. Les Persans ne se font
pas des idées beaucoup plus justes de la forme de la terre. Tous
ces peuples de l'Orient, au bord de leurs mers incessamment sil-
lonnées par les vaisseaux de l'Europe, n'en ont pas moins une
sorte d'horreur instinctive de l'eau; le génie ne les appelle pas sur
mer. La Providence réservait cette carrière à la bouillante activité
des Européens que n'auraient pu contenir les limites resserrées de
leur teri'itoire , et qui , par ces mille chemins toujours ouverts , s'est
épanchée sur le monde entier.
Le germe demeuré stérile au bord des mers de l'Orient, devait
donc croître et se développer rapidement sur les rivages de la Mé-
diterranée. De ce mot, de cette parole demeurée incomprise du
monde oriental , devait sortir tout un poème merveilleux où bril-
leraient les plus nobles facultés de l'intelligence humaine.
Le plus ancien historien nous a conservé le nom de celui qui le
premier, bégayant cette parole, se risqua sur mer : « Des ouragans,
dit Sanchoniaton, ayant tout à coup fondu sur des arbres de la fo-
rêt de Tyr, ils prirent feu. Oi-, dans ce trouble, Ousoùs, s'otanl
UN VAISSEAU A LA VOIM.. li
saisi d'un tronc d'arbre, le dépouilla de ses branches, el osa le
j>rcniier se hasarder sur nier. » La crainte du Teu aurait ainsi aidé
à la hardiesse du premier navi{;:Ueur. La navigation des Phé-
niciens, c'est-à-dire leur civilisation tout entière, mœurs, arts,
richesse, industrie, institutions, tout cela serait, ainsi , sorti du
moment d'effroi éprouvé [)ar Ousoiis au retentissement de la fou-
dre. Vico, le grand philosophe napolitain, assigne la même cause
à l'origine de la société chez les hommes, (]ui, depuis le déluge,
auraient vécu dispersés. Dans tous les ordres d'idées et de spécu-
lations, celui (]ui veut remonter juscju'à ce commencement ob-
scur des choses, où nul œil d'homme ne saurait pénétrer, ne se
trouve-t-il pas toujours obligé d'avoir recours à quelque fait mys-
térieux et inattendu, tout semblable à ce coup de tonnerre de Vico
et de Sanchoniaton? Ou, pour mieux dire, ne faut-il pas toujours
Hnir par en appeler à la main cachée qui lança ce tonnerre!
De nombreux imitateurs se précipitèrent bientôt sur les traces
d'Ousoïis, pei'fectionnant son œuvre de jour en jour, Au lieu d'un
seul tronc d'arbre, ils en mirent plusieurs ensemble, ils les sur-
montèrent plus tard d'un plancher, et le radeau fut créé; radeau
<iue le navigateur put alh'ger ou appesantir à son gré, selon qu'il
espaçait ou rapprochait davantage les poutres grossièrement érpiar-
ries qui étaient comme le fondement de l'édifice. Nous assistons
dans Homère à la construction d'im de ces radeaux. « Calypso fait
« présent à Ulysse de divers instrumens pour coiistruire le vais-
« seau (pii devait le conduire à ltha(|ue. Elle lui donne une grande
« hache à deux iranchans : un morceau d'olivier travaillé avec
« beaucoup d'art servait à la manier avec facilité. Elle fit aussi don
« à ce héros d'une scie très parfaite, el le conduisit à la foret située
« à l'extrémité de son île où croissaient les plus grands arbres. On
* y voyait des aulnes, des peupliers, des sapins, dont la tèlescm-
« blait se perdre dans le ciel; ils étaient d'une {jrande beauté et
« très propres à la construction des navires légeis. La déesse, les
i ayant fait voir à Ulysse, le quitta et retourna dans son palais.
« Ulysse alors, commençant à travailler avec ardeur, coupa promp-
« tement les arbres. Il en abattit vingt en tout, dressa leurs faces à
« la règle et à l'équerie, et les rendit parfaitemenl lisses.... 11 les
« pcicc tous avec une tarière, les unit pai- des chevilles el pai- des
< liens; puis, par la largeur (ju'il donne à son radeau, en lend le
I'- REVUE DES DEUX MONDES.
« coiiloiir sciiiliLiltIc à irlui (lu'iin savaiK coiistiuclcui' doimc ;iii
« IkihI (liiii v;ii,sscaii »lr t liaijjc... Il pose ciisiiile les planclu's, cl
« les ailachc aii\ Iomjjiu's poutres placées trcsj)acc en espac(.'. >
riyssc se hasarilo sur celle Irèle embaicaiiou pour revoir sa chère
lllia(|iie; mais le courroux de Neptune la brise et la (lisi»eise. C'csl
un u)aj;tiili(|iie navire plicacien, conduit pai- cincjuante rameurs,
<jui i-amcne l'iysse aux foyers paternels; le jfénie de l'iuimanile n'en
(tait pas demeuré lon^'j-lemps à rinlorme radeau sur Iccjuel s'était
d'abord liasardé le HIs de Laërte dans son impatience d'échapper à
Calypso,
L'invention de l'aviron aplati par le bout , (jui donna une facilité
nouvelle à guider ces premières embarcaiions, celle de l'hameçon
et de la ligne, qui donna un but d'utilité à ces courses maritimes,
aitirèrenl de jour en jour, sur mer, un plus grand nombre de navi-
gateurs encore novices. Tyr s'essayait de la sorte à prendre pos-
session de l'élément où elle devait dominer, de cette mer qu'elle
devait couvrir un jour de ses flottes. Ce sont les premiers efforts
du jeune aigle aux environs de son aire.
Les troncs d'arbres équarris du radeau que nous venons de dé-
crire étant sujets à se disjoindre, pour remédier à cela, on les lie plus
fortement enti^e eux au moyen d'un second plancher, plancher in-
férieur et plongeant dans l'eau; on unit ensuite les deux planchers
par des planches et des bordages, dans le but de rendre la marclie
du radeau plus facile, en empêchant l'eau de pénétrer entre les
j)oulres qui le forment. On a dès lors une masse flottante, oii les
vides et les pleins se combinent en propoitions diverses; on l'arron-
dit, on l'effile par les extrémités, pour lui donner la facihté de
fendre les flots avec plus de rapidité. Plus tard, on supprime le
plancher supérieur, dont l'élévation ne défendait qu'imparfaite-
ment le pilote contre la vague, et le navigateur fut porté par le
plancher du fond. Relevez alors quelque peu par la pensée les côtés
de cette informe embarcation; recourbez, à leurs extrémités, celles
des poutres qui se trouvent perpendiculaires à l'axe du bateau, et
vous aurez construit, dans ses parties essentielles, le navire de
l'antiquité; vous aurez sous les yeux ce vaisseau qui lui sembla Irop
merveilleux pour être sorti des mains et du génie de Ihommc, et
doiu elle aiiribua linvention aux Dioscurcs.
UN VAISSEAU A LA VOILK. 15
Les radeaux et les navires ne servirent pas tout d'abord à des
usn{;cs bien distincts, ne se dilïérencièrent pas des uns les autres
par des propriétés essentiellement diflV'rentes. L'historien dc'jà cite
nous apprend (ju'avant (jue cela fût, bien des années durent s'é-
couler. « Dans la treizième génération, dit-il, les descendans des
î Dioscures, ayant construit des navires et des radeaux, navi^^uè-
« rent. » Sans mâture et sans voilure, le navire ne pouvait encore
l)eaucoup différer, en effet, du radeau, dont il venait à peine de
sortir. Avant de s'élancer dans les airs, brillant et radieux, le pa-
pillon rampe ainsi pendant (juelques instans sous les débris de la
orossièie chrysalide qui naguère l'enveloppait tout entier.
Le pi-emier navire de grande dimension qui apparaît dans les
mers de la Grèce est monté par Sésostris; le conquérant se rendait
en Thrace. Des multitudes d'autres vaisseaux , construits sur ce
modèle, ne tardent pas à sortir des mduslrieuses mains des
Hellènes; mais dans leurs mains il devient en même temps plus
rapide, plus léger, plus propre à fendre rapidement les flots, pour
fondre à l'improviste sur les riches vaisseaux marchands de l'E-
gypte et de la Phénicie. Dès son enfance, !a Grèce trahissait ces
i nstincts de guerre et d'aventures maritimes qu'après tant de
siècles nous retrouvons en elle aussi vifs, aussi indomptables
qu'aux premiers jours du monde. Les compagnons d'Ulysse, d'A-
chille et de 31<;'nélas ne diffèrent guère , sous ce rapport, de ceux
de Mianlis et de Canaris; tant cette sorte de guerre, si remplie
d'aventures et de périls, a plu de tout temps aux hommes de cette
contrée! Dans le palais de JLJnélas, l'or, l'argent, l'ivoire, la
pourpre, brillent avec une profusion dont s'étonne 'lelémaque sorti
depuis peu de sa pauvre Ithaque: « O lils de Nestor! dit-il à
« l'oreille de son compagnon, ô toi le plus cher de mes amis! quel
« éclat! quelle magnificence! Ainsi brille sans doute dans l'Olympe
c le palais où Jupiter assemble les dieux. » Mais la naïve excla-
mation du jeune homme a été entendue de Ménélas; il se liàte
de lui apprendre que c'est au prix de mille fatigues, de mille
piirils, de mille courses sur mer, qu'ont été conquis tous ces trésors.
A cette époque, douze cents vaisseaux de construction grecque
vont aborder aux pieds de la cité d'Hector et de Priam. Les plus
petits de ces vaisseaux, ceux de Philocfète, portent cinqurmio
14- i;i VI I. nr.s i»i:i \ )i(».\iii:s.
ImmiiK's, cl les plus jjraiids, ceux ilos Ht'oiicns, (('ul viiijft; le
le icNic lituibc oiilic ces liuiitesexircmcs. (;iu(|iian(o l'.iincuis foni
mouvoir les iinviros «.le cette seconde espè<H', et le noiiiiire <les ra-
meurs exprimera pendant loiijj-lemps les plus {fraudes dimensions
(pi'il soil possible de donner à aucune sorte de navire. Alcinoiis
ordoime-t-il qu'on prépare pour Ulysse le meilleur et le plus jfraiid
de ceux (|ui se trouvent dans ses ports, ce sera cin(|uante rameui-s
(jue nous verrons s'asseoir sur les bancs de ce navire. Le poète n'en
aura pas moins recours à toute la ma{;ni(icencc de ses comparaisons ,
pour nous |)eindre la vitesse et la rapidité de sa marche. « 'Jels,
dans la vaste arène, quatre coursiers généreux excités par l'ai-
guillon partent à la fois, et, dressant leurs tèlesaltières, emportent
rapidement un char au terme de sa course; tel le vaisseau d'Ulysse
court sur la plaine liquide, la proue élevée, tandis que derrière la
poupe roulent et bouillonnent les flots écumeux avec un mugisse-
ment sonore. L'aigh; lui-même est moins rapide dans les i)laines
de l'air. » Plus merveilleux encore devait être sans doute le vaisseau
des Argonautes, monté qu'il fut par tant de héros, célèbre par
tant de glorieuses aventures, chanté d'âge en âge par tant de
poètes aux harmonieuses paroles; mais à la construction de ce
navire, le mythe et le symbole ont tellement mis du leur, qu'on
ne saurait plus faire la part à la vérité historique. On ne sait trop
comment, sous quelles formes se le représenter: on est plus dis-
posé à le chercher dans les plaines azurées du ciel qu'au milieu des
vagues qui bruissent contre nos rivages. Dans la guerre de Troie ,
au contraire, l'histoire, la réalité, bien qu'encore revêtue de la
brillante robe du mythe, se laissent pourtant déjà voir assez dis-
tinctement.
Dans les siècles suivans, les rivages delà Méditerranée tout en-
tière deviennent tributaires des hardis navigateurs de la Phénicie.
Les premiers, franchissant les colonnes d'Hercule et pénétrant
dans le grand Océan , ils s'en vont semer cà et là leurs colonies sur
les rivages éloignés. Dans une de ces excursions, leurs vaisseaux
se trouvent tellement surchargés de métaux et d'étoffes précieuses,
qu'ils imaginent, dit-on, d'attacher à leurs ancres des lingots d'or
et d'argent qu'ils ne savent plus oîi mettre ailleurs. Les premiers
ils font le tour de l'Afrique, partant de la mer Rouge et revenant
UN VAISSEAU A LA VOILK. la
par les colonnes d'Ifercule, après avoir vu le soleil se lever à leur
droite. Après Tyr, Athènes, dont la dénioiraiie lurhulcnte devait
se plaire sur ces flots agités, son emblème èteinel et toujours vrai ;
Corinthe, située entre deux mers dont elle était le lien, ouvrant
tout à la fois un porta l'Asie et un autre à l'Europe; Hhodcs, à
qui, du temps d'Homère, le commerce prodiguait dt^à tellement
ses richesses, que le poète les croit amoncelées par les mains de
Jupiter lui-même; la molle lonie, tout inspirée du génie d'Athènes ;
Samos et Syracuse, sous des hommes de génie qu'elles appellent
leurs tyrans; Marseille, qui a été implanter au sein de la Gaule
encore barbare toutes les élégances de la civilisation grecque;
toutes ces villes, toutes ces colonies , se montrent tour à tour ou
bien à la fois sur les eaux de la Méditerranée. Mais entre toutes, et
toutes les effaçant, domine superbement Carthage, qui a reçu de
Tyr, dont elle est née, le sceptre de la mer, sceptre qu'elhî efit
étendu sur le monde entier, s'il ne lui était arrivé de le heurter
contre l'épée romaine.
A l'époque de la deuxième guerre des Perses , on voit apparaître
sur les mers de la Grèce une espèce de vaisseau nouvelle, ou du
moins peu connue : les trirèmes. Long-temps avant cette époque,
un charpentier de Corinthe, du nom d'Aminoclès, avait imaginé
de substituer trois rangs de rameurs à l'unique rang qui jusqu'alors
mettait la galère en mouvement. Le moyen employé était fort
simple : il consistait à étager les nouveaux rangs les uns au-dessus
des autres. Sur chaque navire la force d'impulsion se trouvait ainsi
tout à coup triplée. Deux siècles s'étaient écoulés avant que l'im-
portance et l'utilité de cette invention, qui apparemment avait
devancé de trop loin les besoins de son épocjne, fussent appréci(,'es.
Mais Thémistocle , qui, après la victoire de Marathon, n'en lisait
pas moins dans l'avenir de terribles dangers pour la patrie; Thé-
mistocle, qui, dans les longues nuits que les trophées de 3Iiltiade
changeaient pour lui en cruelles insomnies , méditait sur les moyens
de soustraire ki Grèce au joug toujours menaçant des barbares;
Thémistocle entassez d'adresse, se servit assez, habilement de son
crédit sur l'esprit de la multitude, pour lui persuader défaire
construire, d'un seul coup, cent trirèmes du modèle inventé par
Aminoclès, trirèmes que nous voyons combattre à Salamine.
!(» lU.M l ht s m l \ >IOM»I"'.S.
L;i tldllr (les Perses, («tinposce île doii/c rciils j;i()s vaisseaux,
surpassait de ( iiu| ou si\ luis eelle des ( Irecs. l.e peu île largeur de
la passe préservait e<s deniiors du danjier d'être cnveloppi's ; mais,
au moment où les deux flottes vont saborder, un veni de mer sou-
lève les vajjues avec impetuosiii* à l'entrée du détroit. Les galères
frpoeques, lon{);ues et faciles à manœuvrer, se jouent de la tem-
pête, {^lissent avec aj^ilitc sur les flots amoncelés, et voltifïcnt à
IcMitour des louitls vaisseaux des Perses qui demeurent immobiles,
ou bien, roulant, tanj^uani au {i^ré des vents et de la mer, ne;
peuvent se dérober par la moindre mameuvrc à la grêle de traits
dont l'ennemi les accable, à l'i'peron d'acier qui sans cesse menace
leurs flancs, lisse heurtent, s'embarrassent, se brisent les uns
contre les autres, laissant aux Grecs cette victoire que Simonide
appelle la plus ('datante qui ait jamais été remportée. Xercès n'aura
gravi une montagne élevée qu'alin d'apercevoir mieux , et de plus
haut, toute l'étendue de son désastre; les quatre secrétaires dont
il s'est entouré n'auront servi qu'à enregistrer plus exactement
toute la honte de sa défaite. Mais dans la balance où ont été pesées
les destinées de l'Orient et celles de l'Europe, qui l'a emporté sur
la puissance du grand roi entraînant à sa suite l'Asie tout entière?
Le génie de Thémistoclc, et plus encore peut-être le génie d'un
obscur charpentier de Coiinthe !
J'outelois, (juil s'en faut que les g^alères d'Aminoclès aient at-
teint les dernières limites du perfectionnement des constructions
navales! Elles ne sont bientôt elles-mêmes qu'un point de départ
pour de nouveaux perfectionnemens; elles ne sont qu'un germe
dont la fécondité se développe presque immédiatement.
Chacune des rames donnant le mouvement à la galère corin-
thienne , n'était maniée que par deux bras , que par un seul rameur.
Thucydide, en rendant compte d'une opération de la guerre du
Péloponèse, en fournit une irrécusable preuve : « On résolut, dit-
il, que chaque matelot, prenant sa rame, irait par terre de Corin-
the jusqu'à la mer (jui regarde Athènes. » Or, en raison de leur
longueur et de leur poids , les rames de l'étage supérieur devaient
être difficilement maniables, dans les gros temps surtout, par la
force qui leur était appliquée; d'autres rames, plus longues et
UN VAISSEAU A LA VOILE. i7
plus lourdes eussent entièrenienl cessé de l'être. Pour remédier à
cet inconvénient, on iniajjina de mettre plusieurs rameurs sur les
bancs de l'étage supérieur; puis on arriva bientôt à ce principe gé-
néral, qu'il fallait proportionner le nombre des bras à la longueur
Cl au poids des rames à manœuvrer, ce qui permettait de se servir
de rames beaucoup plus allongées qu'on ne l'avait fait jusqu'alors,
et aussi d'augmenter le nombre des étages de rames jusque-là
borné à trois. On vit bientôt des galères qui en eurent quatre, cinq,
six, sept, et jusqu'à huit et même dix; nouveaux navires dont la
capacité intérieure, la rapidité de marche , le tirant d'eau , les pro-
portions de toutes sortes , se trouvaient tout-à-fait supérieures à ce
qui avait existé jusque-là. C'était une révolution nautique tout en-
tière. On avait trouvé le moyen de multiplier presque à volonté,
pres(|ue à l'infini , la force motrice du vaisseau jusque-là resserrée
dans d'étroites limites. L'inventeur de cette nouvelle espèce de na-
vires fut , suivant toute apparence, Denis le tyran ; ce fut lui, du
moins, qui le premier fit sortir du port de Syracuse des galères
où se trouvaient combinées pour la première fois sa propre dé-
couverte et celle du républicain de Corinthe. Ainsi se bâtit inces-
samment sous nos yeux ce grand vaisseau de l'état dont nous
sommes à la fois les constructeurs et les passagers. Ouvriers ani-
més de passions, de volontés, de désirs, d'idées diverses, aris-
tocrates, peuples et rois y travaillent incessamment; njais diiigés
par une invisible main, tous ces efforts épars et confus n'en con-
courent pas moins à un but conumm , n'en tendent pas moins de
jour en joui' à la réalisation d'un seul et même plan.
Cartilage montre la première au monde le phénomène d'une
puissance uniquement maritime. Elle n'est, à vrai dire, qu'une
immense Hotte amarrée au rivage de rAfricjue. A quelques pas
d'elle est le désert; autour de ses murailles roulent çà et là, dans
toute leur indépendance native, des tribus qui ne parlent ni n'en-
tendent sa langue ; le désert la presse de ses sables stériles qu'elle
dédaigne de ft'conder. Et pourcjuoi se courb<!rait-elle péniblement
sur le sillon , cette reine orgueilleuse des mers? Pourquoi se dé-
vouerait-elle à recueillir les fruits et les moissons de la terre , à
force de sueurs , de douloureux travaux? Les rivages du inonde
entier ne sont-ils pas ses tributaires? Parmi eux , n'est-ce pas à qui
TOMK III. — SUPPLÉMENT. 2
IS m VI I lil s Kl ( \ M(tM)KS.
sciii Ir |iliis ciiiplTssc (le (lc|»(is» T ,1 M's pirds cr i|iril |irt)(Iiiil de
|iliis lai'i' , et' (|u"il possrilt' «le |»liis lirrcifiix? Les iiiiiins «le ses
<'iif;ins lit' seront jcis <l;ivant:i{f<' clKirjfét's irarmcs pesantes; elle
ne piodij; liera |)as leur saiijf pn-eienv an iiiilieti des ronihais; les
lias;irds de la mer, les pciils des leinpi'tes, sont l*>s seuls danjjers
((n'ils seront appeh's à braver. I.a mer ne lui roiirnit-elle pas assez
il'or |)oiir solder tout le san.j; de tons ces peuples qu'elle pi-f'-eipite
sur leseliamps de bataille sans nîlàc.he eisans pitié! Sa destinée,
a elle, c'est de n'jjner sur les flots, de porter le sceptre des mers ,
(]ui eût été c<'Iui du monde, si lioiiie ne lui eût l'ait l'ace sur le rivage
opposé.
Au moment où pour la première lois ces deux villes, jns(|u'alors
presque inconnues l'une à l'aiilre, se trouvèrent en présence,
toutes prt'tes à se prendre corps à corps, Home n'avait pas un seul
navire en mer, la mer elle-même <'tait pour elle chose nouvelle.
Klle n'hésite pas cependant à se confier à cet autre clément; il lui
apparaît comme un champ de bataille. A peine a-t-elle trouvé sur
le riva(je une j^alère carlha.jfinoisc poussée j)ar la tempête, f|u'elle
transforme ses h'jjionnaircs en charpentiers, en construeteurs, en
charrons. Les vieilles forêts sont abattues : leurs arbres roulent
sur le rivage où, bient«*)t dégrossis, équarris, sciés, courbés de
mille façons, travailh-s en tous sens, ils se transforment en nom-
breuses galères. Dans l'intervalle de leurs travaux les guerriers se
sont faits marins, comme ils venaient de se faire charpentiers et
constructeurs; au commandement d'un chef, placés sur le rivage
dans le même ordre que le sont les rameurs dans une galère, ils
s'étaient exercés à la manœuvre , au maniement de l'aviron. A
peine en mer, on rencontre la flotte des Carthaginois, commandée
par Annibal. La légèreté des vaisseaux de ces derniers, l'habileté
de leurs marins, semblent d'abord leur donner la victoire; mais
elle reste en définitive aux Romains , qui prennent ou coulent
cinquante galères ennemies, parmi lesquelles se trouve celle d' An-
nibal, et mettent le reste en fuite. Trois mois après, c'est-à-dire
quatre mois environ après la publication du dcicret des consuls or-
donnant la coiisiruction des galères, cent (piarante mille Romains
remportent une nouvelle victoire navale sur <ent cin(jnante mille
Cailhaginois. On j)eut douter que la voloiit(' de l'homme se soit
L.N VAISSEAU A LA VOILE. 19
jamais el nulle pari manifoslêe avec plus de puissance et d'énergie
([U(! dans cet épisode de l'iiistoire romaine.
Disons encore qu'à ses premiers pas sur mer le yénie de Rome
avait débuté par se montrer inventeur. A la mise en mer des ga-
lères, les consuls remarquèrent que, lourdes, pesantes, difficiles à
manier, elles ne pourraient tenir contre la rapidité des manœuvres
des vaisseaux ennemis. Pour remédier à cela, ils imaginèrent une
sorle de machine consistant en une poutre placée à la proue, se mou-
vant sur des charnières mobiles, et qui, se terminant par un cro-
chet, saisissait tout à coup l'ennemi comme avec une main de fer,
et le retenait immobile auprès du navire romain. Le combat dégé-
nérait dès-lors en une mêlée sur un terrain solide où le légionnaire
se retrouvait dans son élément. Les peuples , comme les hommes,
mettent leur génie à toutes choses, aux plus petites comme aux
plus grandes.
Alexandre aussi se tourna vers la marine. A l'époque où la mort
le surpi'it, il uréditait , comme on sait, de porter la guerre à Car-
tilage, de longer le rivage nord de l'Afrique pour passer de là en
Espagne, soumettre les Gaules et l'Italie, et revenir en Grèce. La
Phénicie devait lui fournir pour cette expédition mille vaisseaux,
construits sur un modèle de sa propre invention : c'était une galère
à trois étages de rames, dont celles de l'étage inférieur ('taient
manœuvrées par deux rameurs, celles de l'étage du milieu par
quatre, celles de l'étage supérieur par six. On les appelait dodé-
cadères. Le projet d'Alexandre aboutissait à faire vraiment de la
Méditerranée un lac européen, comme de nos jours le voulut Na-
poléon. Napoléon avait-il entrepris de réaliser la pensée d'A-
lexandre demeurée inaccomplie? Alexandre avait-il eu, à travers
les siècles, le pressentiment et comme la révélation anticipée de la
pensée de Napoléon? On ne sait que croire, que penser, quand il
s'agit de tels hommes. Les empèchemens ordinaires du temps et
l'espace peuvent-ils <'tre appliqués à cciw qui remplissent le monde
et l'éternité?
Les galères d'Alexandre étaient montées par trois cent cin-
(juanie à quatre cent cin(|uanle rameurs. Mais il en parut plus tard
de bien autrement considérables : des navii'es de construction égyp-
tienne en employèrent jusqu'à neuf cents; toutefois , trop longues,
Q
"_>() HKVDK l>t ^ hl l \ \M»M»r.S.
(lop lourdes , li'i)|) (lililcilo :i iii:iiii*'i-, olijcl de luxe, (ruslcnialiuii,
(le ciiiiiisiii' . CCS jjalcrcs ne v:iliir<'nl |)as pour la {pici'i'c la dodc-
cndcrc dAlcxaiidrc. (Icllc-ci, no subissant jjIus (|u(; des clianjfc-
nicDs |)cu iinporians, ne recevant (|ue des perfeclionneniens de
détail, niai(|ue, a peu de chose pi'ès, la dcrnicre limite <le l'art
des consiiMiciions navales dans ranli(|uile.
Iniajfine/. un navire Iteancoup jtins lias ponté (|ue nos rrejjales,
mais de lonjjuenr à peu près ejjaie, terminé en poupe et en j)rone
l»ai- deux dunettes élevées qui dominent le pont; les rameurs,
assis sur des bancs ranjjés les uns au-dessus des autres, de
l'arrière à l'avant du navire, comme des {jradins dans un amphi-
théâtre, sont au-tlessous du pont; deux ou trois niàts, {jrèles et
petits, s'élèvent au-dessus de ce pont, dejjarnis de cordages et de
gréemens, car la voilure était une chose accessoire et presque inu-
tile; à Actium, les pilotes d'Antoine remarcjuent, comme un pr<'-
sage de sinistre augure , l'injonclion qu'il leur fait d'emporter les
voiles : tel est le navire des anciens. Grâce à l'impulsion vigou-
reuse donnée par leurs nombreux rameurs, ces anti(iu(!S galères
n'en manœuvraient pas moins avec une facilité, une lapidiie
('Xtrènie, pour changer de direction ou pour virer de bord. 'J'antôt
escaladant la vague écuineuse , tantôt se précipitant de son sommet
au milieu d'un éclatant sillage, elles apparaissaient avec leurs
éperons d'acier étincelant au soleil, semblables au serpent qui se
tord, se roule sur lui-même, on bien dresse fièrement sa tète altière,
prêt à s'élancer.
L'imagination ne les trouve point au-dessous de leur rôle, lors-
(|ue nous nous les représentons combattant a Salamine |)Our la
liberté de la Grèce, ou bien à Actium pour l'empire du monde.
A Actium , les soldats romains s'indignent cependant que le dé-
nouement du grand drame commencé à Pharsale se fasse sur mer.
Au moment où Antoine, sur le point de s'embarquer, |)arcourt
une dernière fois les rangs de son armée de terre , un vieux cen-
turion , tout couvert de blessures, l'apostrophe de son rang : * O
« Antoine ! pourquoi, vous défiant de nos blessures et de nos épées,
« allez-vous mettre votre confiance sur un bois pourri? Que les
* Egyptiens et les Phéniciens combattent sur mer, mais à nous
» donnez-nous la terre, à nous qui savons combattre de pied fernie.
L.'N VAISSEAL A LA VOILE. "21
a vaincre cl niouiir. >- l.e {jénie de Home antique |)ailail une ii(M-
nière fois par la bouche du vétéran.
Ses sinistres pressentimens n'étaient que trop fondés. Les vais-
seaux d'Antoine, construits sur de {gigantesques proportions, bril-
laient de toute la nia{;nilicence de l'Orient; mais, dé{jarnis de ra-
meurs et de marins expiîrimentés, ils ne pouvaient lutter avec suc-
cès contre ceux d'Auguste. Ceux-ci, de moindres dimensions, en
étaient plus rapides et plus faciles à manœuvrer, avantages ijue ne
pouvait contrebalancer le courage des vétérans d'Antoine. Aussi
chacun des vaisseaux de ce dernier, pendant qu'il demeure presque
immobile, est entouré de ceux d'Auguste, qui, autour de lui,
décrivent mille cercles et voltigent rapidement en tous sens, l'inon-
dant, l'accablant d'une grêle de traits, de flèches, de piques, de
|)ieux cnttamnies, de pots de feu ; on dirait un corps d'archers as-
siégeant une citadelle. Les soldats de l'amant de Cléopàtre soutien-
nent bravement le choc ; loin «jue le cœur leur défaille, ils tiennent
la victoire indécise en dépit du désavantage de leur position. Mais
soixante vaisseaux égyptiens, sous les ordres de la leine, prenant
tout à coup la fuite, s'éloignèrent à toutes voiles du lieu du con)bat.
« Et Antoine, faisant manifestement voir, nous dit Plutanjue, (|u'il
« n'avait ni la prudence d'un général, ni le courage d'un homme,
« Antoine n'eut pas plus tôt vu la galère de l'Égyptieime s'éloigner,
4 qu'oubliant tout et s'oubliant lui-même, que trahissant et aban-
« donnant ceux qui combattaient et se faisaient tuer pour lui , il
< monta sui' une galère à cin(| rangs de rames, et suivit celle qui
« l'avait déjà ruiné et qui allait achever de le perdre. » Bi-ave et
joveux compagnon pourtant, en faveur duquel s'élève, au fond
du cœur, une pilié qui n'est pas dénuée de toute sympathie, (juand
nous le voyons, au milieu de ses amoureuses orgies, descendre au
tombeau dans les bras de Gléopàtie , laissant le monde aux mains
du froid , de l'impassibh; Octave.
De ce moment la marine prit un essor de plus en plus étendu.
Les eaux de la Méditerranée furent incessamment sillonnées par
d'innombrables galères. Des liens de commerce et des relations
d'amitié ne tardèrent pas à s'établir entre les peuples les plus étran-
gers les uns aux autres , entre les rivages les plus éloigm's. La faci-
lité des communications s'accrut de jour en jour. Diodore, se
^J r.r.vi I. m s i>i i \ v(tM>i'.s.
|)l;iis;mt ;i iiddT lis (lillciciis cliiii.ils (|ii un iKivirc |>(iil liMNcrst-r
vu iiii priit nombre de jours, en suivnnl une roule niors lT('()ueut('e,
.sixpi iuu- ainsi : * Des Palus Mc'olides , où liahitenl les Scyllies,
« pnrnii les {[laces, il vient souvent à lUiodes, en dix jours, des
« navires (le cliaijie, |)oussés par un l)on vent ; (jualre jours leur
€ suffisent pour se rendre de là à Alexandrie, d'où ils peuvent arri-
< vei- en l^tlnopie au bout de dix autres jours. En moins de vin{>t-
c cinq jours ils ont donc passé des régions les plus froides aux i)lus
* brùlans climats. » Et aussi que de peuples, que de nations, que
de races, que de civilisations diverses, avaient traversé le vaisseau
arrivé au terme d'un tel voyage !
Par ces faciles comnmnicaiions, beaucoup des fausses idées qu'on
s'était faites sur la situation respective de certaines contrées, sur les
mieurs et les usages de leurs habiians, furent suc^cessivement rec-
tifiées. Le nord, et peut-être une partie de l'intérieur de l'Afrique,
furent aussi bien connus, mieux m(''me qu'ils ne le sont aujourd'hui.
Il en fut de même de la plus grande |>oi'tion de l'Europe et de l'A-
sie. Mais au-delà, cependant, d'une certaine limite, partout se re-
trouvait la confusion des idées , partout reparaissait l'empire des
fables. Au midi , à l'est de l'Africjue, les géographes plaçaient toute
une multitude de peuples aux moeurs, aux usages les plus bizarres,
les uns ne vivant que de poisson, d'autres (jue de tortues, d'autres
que d'elephans, d'autres que de sauterelles, ceux-ci étranglant an-
nuellement leurs vieillards, à heure et à jour fixes, ceux-là péris-
sant inévitablement à un âge donné, par la génération d'une foule
d'insectes ailés qui naissaient tout à coup de leur propre sang.
Au nord de l'Asie, c'étaient les Scythes, dont l'histoire était toute
pleine de prodiges et de merveilles; plus au nord encore, les Ama-
zones, femmes guerrières, efféminant les liommes, et dont l'histoire
tout entière n'était peut-être elle-même qu'un mythe; au-delà, dans
la même direction , l'île des Ilyperborécns, tous prêtres du soleil ,
visités tous les dix-neuf ans par Apollon en personne; puis, au
midi , une île découverte par un nommé Yambule, et dont les ha-
bitans, presque immortels, se trouvaient doués, d'après les récits
de ce voyageur, des plus étranges facultés : leur langue, fendue en
deux, de la racine à la pointe, leur donnant , par exemple, la pos-
sibilité de parler deux langages divers à la fois , de soutenir en
LN VAISSEAL \ 1,\ VOILE. "20
nièiiK* U'mj)s deux coiiversaliou^s disliiicics. Ou inisail de même de
HOU iiioius l>i/.;nros recils ou do l'Ethiopie, ou des Amazones dv
i'Afri(lue, ou de cette Allantide iuuuortalisée par leyénie de Platon,
îout eii{;loutie <ju'elle l'ùl, suivant ia tradition, en un seul jour et une
seule nuit, avec ses nombreuses villes et ses llorissans royaumes.
A mesure qu'on s'eloijjnait (h; la Méditerranée, dont les rivaj;es
(apposes se trouvaient au dedans d<;s limites de l'empire romain , les
lictions des premiers âges repr(;naient ainsi leur empire. La science
n'avait pas été au-delà des limites oîi s'était arrêtée l'aigle des lé-
gions ; elle s'était contentée de décrire et de mesurer le champ des
conquêtes fouché par l'épée romaine. ;
De là une gi-andc incertitude, une grande ignorance chez les
géographes et les philosophes des derniers siècles de l'empire , sur
la forme générale de la terre. La terre , surface plane et unie, sui-
vant Homère, était une île dont la Grèce faisait le centre, et qu'en-
tourait de toutes parts le fleuve Océan. Ces idées durent se rcclilier
en partie ])ar les voyages, les guerres, les conquêtes, mais elles
ne furent jamais complètement abandonnées de l'antiquité. A la fin
de la république romaine, on prc'tait à la terre une forme demi-
sphéri<|ue,- puis on concevait le firmament comme une autre demi-
sphère, creuse, tournant sur elle-même par un mouvement de
rotation continue, et emjwrtant, dans ce mouvement, étoiles, pla-
nètes et soleil. On supposait que tous ces astres , s'éteignant (mi tra-
versant l'Océan dont étaient couvertes les paities inférieures de la
terre , se rallumaient le lendemain au côté opposé : Strabon , cité
en cet endroit par Bailly, nonnne des peuples qui entendaient, du
moins prétendaient entendre fort distinctement le pétillement ou
le bouillonnement que faisait l'eau au moment où la masse enfiam-
mée se trouvait en contact avec elle. Beaucoup de philosophes, dans
les derniers siècles de Uomc, n'admettaient qu'avec difficulté la
l'olondité de la terre. Long-temps on l'avait supposée plus longue
(|ue large, assez peu épaisse , et flottant dans l'espace, à la façon
d'une planche qui se balancerait sur les eaux d'un lac, ou d'un
ruban se jouant dans les airs et flottant au hasard. La pussibilité
(lii'elle fût iKibil(i(; dans toutes ses parties n'était nullement admise,
même des philosophes, (jcéron dit positivement que deux zones
seulement de la terre sont Jiabilables; et Pline, énonçant la même
-2'i KKVLI-: i»i:s i>KU\ »U)M»i:s.
opiiiKiii, iilliiiiir, bien des aniurs après , (inOii ne sauraii pciu'-
tivr dans la zone lorn'dc à c^iusc de l'incendio (|iii rcffiio pci pé-
tiicllcincnt dans le ciel de ces contrées. Qunul à l'idt-e des antipo-
des, c'est-à-dire, an pointdevue vnl{jaiic, de {fcns vivant, connnc;
on le disant l)ien des siècles après, la tète en bas el les pieds en
haut, elle ne pouvait alors se présentera l'inia^fination de personne.
Et, encore une fois, la science s'était renfermée dans les mêmes
limites (|ue la conquête.
Dans cette i)ensée devait se trouver pour le Homain une source
inépuisable de vives et poi{;nantes émotions! Voyez-le à la j)r()ue
d'un rapide vaisseau emporte sur les eaux bleuâtres de la 3I('(liter-
ranée : aucun cap, aucun riva{}c, aucun rocher ne pouvait se
montrer du sein des tlots où les ai{jlesde Ilomc n'eussent abordé
victorieuses ; au-delà de cet horizon qui se déroulait à ses yeux ,
partout, en tout sens, à l'est, à l'ouest, au nord, au midi, c'était
toujours Rome. Que lui importait de ne pas connaître le {jisement
ni l'apparence d'une terre, d'un rivage où le jetait peut-être le ca-
price des vents et des flots? Cette terre ne lui en appartenait pas
moins par le droit de la conquête ; ses ancêtres ne l'avaient pas moins
foulée en vainqueurs ; leur gloire consacrée élevait sur son passage
comme des arcs de triomphe sous lesquels il pouvait hardiment
s'avancer. Notre imagination ose à peine se représenter ces souve-
rains du monde, accablés que nous sommes de leur grandeur et de
leur majesté.
Et pourtant de plus magnifiques conquêtes n'en étaient pas moins
réservées à la civilisation moderne. La croix du Christ, symbole
de cette civilisation née à ses pieds , devait aller plus loin encore
que l'aigle de Romulus. Si la civilisation antique avait fleuri tout
autour de la Méditerranée, il appartenait à notre Europe de régner
sur cet Océan immense et terrible qui couvre la plus grande partie
du monde, et auprès duquel la mer intérieure ne semble qu'un
magnifique lac de plaisance.
Au moyen-âge , après que l'invasion des barbares eut mêlé ,
broyé, pétri ensemble races, peuples et nations, il se fit au sein
de cette masse un grand travail intellectuel. Ce travail , consistant
dans l'assimilation à un principe uniforme et dans le classement
respectif des élémens divers mis en contact les uns avec les autres ,
UN VAISSEAU A LA VOILE. ^2t)
absorbait les forces matérielles et morales de; l'Kiirope; il ne lui en
restait |)liis à consacrer à de lointaines et hasardeuses entreprises.
Gènes, Venise, couvrirent la Méditerranée de leurs flottes, atti-
rèrent à elles les richesses d'une partie du monde, rouvrirent avec
les Indes les comnium'caiions des llomains ; mais elles se contentè-
rent de suivre les chemins tracés |)ar ceux-ci. Ce n'est guère (ju'à
la suite des croisades , ces grandes et |)octiques guerres où vingt
peuples vinrent se combattre autour du tombeau de Christ, (|uc
les relations nouées par les chiétiens avec l'intérieur de l'Asie mi-
rent les imaginations sur la voie de découvertes nouvelles. Les ré-
cits d'un Vénitien, Marco Polo, qui s'était aventuré jusqu'en Chine,
lirent naître chez beaucoup d'esprits aventureux le désir de péné-
trer dans les pays du Levant. Ses récits merveilleux enflammaient
toutes les imaginations. Mille bruits circulaient en outre sur ce fa-
buleux empire du prêtre Jean; c'('tait à qui raconterait le plus de
choses étranges de ce mystérieux royaume dont aucun voyageur
ne pouvait déterminer la position géographique, et qui flottait,
pour ainsi dire, au gré du caprice de chacun, de l'extrémité de
l'Afrique aux murs de la Chine. 3Iais ce vague même, ce manque
de notions positives, était un attrait tout-puissant pour entraîner
les esprits de ce côté. Aussi dès la lin du xiii*" siècle, un grand
mouvement commercial et industriel se dirigeait déjà vers l'Orient.
A cette époque , à une date demeurée incertaine , et dans une
petite ville d'Italie, un phénomène singulier était observé. On re-
marqua qu'une aiguille aimantée, placée sur un pivot de manière
à demeurer mobile, se tournait vers le nord ; l'écartait-on de cette
direction, elle y revenait aussitôt qu'elle se trouvait de nouveau
abandonnée à elle-même. 31ille fois répétée, l'expérience amena
mille fois le même résultat. La boussole était découverte. L'œil de
l'observateur avait surpris quelque chose de ces innombrables afll-
nitës, de ces sympathies secrètes qui unissent par des liens invisi-
bles toutes les parties de l'univers matériel; l'une des plus giandes
lois de la nature, l'un de ses mystères les plus cachés , les plus fé-
fonds , venait de nous être révélé. Un fil d'Ariadnc se trouvait toin
a coup placé dans la main de l'homme, au moyen duquel il pouvait
se hasarder, s;ins eiainte de s'égarei-, dans les détours les plus
compli(|ues du labyrinthe du monde. Une voix s'élevait qui , jusqu'à
^Jl» HKVliK l»l.> III l \ MiiNDI.S.
I;i Hii (les sio'li's , ne ccssmil <!(• s'(Tri('r : i\(>nl! noni ! ticvail ciisci-
jjiicr s;i roiilf.iii iiavijjiilciii-, :iii milieu de rubsc.iirile des iiiiils, ili's
\a{jues en fureur et des vents déchaînés.
1.1 |tiiissanee de ce inerveillcux instruinenl n'en devait pas moins
demeiMir loiiff-lemps mi'connne ; l'nsajjc n'en connnença a dfîvenir
(|nel(|iie |>cu {;cnéral, dans les voya^jes de lonjj cours, «|ue cin-
(|iiante à soixante ans apiès la date présunjéc de sa découverU;, à
repo(|iie des {grandes entn'prises maritimes ins|)iri!es par le j^énie
de linCant de l\)rtu.;;al , don Henri. Le désir d(' s'illustrer dans la
postérité, celui do répandre au loin la loi catlioli(|ue, préoccupait
resi)rit tlu jeune prince et l'enllamninit d'une noble ardeur. I^es
inaihematiques , l'astronomie, la navi/jation , ('taient devenues
l'objet de ses (-ludes pendant de longues annc'es. Du milieu de son
observatoire de Saj^^res, il conçut la pens('e liardie (rexécut(!r le pro-
jet inachevé d'ilannon , et de se frayer un chemin par mer aux Indes
orientales. De nombreux navijjateurs, inspirés de son esprit, se li-
vrant avec persévérance à l'exécution de ce vaste plan, s'avancent le
lonjj de la côte occidentale de l'Afrique, de cap en cap, de rivière en
rivière, de station en station : après le cap Bojador, le cap Chevalier;
après le cap Chevalier, le cap I»lanc ; après le cap Blanc, le cap Vert,
d'où furent envoyés à Lisbonne quelques nègres, les premiers (jui
parurent en Europe; ils y furent comblés de caresses et de pré-
sens : amèrc ironie de la destinée, qui datait de ce moment mémo
la ruine et l'esclavage de leur race infortunée. Henri vit encore dé-
couvrir deux ou trois ca[)s, les Açores s'étaient déjà montrées de-
puis long-temps ; mais il ne vit rien de plus de l'exécution de son
projet, car les grands hommes n'assistent (|ue bien rarement à la
réalisation coniplele deleurpens('e; une loi fatale le veut ainsi. Heu-
reusement que cette pensée n'en porte [)as moins tous ses fruits.
Après Henri, le mouvement qu'il avait imprimci à son peuple n'en
continua pas avec moins d'activité que si lui-nieme l'eut encore
dirigé. L'extrémité méridionale de l'Afriijue fut bientôt reconnue.
Le terrible cap des Tempêtes apparut arme; de tous ses ouragans,
défendu par le redoutable génie évoqu(î par Camoëns. Cama s'a-
vance pour tenter l'aventure, une grande attente se manifeste,
une sorte de religieux silence se fait dans le mond(; qui se livre
pourtant à l'espérance.
UN VAISSEAU A I,A VOILK. ti7
Le cap des Tempêtes échange son nom contre le nom de meil-
leur au{jure qu'il a conservé; des ambassadeurs de Jean l" j)arteni
de Lisbonne pour se rendre , par terre , à la cour de ce mystérieux
prêtre Jean dont on veut s'assurer l'amitié; et déjà, sous les voiles
épais qui depuis tant de siècles l'ont cachée aux yeux de l'Europe ,
se laisse entrevoir l'Inde mystérieuse, avec ses productions colos-
sales, ses antiques traditions, elsa sajjcssesi renonunée. Les adora-
teurs du soleil ne tournent pas les yeux avec plus d'anxiété vers le
lieu où il se lève que ne le lait en ce moment l'Europe tout entière.
Les premiers navijjateurs qui abordèrent à l'île de Corvo, la plus
occidentale des Açores, avaient pourtant trouvé, suivant la tradi-
tion , une statue , qui , tournant le dos à l'orient, étendait les bras
vers le soleil couchant. Au milieu de ra{>itation {jénérale des esprits,
personne ne sonjjeait à pénétrer la si.jjni(icaiion de ce geste; le
sens des hiéroglyphes qui couvraient la base de la statue demeurait
de même voilé pour des yeux et des imaginations préoccupés de
toute autre chose, et cependant un homme (jue le lecteur a déjà
nommé, Christophe Colomb, regardait aussi du même côté qiw.
cette statue , que cet homme de pierre des Açores.
Occupé, comme tous les hommes importans de ce ten)ps, de la
grande œuvre d(.'repo(|uc, c'est-à-dire de la découverte d'un che-
min par mer aux Indes orientales, l'esprit et l'imagination inces-
samment tendus vers ce but commun , il n'en tournait pas moins le
dos, dans ses spéculations pour l'atteindie, à la route où se préci-
pitait la foule de ses contemporains.
Les excursions des pirates ou des pêcheurs de la JNorwège,
poussés, dit-on, par la tempête, dans le nord de l'Amérique,
étaient-elles connues de Colon)b? Avait-il confiance dans ces tradi-
tions greccjues et romaines qui plaçaient à l'occident du mond(; une
terre immense et inconnue, dont Platon fil son Atlantide? Avait-il
(!u coimaissance des pièces de bois cui-ieusement travaillées, mais
empreintes d'un art étranger à l'Europe, et j)ortées, dit-on, par
le venlellescourans, des rivages de l'Amérique à celui des Açores?
Les géographes anciens, à force de reculer vers l'est les Indes
orientales, en ctaient venus à les placer à l'ouest, presque au lieu
où se trouve en réalité le continent i\v l'AmiTicpie; cette mons-
trueuse erreur lut-elle la base du projet de Colomb? Le geste et le
::S HKVUI-; i>i> i>i:r\ >ioMti.s.
l;iiij;a}[0 ûc I lioimiic de [linri'dcs A<(ircs, iiiiiitcllijj^ihlcs poiii' loiis,
cMirciit-ils un sens pour lui seul? l/histoirc n'a pour loiit cela <pn'
(les conjectures appiivocs ilc plus on nidiiis de pioliahilihi ; mais ce
(|iii semble en avoir tiavanlajfe encore, c'esi «juc toutes ces circon-
stances no devaient être aux yeux de (Colomb (juanlant d'incidens
d'assez peu d'inipoitance , propres sans doute; à le confii inei- dans
sa r('S(»lntion une fois pi'ise, iinllenient a la lui inspiiec. I,a source
d'où découlait celle résolution appartenait à un tout autre ordre de
laits, d'id«'es ou de sentimens. Colomb se disait (pic la terre elant
bien réellement ronde, ainsi <|ne la science l'enseijfnait, il n'y avait
nul doute à l'aire (pi'en navi.<;nant à l'Occident , on ne Unît par aiii-
ver aux contrées de l'Orient; il se disait encore (pi'avec le secours
de rai{fuille aimantée, le navi^rateur cessait d'être astreint à ne pas
s'écarter des c(")tes, et (|ue cette indication perpc'lnelle du nord ne
|»ouvait mancpier de lui enseigner la route à suivre au milieu des
mers désertes et inexplorées, aussi bien cjue si ces mers eussent été
sillonnées par des milliers de navires. Ces choses , tout le monde les
savait sans doute, mais nul cpie Colomb n'avait eu juscpi'alors l'au-
dacieuse pensée de tenter de les l'aire descendre de la sphère spécu-
lative où elles étaient reléjjuées dans celle de l'expérience et de la
prati(|uc. Cette pensée ne pouvait venir qu'à l'un de ces hommes
dont l'inteiliffence habite un ordre d'idées et de sentimens singuliè-
lement élevé. Il fallait aussi que cet homme put apporter dans les
régions de la science humaine ce don merveilleux de la foi (|ui, dans
un ordre de choses, fait croire non pas seulement ce que l'on voit
et ce que l'on touche, mais bien, au contraire, ce qui confond
notre raison et ne tombe sous aucun de nos sens; sublime et toute
puissante faculté, (jui fut l'un des traiis distinclifs du génie de
Colomb , et qui donne à tout son caractère une majestueuse et ma-
gniH(jue unité. On sait qu'en Colomb la foi religieuse; ne le cédait
point en ardeur et en sincérité à la foi scientifi(|ue.
Ce Colomb , que le xviif siècle se représentait comme une; espèce
d'esprit fort et de philosophe , dans la grande entreprise (|u'il con-
çut, se proposait, avant toutes choses, la gloire et la propagation de
la religion catholique. S'il se montiait impatient de débarcpier en
Orient , c'est qu'il l'était réellement d'ouvrir au zèle des mission-
naires une carrière et des chemins nouveaux. Faisant aux peuples
UN VAISSEAU A LA VOILi:. '2\)
(les deux |)res(|inles indiennes l'application de ce que plusieuis
voyageurs racontaient des nations tartares du centre de l'Asie, il
écrivait à Isabelle : « Quelle misère ! ces pauvres gens n'ont cess(i
de deniandcr au pape des missionnaires, et ils n'en ont point en-
core. » L'or et l'argent , les richesses provenant des pays décou-
verts ou conquis, il les consacrait, au fond de sa pens('e, à solder
une nouvelle croisade; il se voulait mettre en quête d'un monde
dans l'espérance de délivrer un tombeau.
Que d'obstacles avant de laire un seul pas , avant seulement de
descendre dans cette glorieuse carrière ! La pauvreté presse de ses
plus rudes étreintes celui qui devait quadrujjler la quantité d'or et
d'argent qui alors existait en Europe. C'est en copiant, en coloriant
des cartes de géographie, qu'il gagne long-temps son pain au jour
le jour, celui qui a placé tout un monde sur nos cartes actuelles.
Les savans, quand ils daignent lui répondre, combattent par mille
et mille objections, qu'un de ses historiens, Ilerrera, nous a trans-
mises, les plans (ju'il obtient parfois de soumettre à leur jugement.
Occupés du siège de Grenade , ce dernier et superbe épisode de la
domination européenne des IMaures, les ministres, les hommes
d'état n'ont pas un moment à donner à des projets d'avance dé-
clarés chimériques. Les guerriers, les marins suitout, peuvent-ils
prêter l'oreille à un obscur et pauvre pilote (jui , loin de vouloir s'a-
vancer timidement , comme il lui conviendrait , sur les pas de tant
de navigateurs qui marchent au levant en côtoyant l'Afrique , com-
mence par émettre la bizarre prétention de suivre une route pnri-
sément contraire à celle oii tant d'illustres amiraux marchent de-
puis tant d'années de découvertes en découvertes, d'exploits en
ex[)l()iis? Au milieu de ce délaissement général , de cette réprobation
universelle , il arrive cependant qu'une femme , la reine de Caslille,
la grande, la noble Isabelle, conqjrend seule tout le génie de
Colomb ; seule elle a pour cela l'esprit assez ouvert , l'intelligence
assez vaste. Mille témoins en déposent, dont nous ne citeron
(|u'un seul : « Observons, dit le père Charleroy, que la couronne
(l'Aiagon n'entra pour rien dans cette entreprise, (juoique tout
parût se faire également au noni du roi et de la reine. » Ecoutons
encore ce cri sublime, cet alléluia de Colomb : < Et tous s'('taienl
montn's incrédules, et le Seigneur daigna donner à la reine ma mai-
.">(> nKVUI-. DKS bF.UX M«>MU.S.
ircssc r^spril (riDliMlijjcncf. » l.v Iiniil du canon b:UI;uil en hirclie
1rs nims (loCîn'iKhlc naNaif poiiil cinprclK' Isalx-llc de |>r(''l(jr une
in'cillt' favoralilcà la parole dcdoloiuli. A jx'inc les iiortcs de cette
dornicrc citadelle des Maures ont-elles ('lé ouvertes an\ chi-i'tiens,
a peine de solennelles actions de {jraces ont-elles été rendues au
ciil dans la {irincipale inosrpu'e conrpiise à la foi calliolicpie ,
«pi Isabelle, élevant CoIoujI) à la (li{jnité de {;rand amii'al, met à sa
disposition trois caravelles (pii se trouvaient années dans le port de
Palos. On aime à se la représenter du sein des a[>parlemens et des
l)0S(juets de cet Alhamlua si nouvellement conquis, suivant d'une
inipiièie pcnsc'e le navire tic Colomb au milieu des mers inconnues
ou il vient de s'aventurer.
Des Açores , où il avait à peine touché, Colomb s'était liàté de se
précipiter dans la carrière qu'il venait de s'ouvrir. Sous la proue
de son vaisseau se déroulait un océan immense, sans limites, tout
rempli de l'accablante majesté de l'inconnu, de l'infini. Pendant
bien des jours, toujours le ciel et l'eau , toujours des flots qui, se
brisant au flanc du navire , ne lui apportent aucune nouvelle de la
terre. Les eaux, la lumière, le ciel, se revêtent d'apparences nou-
velles pour les plus vieux matelots , et qui leur semblent de mauvais
présages; des tempêtes et des oura^jans pareils à ceux qu'ils avaient
df^'à bravés, leur auraient paru moins terribles. Chose étrange! de
ces marins, ceux qui par hasard ont (juclque teinture des sciences
physiques, quelques notions de la géographie de l'époque, sont
précisément les plus elfrayés de tous. Parmi eux , les uns affiiment
qu'en raison de l'étendue de la terre , trois ans et demi au moins sont
nécessaires à l'exécution du voyage commencé; d'autres, renché-
rissant sur ces idées, prétendent que le monde est infini, sans
limites ; d'autres expriment des terreurs plus bizarres encore : selon
eux, la terre ferme n'occuperait qu'une petite portion du globe du
monde, le reste serait couvert par l'Océan, et ils croient qu'une
fois certaines limites dépassées , il leur deviendra également im-
possible ou de revenir sur leurs pas ou d'achever le tour du globe ;
dans les deux cas, il leur senible qu'il s'agit d'escalader à la voile une
gigantesque montagne d'eau , et ils se voient pa:- avance se consu-
mant, périssant inévitablement dans ces efforts sans résultat. C'est là
le sujet de toutes les conversations, aux heures où la manœuvre des
l.\ VAISSEAU A LA VOILE. 5^'^
vaisseaux (ress(! d'cniiployci' loiis les l)ri\s, où l'on peut causer libre-
ment (le la {{rande, de riinniense entreprise <'ommen( ëe. Les fables
|)opulaires, les effrayans prodi{{es dont rinia.[;inalion des peuples
;i rempli ces mers éloignées , se repi'ésenlent a tous les espi'its. Les
vieilles eartes du monde plaçaient à l'ouest, au-delà de certaines
limites, une main noire, celle de Satan , qui , suivant certaines tra-
ditions, se saisissait des navires, les fracassait, les entraînait au
fond. Les yeux de tous les marms, errant sur l'immensité, elier-
(•hent partout celte main terrible qu'ils s'imaginent à chaque instant
voir sortir de l'abîme.
Pendant ce temps, à la proue de sa caravelle, dans sa cabine
isolée, au milieu du silence de la nuit, à la lueur de sa lampe so-
litaire , Colomb fait, refait mille fois dans son esprit tous les calculs
qui ont occupé sa vie. Leur inl^iillibilité lui apparaît long-temf>s
hors de doule. Il s'est poui'tant trompé sur l'évaluation des dis-
tances , pliLs de possibilité de se le dissimuler ; la terre qu'il cherche ,
si vraiment elle existe , se trouve être bien au-delà du lieu oii il la
supposait. Long-temps aussi il s'en est fié sans réserve à la boussole ;
n'est-ce pas le guide dont la parole lui a donné l'audace de se ha-
sarder sur l'immensité? Mais un moment arrive où ce guide, jus-
(|ue-là si Hdélc, se trouble tout à coup; son langage cesse d'être
intelligible, il cesse de crier : Nord! nord! La pointe de l'aiguille
aimantée d('vie d'un degré, d'un degré et demi, plus tard de cinq
et de six degrés à l'ouest. Au moyen d'un mensonge ingénieux,
Colomb expliquera bien ce phénomène étrange à ses marins; lui-
même n'en est pas moins troublé jusque dans l'intimité de sa pensée.
Dans ses équipages, des murmures on est passé aux complots, et
|)our passer des complots à l'exécution, on n'attend plus que l'oc-
casion; des menaces de mort lui sont incessamment redites par
(|uelques bouches restées fidèles. Les plus fiers courages soni
( branles, iln'estpersonnequiconservequel(|ue espc'î-ance. Au milieu
de tous ces obstacles qu'aucune prudence humaine ne pouvait pré-
voir, Colomb seul demeui-e inébi-anlable. Au plus fort de leur décou-
ragement, il s'efforce de rendre quelque espoir à ses compajjnons ;
il n'veille lein- (-nergie, il leur affirme que trois jours ne s'écoule-
ront pas avant que la lorre soit découveiic Qui ne sait le r(!ste?
Avant l'expiration de ces trois journées, la terre nouvelle émei'-
"!2 K|-.Vfr. DKS l)Kl\ MllM>r,S.
{|o;iil |»'ii ;"i peu du sein des tlols, à la vue de Coldinh debout sur le
|M)iil de sou vaisse:iii. Ses marins najMit're niuliiies, maintenant
aj^enouilies autour de lui, eroyaieiit voir un dieu dans (vlui dont
ils avaient si lon{>;-teni|ts maeliiue la luovl . I.e l)ut de sa vie entière ,
il lavait allcinl, il le toueliait pour ainsi dire déjà, (^elte teii'e (pii
surjfissail de labîme , il en ('tait comme le créateur ; la vaste pensée
(|u"il avait si lon{;-temps medil('e, il la voyait tout à coup prendre
corps et se réaliscT dans le monde'extérieur. Colomb ressentit peut-
être alors (|uel<iue chose de ce (ju'éprouva Dieu lui-même , loisiju'au
son de sa toute puissante parole, l'univers nouvellement créé s'é-
levait à SCS yeux des profondeurs de l'abîme.
Les rivages de San-Salvador, où l'on était abordé, se montrent
bientôt tout couverts de vastes forets, d'arbics chargés de fiuits ,
«l'eaux transparentes, tout embaumt's de parfums, étalant comme
a plaisir toutes les beautés de la luxinieuse végétation de ces climais.
lisse peuplent d'indigènes qui, d'al)ord effrayés, se sont retirés
dans les forêts, d'où ils sortent peu à peu maintenant pour contem-
pler de plus près les merveilleux étrangers qui viennent les visiter.
Colomb descend dans sa chaloupe, et se dirige vers la côte, accom-
pagne des conunandans des deux autres navires de l'expédition. 11
s'est revêtu d'un riche habit de couleur écarlate, et porte en main
l'étendard royal. Arrivé à terre, il se jette à genoux , embrasse le
rivage, rend à Dieu de ferventes sciions de grâces ; en se relevant,
il tire son épée, déploie l'étendard royal, et, remplissant les for-
malités alors en usage, prend solennellement possession du nou-
veau continent. On était au 11 octobre 1492; le 2 janvier de la
même année, ce même étendard royal avait été arboré sur la tour
de l'Alhambra, en présence de Ferdinand et d'Isabelle, et de leur
armée triomphante. Quelle époque! et quelles choses accomplies !
Les hommes de ce temps et ceux d'aujourd'hui appaitiennent-ils
bien réellement à la même race?
De hardis aventuriers, d'intn'pides marins, se lancent incessam-
ment sur les traces de Colomb. Jean de la Cosa, Ojedo, célèbre
dans toutes les relations de ce temps par sa force et son adresse
prodigieuses; Americ Vespuce, qui, par un singulier caprice de la
fortune, devait laisser son nom à la conquête de Colomb; bien
d'autres encore, se précipitent sur le nouveau continent. L'un des
UN VAISSEAU A LA VOILÉ, Où
IVères Pinçon, conipaj;non de Colomb dans son pronnei' voyaf>e ,
est le premier Castillan qni passe la lij^ne é(|uinoxialc, il aborde au
Brésil. C'est néanmoins un Porln^jais , Alvarès de Cabrai , qui
])rend définitivement possession de eelle vaste eonlréc, asile lutur
de la maison de Bra.oance. D'autres explorateurs se dirigent vei'S le
midi, d'autres veulent conliiuier à cheminer sur la terre dans l;i
direction qu'a suivie Colomb ; ils s'avancent vers le concliant ; quel-
ques-uns, maison plus petit nombre, remontent déjà vers le nord :
(l'autres errent (;à et là , et il y a place pour tons ; car cette
terre semble s'étendi-e au gré des insatiables désirs de ceux
qui viennent de l'envahir. Sous leurs pas elle se déroule longuement
et comme à plaisir, avec ses royaumes du Mexique et du Pérou ,
avec ses antiques civilisations dont l'histoire devait nous demeurer
inconnue, avec ses mines d'or et d'argent, avec sa fécondité qui
devait se trouver infatigable; puis elle apparaît tout à coup non
plus seulement comme une île isolée dans la mer desîndes, ou ]>ien
une portion des terres orientales, mais conime tout un continent,
comme tout un monde. C'est Nunez de Balboa, qui , du haut des
montagnes de Panama, découvrcle pi'emicrce mystère. Presque
au sommet de ces montagnes qu'il a gravies à la tête d'une bande
d'aventuriers, comme lui en quête d'or et d'argent, il fait faire
halte à sa troupe , s'élance au dernier sommet qni lui cache encore
ce tjui se trouve de l'autre côté, et de là , seul et palpitant, il con-
temple à loisir les forets, les savannes, les plaines immenses, les
ileuves majestueux qui se déroulent à ses pieds en un immense ta-
bleau, en un gigantes(|ue amphithéâtre, et au-delà l'Océan pacifique
apparaissant aux limites de l'horizon dans sa sombre majesté.
Aux rivages opposés à ceux découverts par Balboa , cet Océan
voyait en ce même moment d'auties prodiges. Devant les vaisseaux
de Gama s'était enfui le génie des tempêtes, laissant un nom de
meilleur augure au cap qu'il défendait. L'Orient s'ouvrait comme
une arène immense devant les Portugais. Les royaumes de Mo-
zambi(iue, de Melinde, les côtes de la mer Rouge, celles du golfe
Persique ; Ceylan , théâtre des primitives et gigantesques épopées
de l'Orient; ces deux presqu'ilesde l'Inde, si renomm('esdans l'an-
liquité, école, berceau, patrie de toute poésie, de toute histoire,
de toute philoso[)hie ; cette presqu'île de 3Ialaca , dont les peuples
TdMî. m. •>
soinbU'iil avoir t'|iuis«' leur {ji'iiio a fonnci- li'iiis |»ui{Jiiartls , oi où
se n'iHoniraiciit alors Ions 1rs navires de l'Orient; celle (-liine,
qniapparaii dans nos temps, gnrrolt(-e des mille liens d'une eivilisa-
lion ([ni lui (iie tout mouvement, et sernhh,' pinlôl une momiiï de
peuple qu'un peuple animé et vivant ; loutesces contrées si distinctes
les unes des autres, tous ces climats si divers, toutes ces naiionsde
mœurs, d'histoires, de destincies si peu scmlilaliles, devenaient
tributaires et sujets d'iuie petite et pauvre province, jetée à l'ex-
irémité de l'Kuropc, et (jui elle-même ne devait briller que d'un
éclair de (rloire avant de rentrer à jamais dans son obscurité primi-
tive. La péninside ibérienne semblait vouloir embrasser le monde
entier en étendant à la fois ses bras à l'est et à l'ouest , et en se
saisissant en même temps, par l'Espagne et le Portugal, et des
Amériques et des Indes-Orientales : Cartilage était ressuscitée.
Des espaces qu'aucune main n'avait encore mesurés s'étendaient
entre ces deuxcontinens. Dans son vol le plusliardi, la pensée osait
à peine planer sui' ces effrayaus abîmes; c'étaient comme deux
univers reposant sur les bords opposés d'un gouffre infranchis-
sable.
Mais un jour vint [)ourtant où les voiles des vaisseaux de Magel-
lan se déployèrent dans ces immenses solitudes. Apiès avoir traversé
le détroit qu'il a immortalisé , Magellan se hasaide le premier sur
cette mer qu'il salua du nom si peu mérité depuis lors d'Océan pa-
cifique. Aucun moyen n'existait, pour ce navigateur, d'apprécier,
même approximativement , l'étendue de la masse d'eau (jui se dé-
roulait devant ses vaisseaux ; les flots sur lesquels ils se balançaient,
battaient à la fois el les côtes de la Chine et celles de l'xVmérique. Cet
abîme inconnu, absolument inconnu, ne pouvait-il pas receler d'ef-
froyables tempêtes? rs"avail-il pas des rochers, des bas-fonds, des
courans, des trombes, des ouragans? Ne recelait-il pas encore grand
nombre d'autres péiils inconnus, mais, par cela même, plus ter-
ribles a rimaginaiiou? Entreprise inférieure en sublimité de génie,
mais nullenienten hardiesse d'esprit, en courage de cœur, à celle
de Colomb , et qui , malgré mille obstacles , obtint un succès com-
plet. Apres avoir surmonte d'innombrables diflicultés, des quatre
vaisseaux de Magellan , un seul , après quatre ans et demi de navi-
gation, un seul revit les côtes d'Espagne ; et celui-là, placé aussi-
•>>
t> VAISSEAU A 1.A VOlLi:. 55
toi (liins un bassin creusé pour le recevoir, chai'{;é d'inscriptions
qui racontaient son glorieux voyage, fut consacré à en perpétuer
le souvenir. Ce vaisseau était In pi-euve physique, irrécusable , pal-
pable , et , pour ainsi dire , vivante de la rotondité de la terre. Ma-
gellan avait lait entrer dans le monde extérieur et visible cette même
vérité que Colomb avait été chercher dans un autre ordre de choses
et d'idées.
Par ce navigateur avaient été unis, liés, rattachés ensemble et le
monde découvert par Colomb, et le monde retrouvé par Vasco de
Gaina ; de sa main puissante il avait sillonné mille cheniiiis l'un à
l'autre; il avait jeté comme un ponl sur l'abîme qui les s('pnrait.
Aussi des Anglais , Drack et Thomas Cavendrich ; des Hollandais,
Olivier de North, Lemaire et Schonton; d'autres encore, ne tar-
dèrent pas à suivie la route qu'il venait de leur ouvrir.
Les communications de l'est à l'ouest devinrent de jour en jour
plus fréquentes. Aucun moyen n'exista bientôt plus d'assigner aux
peuples de l'Europe les limites oii devaient se renfersuer leurs con-
quêtes. La fameuse ligne de séparation tracée par le pape, pour
livrer le couchant aux Espagnols , l'orient aux Portugais, n'avait
pas tardé à être brisée , franchie sur tous les points. Les Espagnols
allèrent visiter aux Indes les Portugais, qui, eux-mêmes, les
étaient d'abord venus chercher en Amérique : Espagnols , Portu-
gais, Anglais, Français, Hollandais, se trouvèrent mêlés, confon-
dus sur tous les points du globe, enveloppant dans leurs intérêts
d'autres nations situées aux extrémités de la terre , et dont elles
ne savaient pas les noms peu de jours avant de décider de leur
sort. Des phénomènes politi(|ues , étranges et nouveaux , apparu-
rent au monde. Le principe, relemeut de la force et de la pros-
périté d'un état, purent exister parfois à des milliers de lieues de
la contrée qu'occupait cet étal. L'or et l'argent du Mexique et du
Pérou rendirent l'Espagne le plus riche état du monde. La puissance,
la prépondérance maritinje de la Hollande, curent leur source
dans ses possessions des Philippines ; quelques milliers de girolli(îrs ,
decaneliers, de poivriers, situés aux extrémités de terre, furent
peut-être les seules causes du salut de la république et de l'hu-
niiliation du grand roi. Aujourd'hui encore, la grande puissance de
l'Angleterre repose sur ses possessions dans l'Inde. De toutes parts
o.
>'» lu \ Il l>l s li| I \ MONDIS.
IiiiiiImmciii ;iiiisi. cj sclïaccrciit :t jamais U's )»arri«"'r('s {ji'offrapfil-
(|ii('s ;m-(lr(l:ms(lrs(|m'll(\s les peuples avaient eU' eoiitraiiifs de reii-
rernier jiis(|iie-là leur aeliviKi iiidiislrielle , eomniei'eiale ei |)()li-
ii(pie. Ils |)rii'ein possession de l'espace; ils eessèreiil de piiisor
nirossaiîHMiieiit . eoinme la planle , lein- iiourriliiiT au li( u mcnio on
ilsotaienl nés; eoninie l'animal, eonnne lliomnu!, ils pureni, pour
ainsi dire, se fransporler, en tant (|ne peuples, sur le {jlolte enlier.
Knfermée dans les liuiilesde la conquèlc romaine, la eivilisalion
anliquo avait en, ixtnr ilieàlro de son développement , les rivages
de la Méditerranée; mais un théâtre" bien autiemeni vaste fut né-
cessaire à celui de la civilisation moderne. Les colonies européennes
couvrirent le continent et les îles de l'Amérique ; sur le rivajje occi-
dental de rAlVi(iue d'autres colonies prirent pied, au milieu même
de cette race noire dont le san^j et les sueurs devaient inonder
toutes ces conquêtes de l'Europe. Le Cap, Calcutta, Benarès,
Bombey, Batavia, devinrent des capitales qui n'eurent plus rien à
envier à Londres, à Paris, à Amsterdam; sous des mains indus-
trieuses, les déserts du Nouveau-Monde se couvrirent de liches
moissons, de villes commerçantes et libres; cent vinj^l millions
dindons passèrent sous la domination de quelques milliers d'An-
glais; la terre de Van-Dicmen semble aspirer à reproduire sous nos
veux ces prodiges des temps antiques, où l'on voyait de grands et
puissans états sortir de l'association lortuite de cpielques malfai-
teurs. Les vaisseaux de l'Europe ne courent pas avec moins d'acti-
vité ni en moindre nombre sur les immenses abîmes de l'Océan ,
que ne le faisaient les galères anciennes sur les vagues moins ter-
ribles de la Méditerranée. La facilité et la fréquence des commu-
nications ont annullé les distances ; les points les plus éloignés du
globe se sont trouvés en contact. Dans les grands centres du com-
merce, toutes les races, toutes les nations, toutes les contrées,
incessamment en présence par l'organe de leurs représentans, par-
ticipent déjà à un même mouvement de civilisation , obéissent À
une même impulsion sociale; et de quelque côté que vous tourniez
les yeux, du milieu de la mer de 3Iagel!an, partout vous retrouvez
la civilisation , fu en germe , ou déjà développée. On a déjà comme
une vue anticipée de l'état futur de l'univers, lorsqu'au terme de
son développement définitif, riiumanité, ayjint achevé de prendre
■à
^
UN VAISSEAU A LA VOlLt;. 57
complète possession de la terre, se reposera au sein d'une (Civilisa-
tion toute remplie d'harmonie et d'une majestueuse unité, ne for-
mant vraiment plus qu'un peuple, (ju'une nation, qu'une cité.
Instrument principal de ce grand développement social, le na-
vire moderne a dû subir de nombreuses transformations pour se
U'ouver en harmonie avec le rôle qu'il avait à rcm[)Iir. La {galère
perfectionnée des derniers siècles du monde antique ne surpassait
pas plus les informes radeaux dont elle était sortie, qu'il ne
surpasse cette {galère elle-m(''me. Ce navire s'est dépouillé de ses
rames trop fraj'ilcs pour lutter contre les va(]iies monta.jpieuses de
rOcéan; ses flancs épaissis sont devenus de puissantes murailles;
des canons, savamment combinés, le défendent par une double et
li'iple ceinture de feux; ses batteries et ses entreponts se sont
élaigis de manière à pouvoir receler dans leurs nombreux compar-
timens de quoi sulïire aux besoins, jusqu'aux recherches d'une
civilisation perfectionnée; jadis bas et rapproché du niveau de l'eau,
le pont s'élève fièrement aujourd'hui au-dessus des plus hautes
lames et des plus menaçâmes ; la cale s'est en même temps plus
profondément enfoncée sous l'eau , ainsi que doivent le faire en
terre les fondemens d'un édifice , à mesure que les parties supé-
rieures en sont plus élevées ; la mâture basse et presque dégarnie
de gréemens de l'ancienne galère s'en va maintenant jiis(|ue dans
le voisinage des nues, toute chargée d'un labyrinthe de cordages
où se meut un peuple entier de matelots; des voiles immenses,
ailes rapides et infatigables, se ployant et se déployant avec un
art infini , font voler le navire à la surface de l'Océan avec plus de
vitesse que ne le foit l'aighî dans les plaines de l'air, pour parler
la langue d'Homère, C'est tout à la fois une citadelle, une gi'antlc
ville, un palais; c'est un magnifi(|ue instrument de science et de
civilisation , c'est un instrument de guerre et de destruction non
moins magnifi({ue, permettant aux hommes de se combattre sur
des chan)ps de bataille de })lusieurs lieues d'étendue , en dépit des
flots soulevés et des vents déchaînés. Dcja l'imagination s'étonnait
et se troublait à vouloir saisir dans son ensemble et ses détails (;ette
œuvre merveilleuse ; mais voilà que tout à coup un nouveau jiai de
la toute-puissance humaine vient de la ti-ansformer, sous nos yeux,
eu un être vraiment doué d'intelligence et de volonté, et lui a donné
«.uiiimc iMK- ;imc', lu r».'iii|)!ià.s;ml do h vapeur moliicc? A ce sjjcc-
tacle, no se liouvc-l-on p.is iirile de se laupeler Jeliovîili :iniiiiant
de son souffle le limon que sa main vienl dt; pt-iiir?
Les notions bizarres que s'i'tail faites l'anlicpiilc sur la forme
de la len c, ne pouvaient persister dans les esprits, après ce fjrand
mouvement d'exploration et de colonisation ; elles furent promplc-
menl rectifiées. Les populations faiitasti(|ues dont les (jcodraphes
couvraient certaines contrées lointaines et alors inconnues, se sonl
enfuies nu {|rand jour de la science, comme font les fantômes de la
nuit à rap|)roclie du soleil. Le {jlobe entier n'a plus maintenant un
seul riva{;e où nous n'ayons abordé, un seul coin de la terre qui
ne porte la trace de nos pas , un seul grain de sabh; que nous
n'ayons en quelque sorte décrit et mesuré. Et bien plus, cette
même terre que nous foulons aux pieds, ne l'avons-nous pas, pour
ainsi dire, créée nous-mêmes et de nos propres mains? La nature
nous l'avait livrée sous la forme d'une surface plane, limitée en tous
sens; nous l'avons courbée à ses extrémités; nous l'avons arrondie
en un globe qui, construit pour ainsi dire pièce à pièce, partie
par partie , dégagé des trompeuses apparences sous lesquelles il
se montrait à nous, est devenu notre propre ouvrage, tout aussi
bien que la statue tirée du bloc de marbre par le ciseau du sculp-
teur, ou le navire savan)ment ci péniblement construit sur nos
chantiers.
Puis voilà qu'a son tour cette terre , ne suffisant déjà j)lus à l'im-
mensité de nos désirs, ne devient bientôt plus dans nos mains
(ju'un instrument de découvertes nouvelles, ainsi que l'avait déjà
été ce navire auquel nous venons de la comparer. A peine sa sur-
face a-t-elle été connue et mesurée, qu'il nous a fallu connaître non
moins exactement la courbe de son évolution autour du soleil ; nous
en avons saisi les moindres détails, les plus légères inflexions. Le
chemin parcouru par les autres planètes a été décrit de même,
avec un égal degré de précision. Les passagères apparitions de
quelques fugitives comètes, qui semblaient errer au hasard dans
l'espace et ne reconnaître aucune loi, n'ont point échappé elles-
mêmes aux sévères investigations de la science. Armés de leurs
savans inslrumcns, nos astronomes voient s'amoindrir, s'effacer
devant eux les espaces du ciel, ainsi que, sous 1rs pas de nos navi-
U.N VAISSKAU A LA VOILli. 39
gaieurs, se sont effacés et amoindris les espaces de noire globe
terrestre. Un télescope de récente invention (1), et de puissance
vraiment prodigieuse , vient de nous montrer la lune à une dis-
tance qui, même sur la terre, ne serait pas fort considérable,
celle d'Athènes à Constantinople. Encore un pas, et nous pour-
rons toucher ses montagnes de nos mains , et nous plongerons à
loisir nos regards au sein de ses profondes vallées, doses volcans
enflammés. Les taches dont se trouve souillée la splendeur du so-
leil ne nous sont pas moins visibles que les légers nuages flottant
dans notre pi-opre aimosphèi-e; son poids, sa densité, ses dimen-
sions de toutes sortes nous sont aussi familières que celles du caillou
tjui roule sous nos pieds. Les étoiles semées dans l'immensité ,
comme le sable sur nos rivages , ont été nommées et comptées. Du
sein des profondeurs de l'espace, où les va chercher notre avide
curiosité , d'où elle les a , pour ainsi dire, arrachées, elles nous
ont d'abord apparu comme autant de faibles points lumineux, a
peine visibles , presque im|)erceplibles. Mais à l'aide de l'instru-
ment déjà cité , ces étoiles qui naguère n'étaient encore que de
simples points lumineux, à leur tour nous les décomposons : cha-
cune d'elles se brise en plusieurs autres étoiles, qui doivent être,
suivant toute probabilité, autant de soleils, autant de centres de
systèmes planétaires semblables à celui auquel appartient notre
terre : à cet appel de la science humaine , soleils et mondes sortent
incessamment de l'abîme, en myriades aussi nombreuses qu'ils en
jailJirent auli-efois au son tout-puissant de la parole créatrice.
Ce n'est pas moins vainement toutefois que s'élargissent ainsi
presque indéfiniment les limites de l'univers matériel. Tout vaste,
tout immense (ju'il soit, il ne saurait emprisonner nos désirs et nos
pensées. De notre globe, navire emporté (;à et là par un souffle in-
connu dans l'océan de la ci'éation , nous ne cessons de chercher
d'un œil inquiet, d'appeler de nos ardens désirs, ces rivages de
linfini et de l'éternité où nous savons qu'il nous sera donné d'abor-
der un jour.
Barcuou de Pemioen.
(i) Le télescope dont il est ici question , construil à Leipzig, surpasse en gran-
deur fi »n puissance les plus pi.uids télescopes connus jusqu'à présent : il grandit
1rs oliirl^ plin tic milli' foi*.
ON NE BADINE PAS
AVEC L'AMOUR
JJroprrbf.
PKKSOI\^AGES.
LE BARON.
PERDICAN, son fils.
Maître BLAZIUS , gouvern'' de Perdican.
Maître BRIDAINE , curé.
CAMILLE , nièce dii baron.
Dame PLUCHE, sa gouvernante.
ROSETTE, sœur de lait de Camille.
Paysaws, Valets, etc.
ACTE premier; !
SCENE PREMIÈRE.
Une place devant le château.
' ' LE CHŒUR.
l)i)iioemenl bercé sur sa mule frin2;anle, niesser Blazîns s'avance dans
les bluels fleuris, vêtu de neuf, récriloireaucôlé. Comme un poupon sur
l'oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, el les yeux à demi fermés,
il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maître Bla-
ziiis ; vous arrivez au temps de la vendange , pareil à une amphore antique.
MAITRE BLAZIUS.
Que ceu.K (jui veulent apprendre une nouvelle d'importance , m'appor-
tent ici premièrement un verre de vin frais. ■ '• '
LE CHŒUR.
"' Voilà noire plus grande écuelle; buvez, maître Blazius, le vin est bon ;
vous parlerez après.
MAITIU-: BLAZIUS.
Vous saurez , mes enfans , que le jeune Perdican , fils de noire seijinour .
vient d'alleiudre à sa majorité , et ((u'il est reçu docteur à Paris. Il revient
aujoiud'hui même au château, la b(»uche toute pleine de façons de par-
ier si belles et si fleuries, qu'on ne sait que lui répondre les trois quarts
4î2 UtVLt UtS l)tL\ MO.MUCS.
ilii (e!iips. Toute sa lîiacicusc [R-rsomio esl un livre d'or; il ne voit pis un
brin li'linbe à terre, ([u'il ne vous ilise o)iuiuenl cela s'appelle en latin ;
et t|uanii il fait du vent ou cpi'il |)leul , il v(»us dit tout claireiuenl pour-
quoi. Vous ouvririez des yeux ^nands comme la porte cpje voilà, de le
voir dérouler un des parchemins qu'il a coloriés d'encres de toutes cou-
leurs, de ses propres mains el sans en rien dire à personne. Enlin, c'est
\m (lian)ant fin des pieds à la léte, et voilà ce (|ue je viens annoncer à
M. le baron. Vous sentez que cela me f.iit (|uel(iue honneur, à moi, qui
suis son irouvcrneur depuis r;i;i;e de quatre ans; ainsi donc, mes bons
amis, apportez une chaise, que je descende un peu de cette mule-ci sans
nie casser le cou; la l)ôte est tant soit peu rétive, el je ne serais pas fâché
lie boire encore une gorgée avant d'entrer.
LE CUŒUU.
Buvez, maître Blazius, el reprenez vos esprits. Nous avons vu naître
le petit Perdican, et il n'était pas besoin, du moment qu'il arrive, de
nous en dire si long. Puissions-nous retrouver l'enfant dans le cœur de
l'homme !
MAITRE BLAZIUS.
Ma foi, l'éruelle e4 vide; je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu; j'ai
préparé en Irollant sur la roule deux ou irois phrases sans préleiUion ([ui
I lairont à monseigneur; je vais tirer la cloche. (lUort.j
LE CHŒUR.
Durement cahotée sur son àne essoufflé, dame Pluche gravit la colline;
son écuyer transi gourdiiie à tour de bras le pauvre animal , qui hoche
la tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépi-
gnent de colère, tandis que, de ses mains osseuses, elle égratigne son
chapelet. Bonjour doiic , dame Pluche; vous arrivez comme la fièvre,
avec le vent qui fait jaunir les bois.
DAME PLUCHE.
Un verre d'eau, canaille que vous êtes; un verre d'eau et un peu de
vinaigre.
LE CHŒUil.
D'où venez-vous, Pluche lua mie? vos faux cheveux sont couverts de
poussxTC; voilà mi loupel de gâté, et votre chaste robe est retroussée jus-
(pi'à vos vénérables jarretières.
DAME PLUCHE.
Sachez, manans, que la belle Camille, la nièce de votre maître, ariive
aujourd'hui au château. Elle a quitté le couvent, sur l'ordre exprès de
monseigneur, pour venir en son temps et lieu rerueillir, conmie faire se
ON Nt BADINE PAS AVKC l'aMOLR. 4^
doit, le bon bien qu'elle a de sa nièie. Son éducation, Dieu merci, est
terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse
fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n'y a rien eu de si pur, de si
ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain; que le Sei-
gneur Dieu du ciel la conduise. Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille; il
me semble que j'ai les jaml)es enflées.
LE CHŒUR.
Dcfripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez
de la pluie; nos blés sont secs comme vos tibias.
DAMK PLUCHE,
Vous m'avez apporté de l'eau dans une écuelle qui sent la cuisine;
donnez-moi la main pour descendre; vous êtes des butors et des mal
appris. (Elle soit.)
LE CHŒUr.
Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le baron nous fasse
appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans
l'air d'aujourd'hui. ( lu sortent. ;
SCENE II.
Le salon du haron.
Entrent le BARON, maître BRIDAINE, et maître BLAZIUS.
LE BARON.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami; je vous présente maître Blazius,
gouverneur de mon fds. Mon (ils a eu hier matin, à midi huit minutes,
vingt et un ans comptés; il est docteur à quatre boules blanches; maître
Blazius, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse; c'est mon
ami. ,
MAITRE BLAZIUS, sa liant.
A quatre boules blanches, seigneur; littérature, botanique, droit
romain, droit canon.
LE BARON.
Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tanler à
paraître; faites un peu de toilette, et revenez au coup de la cloclie.
( Maitre Blaziut sort.)
MAITRE BRIDAINE.
V^ous dirai-jc ma pensée, monseigneur? le gouverneur de votre fds
sent le vin à pleine bouche.
'l4- m VIL ItLS DI.IX \l(t.M)LS.
l.li H\IH)>.
(^ola f>l lm|l(•^^iltI^.
MMTKK HIUDAIM:.
.Vvu suis sûr ('(MMiiic de ma vie; il m'a paili' de ImiI pivs loiit-à riiciiio;
il sonlail le vin à faite peur.
I.K bAllO.N.
Hrisdiis là; jovuiis ic|iète([ue cela est imi)ussible.
( Entre ilaiiic IMiicbe. )
Vous voilà, bonne dame Piuclie? Ma nièce est sans doute avec vous?
DAME PLUCIIE.
Elle me suit, monseii;neur, je l'ai devancée de quelques pas.
LE BARON.
Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluclie ,
gouvernante de ma nière. IMa nièce est dc[)uis hier, à sept heures de nuit,
parvenue à rài,^e de dix-huit ans. l^lie so, t du meilleur couveutde France;
dame Phiclie , je vous présente maître iJritlaine , curé de la paroisse; c'est
mon ami.
DAME PLUCriK, saluant.
Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter .- la meil-
leure chrétienne du couvent.
LE BAROiN.
Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà; ma nièce va
bientôt venir, j'espère; soyez prêle à l'heure du dîner.
{ Dame riiiche sort. ,
MAITRK nuiDAI.XE.
Cette vieille demoiselle parait toul-à-fait pleine d'onction.
LE BAItO.V.
Pleine d'onction et de componction, niaitre Bridaine; sa vertu est
inattaquable.
MAITRE BUIDAINE.
Mais le gouverneur sent le vin; j'en ai la certitude.
LE BARON.
Maître Bridaine ! il y a des momens où je doute de votre amitié. Prenez-
vous à tâche de me contredire? Pas un mot de plus là-dessus. J'ai furnié
le dessein de marier mon fils avec ma nièce; c'est un couple assorti ; leur
éducation me coûte six mille écus.
MAITRE BRIDAINE.
Il sera nécessaire d'obtenir des ilis[)enses.
ON NE UAIUNE PAS AVEC LAMOUK. io
LE BAUON.
Je les ai, Bridaine; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. () mon
.nui, apprenez maintenant qne je suis plein de joie. Vous savez que j'ai
eu de tout temps la plus profonde liorreur de la solitude. Cependant la
place que j'occupe, et la gravité de mon hal)it, me forcent à rester dans
ce cliàteau [lenilant trois inois d'iiiver, et trois mois d'été. Il est impos-
sible de faire le boniieur des lionunes en général , et de ses vassaux en
|tarticulier, sans donner parfois à son valet de cliamb»e l'ordre rigoureux
de ne laisser entrer personne. Qu'il est austère el diflicile, le recueille-
ment de l'bonune d'état! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer,
par la présence de mes deux enfans réunis, la sombre tristesse à laquelle je
dois nécessairement être en proie depuis que le roi m'a nommé receveur!
MAITRE BRIDAINE.
Ce mariage se fera-l-il ici, ou à Paris?
LE BAROX.
Yoilà où je vous attendais, Bridaine; j'élais sûr de cette question.
Eii bien ! mon ami, que diriez-vous, si ce^ mains (pie voilà (oui, Bri-
daine, vos propres mains, ne les regardez |)as d'une manière aussi pileuse)
étaient destinées à bénir solennellement l'heureuse confirmation de mes
rêves les plus cUers ? Hé ? ' - ■' ■ ;' '
MAITRE BRIDAINE.
Je me lais; la reconnaissance me ferme la bouche. ; . , j
LE BARON. - ;
Regardez par cette fenêtre; ne voyez-vous pas que mes gens se portent
en foule à la grille? Mes deux enfans arrivent en même temps; voilà la
combinaison la plus heureuse, .l'ai disposé les choses de manière à tout
prévoir. Mu nièce sera introduite par celte porte à gauche, el mon fils par
celte porte à droite. Qu'en diles-vous? Je me fais une fête de voir comment
ils s'aborderont, ce qu'ils se diront; six mille écus ne sont pas xme baga-
telle, il ne faut pas s'y tromper. Ces enfans s'aimaient d'ailleurs fort len-
diemenl dès le berceau. — Bridaine , il me vient une idée.
MAITRE BRIDAINE. ,;..:'>
f ^quelle?
LE BARON.
Pendant le diner, sans avoir l'air d'y toucher, — vous comprenez, mon
ami , — tout en vidant quelques coupes joyeuses, — vous savez le latin ,
Bridaine?
MAITRE BRIDAINE.
7<« erfcy50? ; pardieu, si je le sais!
JU't HI.VLt Ut:> UKLX llU.MtUS.
Lh UVIIO.N.
Jf serais bien aise ilc Nttiis voir ciilreftreutlrc ce {j;ii(,()U, — diserèto-
ineul, s'enteiiil, — devant sa cousine; cela ne peut [notliiire '|n'un bon
efTel; — failes-Ie parler un pou latin, — non pas piecisénient pendant le
diner, — <<la deviendrait fastidieux, et (pianl à moi, je n'y comprend»
rien. — mais au dessert , — entendez-vous?
MAITRK BRIDAirïE.
Si vous n'y comprenez rien , monseigneur, il est probable (pie votre
nièce est dans le m<?me cas.
M-: n VRON.
Raison de j'ius; ne voulez-vous pas qu'une femme admire ce qu'elle
comprend ;• D'où sortez-vous, Bridaini'? Voilà un raisonnement qui fait
pitié.
MAITRK BRIDAINE.
Je connais peu les femmes; mais il me semble qu'il est difficile qu'on
admire ce ([u'on ne comprend pas.
LE BARON.
Je les connais, lîridaine; je connais ces ôlres cliarmans et indéfinis-
sables. Soyez persuadé qu'elles ainu nt à avoir de la poudre dans les yeux,
et que plus on leiu' en jette, phis elles les écarquiilent, afin d'en gober
davantage.
( Perdican entre «l'un coté , Camille de l'autre. )
Bonjour, mesenfans; l)onjour, ma chère Camille, mon cher Perdican !
enibras^ez-moi , et embrassez-vous.
l'ERniCAN.
Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée! quel bonheur! que je suis
heureux !
CAMILLE.
îVlon père et mon cousin , je vous salue.
PERniCAN.
Comme te voilà grande, Camille! et belle comme le jour.
LE BARON.
Quand as-tu quitté Paris, Perdican?
PEllûICAIV.
Mercredi, je crois, ou mardi. Comn;e te voilà métamorphosée en
femme ! Je suis donc un homme, moi ? Il me sendile que c'est hier que je
t'ai vue pas plus haute ([ue cela.
LE BARON.
Vous devez être fatigué; la roule est longue, et il fait chaud.
ON NK BAUINK PAS AVKC LAMOCR. 47
PKRDICAN.
Oh! mon Dieu, non. Kegaidez donc, mon père, comme Camille est
jolie!
LE BARON.
Allons, Camille, embrasse Ion cousin.
CAMILLE,
Excusez-moi.
LK BARON.
Un compliment vaut un baiser; embrasse-la, Perdican.
PERDICAN.
Si ma cousine recule quand je lui tends la main , je vous dirai à mon
tour : Excusez-moi; l'amour peut voler un baiser, mais non pas l'amitié.
CAMILLE.
L'amitié ni l'amour ne doivent recevoir (|ue ce qu'ils peuvent rendre.
LE BARON , à maître BriJaine.
YoilA un commencement de mauvais augure; hé?
MAITRE BRIDAINE, au baron.
Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage lève bien des
scrupules.
LE BARON , à inaitie Biidnine.
Je suis choqué, — blessé. — Celte réponse m'a déplu. — Exnisez-moi!
Avez-vous vu ([u'elle a t'ait muie de se signer? — Yenez ici, que je vous
parle. — Cela m'est péiiib!e au dernier point. Ce moment qui devait
m'être si doux est complètement gAté. — Je suis vexé, — piqué. —
Diable ! voilà qiu est fort mauvais.
MAITRE BRIDAINE.
Diles-leur ([iielques mots; les voilà (pii se tournent le dos.
LE BARON.
Eh bien! mes enfans, à quoi pensez- vous donc? Que fais-tu là, Ca-
mille , devant celte tapisserie ?
CAMILLE, legardant un tableau.
Voilà un beau portrait, mon oncle. N'est-ce pas luie granil' tante à
nous ?
LE BARON.
Oui, mon enfant, c'est ta bisaïeule, — ou du moins, — la sœur de ton
bisaïeul , — car la chère dame n"a jamais concouru , — pour sa part, je
crois, autrement qu'en prières, — à l'accroissement de la famille. — C'é-
tait, ma foi, une sainte femme.
iS HtVLL l)K^ 1)1. L \ M().M»LS.
CVMII.l.K.
Oh: oui, uiio saiiiU": fC>t ma i;! and' laiile Isabelle; ooinnic ce rosliiinc
reliirieux lui va bien !
I,i: UAllON.
I".l loi , Penlicaii, (|tic fais-tu là, devant ce pot de Heurs i'
IM: Il 1)1 (AN.
> Oilà une tleur charmante, n)on [lère. C'est un hélioliope.
LE BARON.
Te moques-tu? elle est grosse comme une mouche.
PEnniCAN.
Cette petite (leur grosse comme une mouche a bien son prix.
MAITRE BRIDAINE.
Sans doute! le docteur a raison; demandez-lui à (juel sexe, à quelle
classe elle appartient; de (piels olémcns elle se forme, d'où lui vieiment.
sa sèvo et sa couleur; il vous ravira en extase en vous détaillant les phé-
nomènes de ce brin d'herbe , depuis la racine jusqu'à la Heur.
PERDICAN.
Je n'en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu'elle sent bon,
voilà tout.
SCENE m.
Devant le château.
Entre LE CHOEUR.
Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes
amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en
ce moment en prés»nce au eliàleau , maître P.ridaine et maître Blazius.
IS'avez-vous pas fait une remarque? c'est que lorsijue deux hommes à peu
près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et
les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, ii faut néces-
sairement ([u'ils s'adorent ou qu'ils s'exècrent. Par la raison que les con-
traires s'attirent , qu'un homme grand et desséché aimera un homme petit
et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je
prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux sont
armés d'une éi:ale impudence; tous deux ont pour ventre un tonneau;
non-seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets; tous deux se dis-
puteront à dîner, non-seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson
ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOLR. 49
est petit, coniineiit faire? et dans tous les cas une laiiij^ue de carpe ne peut
se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues. Hem , tous deux
sont !)avards ; mais à la rigueur ils peuvent parler ensemble sans s'écouter
ni l'un ni l'autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune Perdi-
can plusieurs questions [)édantes, et le gouverneur a froncé le sourcil. Il
lui est désagréable qu'un autre que lui semble mettre son élève à l'épreuve.
Item, ils sont aussi ignorans l'un que l'autre; item, ils sont prêtres tous
deux; l'un se targuera de sa cure , l'autre se rengorgera dans sa charge de
gouverneur. IMaître Blaziiis confesse le (ils, et maître Briilaine le père.
Déjà, je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à
fleur de tête , secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regar-
dent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches j
bientôt la guerre se déclare; les cuistreries de toute espèce se croisent et
s'échangent; et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s'agite
dame Pluclie , (|ui les repousse l'un et l'autre de ses coudes affilés.
iMainlenanl que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du cliàleau. C'est
la compagnie qui sort; retirons-nous à l'écart. ( us sortent.)
Entrent le baron et dame Pluche. ' '
LE BARON.
Vénérable Pluche , je suis peiné.
DAME l'LUCHE.
Est-il possible , monseigneur ?
LE BARON.
Oui, Pluche, cela est possible. J'avais compté depuis long-temps, —
j'avais même écrit, noté, — sur mes tablettes de poche, — que ce join-
devait être le plus agréable de mes jours, — oui, bonne dame, le plus
agréable. — Vous n'ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils
avec ma nièce; — cela était résolu , — convenu , — j'en avais parlé à Bri-
daine, — et je vois, je crois voir, que ces enfans se parlent froidement;
— ils ne se sont pas dit un mot.
DAME PLUCHE.
Les voilà (jui vieiment, monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets:'
LE BARON.
Je leur en ai touché que!(iues mots en p irlicidier. Je crois qu'il serait
bon, puis(iue les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice,
el de les laisser ensemble lUi instant. ( a se retire avec dame i-iuchc.)
, . , . Entrent Camille et Perdican.
TOME III. — SUPPLÉMENT. 4
50 HK.Vir, DIS DK.IX MONOKS.
l'EUDICAN.
Sais-iii (|ue cela n'a rien de beau , Caniille , de ni'avoir refusé uti baiser f
CAMILIJ'..
Je suis comme cela; c'est ma manière.
PERDICAN.
Venx-lu mon bras, pour faire un tour dans le village?
CAMlLhli.
Non , je suis lasse.
PEUDICAN.
Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos
parties sur le bateau? Viens, nous descendrons jusqu'aux moulins; je
tiendrai les rames, et toi le gouvernail.
CAMILLE.
Je n'en ai nulle envie.
PERDICAN.
Tu me fends l'ame. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement
de cœur pour notre enfance , pour tout ce pauvre temps passé , si bon , si
<loux, si plein de niaiseries délicieusas? Tu ne veux pas venir voir le sen-
tier par où nous allions à la ferme?
CAMILLE.
Non, pas ce soir.
PERDICAN .
Pas ce soir ! et quand donc? Toute notre vie est là.
CAMILLE.
Je ne suis ni assez jeune pour m'amuser de mes poupées , ni assez vieille
pour aimer le passé.
PERDICAN.
Comment dis-tu cela ?
CAMILLE.
Je dis que les souvenirs d'enfance ne sont pas de mon goût.
PERDICAN.
Cela t'ennuie?
CAMILLE.
Oui, cela m'ennuie.
PERDICAN.
Pauvre enfant ! je te plains sincèrement. ( Us sortent chacun de lem- côté. ;
LE BARON , rentrant avec dame Placbe.
Vous le voyez , et vous l'entendez, excellente Pluche; je m'attendais à
ON NE BADINE PAS AVEC L AMOUR. li\
Ja plus suave harmonie, et il me semble assister à un concert où le violon
joue mon cœur soupire pendant que la flûte joue vive Henri IV. Songez
à la discordance affreuse qu'une pareille combinaison produirait. Voilà
pourtant ce qui se passe dajis mon cœur.
DAME PLUCHE.
Je l'avoue; il m'est impossible de blâmer Camille, et rien n'est de plus
mauvais Ion, à mon sens, que les parties de bateau.
LE BARON.
Parlez-vous sérieusement ?
DAME PLUCHE.
Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces
d'eau.
LE BARON.
Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l'épouser, et
que dès lors...
DAME PLUCHE.
Les convenances défendent de tenir un gouvernail , et il est malséant
de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
LE BARON.
Mais je répète... Je vous dis...
DAME PLUCHE.
C'est là mon opinion. .•
LE BARON.
Etes-vous folle? En vérité, vous me feriez dire... Il y a certaines ex-
pressions... que je ne veux pas... qui me répugnent... Vous me donnez
envie... en vérité, si je ne me retenais... Vous êtes une pécore, Pluche!
Je ne sais que penser de vous. ( n son. i
SCÈNE IV.
Une place.
LE CHOEUR, PERDIC AN.
i .! , ; ■ 1 . .
PERDICAN. . . ;; •
Bonjour, amis. Me reconnaissez-vous?
LE CHŒUR.
Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé.
4.
*i^ RKVlil. HKS lH'.dX MONUKS.
l'^;lu>l(;A^•.
N'o,sl-»T pas vous ipii m'avez poiii' sur votre dos pour passer les ntis-
sPimx (le vos prairies, vous <|iii m'avez fait danser sur vos fî<*iioux , rpit
m'avez pris en eroiipe sur vos ehevaiix robustes, (pii vous «Mes serrés quel-
quefois autour de vos tal)lespour me faire une place au souper de la ferme?
i,F. r,ii«i;iiK.
Nous nous eu souvenons, seijîneiir. V<nis cliez bien le pins mauvais |,^ar-
nemcnl ol le meilleur i,^uvon de la terre.
ri:nnicv.\.
l'îl pouiquoi donc alors ne m'embrassez-vous pas , au lieu de me saluer
comme un étrangler?
LE CHŒUR.
Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles! cbacuu de nous voudrait
le prendre dans ses bras; mais nous sommes vieux, monseigneur, el
vous êtes un bonmie.
PKHDIC.VN.
Oui , il y a dix ans que je ne vous ai vus. et en mi jour tout change
sous le soleil. Je me suis élevé de quebpies pieds vers le ciel, et vous vous
êtes courbés de quebpies pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi ,
vos pas sont devenus plus lents; vous ne pouvez plus soulever de terre
votre enfant d'autrefois. C'est donc à moi d'être votre père, à vous (pii
avez été les miens.
LE CHŒUR.
Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance. Il est plus
doux de retrouver ce qu'on aime , que d'embrasser un nouveau-né.
,, PERDlCAN.
Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers , mes sentiers verts, ma [)etile
fontaine; voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde
mystérieux des rêves de mon enfance. O patrie! patrie! mot incompré-
hensible! l'homme n' est-il donc né que pour un coin de terre, pour y
bâtir son nid et pour y vivre un jour?
LE CHŒUR.
On nous a dit que vous êtes un savant , monseigneur.
PERDICAX.
Oui, on me l'a dit aussi. Les sciences sont une belle chose , mesenfans ;
ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes,
l'oubli de ce qu'on sait.
LE CHŒUR.
n s'est fait plus d'un changement pendant votre absence. Il y a des
filles mariées et des garçons partis pour l'armée.
ON NE UADLMi PAS AVEC LAMOUK. 53
l'EUUICAN.
Vous me conlerez tout cela. Je m'uUends bien ù du nouveau, mais en
vérité je n'en veux pas encore. Comme ce lavoir est pelit! aulrelois il me
paraissait immense; j'avais emporté dans ma tète un océan et des iorèts ,
et je retrouve une goutte d'eau et des Inins d'herbe. Quelle est donc celte
jeune Hll<' qui chaule à sa croisée derrière ces arbres?
LE CIIŒUU.
C'est Rosette, la sœur de lait de votre cousine Camille.
l'EKDICAN , s'avanç;.nl.
Descends vile, lloselte, et viens ici.
ROSETTE, entrant. ^ .
Oui, monseigneur.
PERDICAN.
Tu me voyais de ta fenêtre, et lu ne venais pas, méchante fille? donne-
moi vite cette main-là, et ces joues-là, que je t'embrasse.
ROSETTE.
Oui , monseigneur.
l'EUUICAN.
Es-tu mariée, petite? on m'a dit que tu l'étais.
ROSETTE.
Oh ! non.
l'EUDICAN,
Pourquoi? Il n'y a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous te
marierons, mon enfant.
LE CHŒUR.
IMonseigneur, elle veut mourir fille.
l'ERDICAX.
Est-ce vrai, Uosetle?
ROSETTE.
Oh! non.
' PERDICAN. ,-
Ta sœur Camille est arrivée. L'as-tu vue !* . ; . • n
I . ROSETTE. , , , vj
Elle n'est pas encore venue par ici. , , ! •: ^ i .
'■ '■■ ■ PERDICAN. • ■ , . ■...:';, • ■
Va-t'en vite mettre la robe neuve, et viens souper au château.
M^ lUCVlL DES DKLX .M(JM>liS.
SCÈNE V.
Une salle.
Eiitmil le BARON el nuiilrc BL AZIUS.
MAITIU: IlLAZirS.
Seiyiit'iir, j"ai un mol à vous dire; le curé de la paroisse est un ivroj^ue.
LE BARO.N.
Fi done 1 cela ne se peul pas.
MAITRK BLAZFUS.
J'en suis certain. Il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
LE BARON.
Cela est exorbitant.
MAITRE ULAZIUS.
Et en suitanl de table, il a marclu' sur les plates-bandes.
LE BARON.
Sur les plaies-bandes? — Je suis confondu. — Voilà qui est étrange,
— boire trois bouteilles de vin à dîner! rnarclier sur les plates-bandes?
c'est incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans l'ailée?
MAITRE BLAZIUS.
Parce qu'il allait de travers.
LE BARON , à part.
Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blaziii!»
sent le vin d'une manière horrible.
MAITRE BLAZms.
De plus, il a mangé beaucoup; sa parole était embarrassée.
LE BARON.
Vraiment, je l'ai remarqué aussi.
MAITRE BLAZIUS.
Il a lâché quelques mots latins; c'étaient autant de solécismes. Seigneur,
c'est un homme dépravé.
LE BARON , à part.
Pouah! ce Blazius a une odeur qui est intolérable. — Apprenez, gou-
verneur, que j'ai bien autre chose en tète , et que je ne me mêle jamais de
ce qu'on boit ni de ce qu'on mange. Je ne suis point un majordome.
MAITRE BLAZIUS.
A Dieu ne plaise que je ne vous déplaise , monsieur le baron ; votre vin
est bon.
ON Nli BADINK l'AS AVEC i/aMOUK. H^
LE BARON.
Il y a lie buu vin claiii) mes caves.
MAITHK HR1DAINE, enlianl.
Seigneur, votre lils esl sui la place , suivi de lous les polissons du village.
LE BARON.
Cela est impossible.
MAURE BRIDAINE.
Je l'ai vu de mes propres yeux. Il ramassait des caillons pour faire des
ticochels.
LE BARON.
Des ricoeliets? ma tôle s'éj^are; voilà mes idées qui se bouleversent.
Vous me faites un rapport insensé, liridaiae. Il est inoui (|u'un docteur
fasse des ricochets.
BRIDAINE.
Mellez-vous à la fenôtre, monseigneur, vous le verrez de vos propres
yeux.
LE BARON , à paît.
O ciel, Blazius a raison; Bridaine va de travers.
MAITRE BRIDAINE.
Regardez, monseigneur, le voilà au bord du lavoir, il tient sous le bras
une jeune paysanne.
LE BARON.
Due jeune paysanne? Mon Dis vient-il ici pour débaucher mes vassales?
Une paysanne sous son bras! et tous les gamins du village autour de lui !
le me sens hors de moi.
MAITRE BRIDAINE.
Cela crie vengeance.
LE BARON.
Tout est perdu ! — perdu sans ressource ! — Je suis perdu; — Bridaine
va de travers, Blazius seul le vin à faire horreur, et mon fds séduit toutes
les filles du village en faisant des ricochets. ( n son.)
HiN DU PREMIER ACTE.
ACTE SECOND.
SCENE PREMIERE.
Un jardin.
Enlrent maîlre BLAZIUS et PERDICAIN.
MAITRE BLAZIUS.
Seigneur, voire père esl au désespoir.
PERDICAN.
Pounjuoi cela ?
MAITRE BLAZIUS.
Vous n'ignorez pas qu'il avait formé le projet de vous unir à voire cou-
sine Camille.
PERDICAN.
Eh bien? — Je ne demande pas mieux.
MAITRE BLAZIUS.
Cependant le baron croit remarquer que vos caractères ne s'accordent
pas.
PERDICAN.
Cela est malheureux; je ne puis refaire le mien.
MAITRE BLAZIUS.
Rendrez-vous par là ce mariage impossilîle ?
PERDICAN.
Je vous répèle que je ne demande pas mieux que d'épouser Camille.
Allez trouver le baron et dites-lui cela.
ON ^'E UADliNE l'A.S AVI.C L AMOLK. Oi
MAITUE BLAZIUS.
Seigneur, je me relire : voilà voire cousine qui vient de ce côté.
( II sort. )
Entre Camille.
PERDICAN.
^ Déjà levée, cousine;'' J'en suis toujours pour ce (jue je t'ai ilil liier ; tu
es jolie comme uu cœur.
CAMILLK.
Parlons sérieusement, Perdican; votre père veut nous marier. Je ne
sais ce que vous en pensez; mais je crois bien faire en vous prévenant que
mon parti est pris là-dessus.
PEKDlCAiX.
Tant pis pour moi si je vous déplais.
CAMILLE.
Pas plus qu'un autre; je ne veux pas me marier; il n'y a rien là dont
votre orgueil doive souffrir.
• • l'EUDIC.AN.
L'orgueil n'est pas mon fait; je n'en estime ni les joies ni les peines.
CAMILLE.
Je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère; je retourne demain
au couvent.
PERDICAN.
Il y a de la franchise dans ta démarche; louche là, et soyons bons
amis.
CAMILLE.
Te n'aime pas les altouchemens.
PEilDICAN, lui prenant la main.
Donne-moi ta main, Camille, je t'en prie. Que crains-tu de moi? tu
ne veux pas qu'on nous marie? Eh bien ! ne nous marions jtas; est-ce une
raison pour nous haïr? ne sommes-nous pas le frère et la scrur? Lorsque
la mère a ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu (jue notre
amitié fût éternelle, voilà tout ce (|u'elle a voulu; pourquoi nous marier?
voilà ta main et voilà la mienne ; et pour qu'elles restent unies ainsi jus-
qu'au dernier soupir, crois-tu qu'il nous faille un prêtre? Nous n'avons
besoin que de Dieu.
CAMILLE.
Je suis bien aise que mon refus vous soit indiflérent.
PERDICAN.
Il ne m'est point indilTérent , Camille. Ton amour m'eût lîoiiné la vie ,
mais ton amitié m'en consolera. Ne quitte pas le château demain; hier.
■)S IIKVUE DES IJEUX MONDES. "
In as rofiisf ilo fiiiro un (miido janliii, parce (|uc lu vdvais en iiiui un
uiaii ilonl lu ne voulais pas. Ileste ici (piciqucs jouis; laisse -moi csperci
<|iie notie vie pas«iee nesl pas inorle à jamais ilaus Ion co-in.
CAMlLlj;.
Je suis obliuec de paiiii .
PEIIUICA.N.
Pounpioi :*
CAMII,Li;.
C'est mon secret.
l'ERUICA.N.
En aimes-lu un autre que moi? ;
CAMILLE.
Non ; mais je veux partir.
PERDICAN.
Irrévocablement?
CAMILLE.
Oui, irrévocablement. r>
PEKUICAN.
EU bien! adieu. J'aurais voulu m'asseoir avec loi sous les maronniers
«lu petit bois, et causer de boime amitié une heure ou deux. Mais si cela
le déplaît, n'en parlons plus; adieu , mon enl'ant. ( n son. )
CAMILLE , à dame Plucbc qui entre.
Dame Fluclie, iml est-il prêt? Partirons-nous demain? Mon tuteur
a-t-il fini ses comptes?
DAME PLUCHE.
Oui , chère colombe sans tache. Le baron m'a irailée de pécore hier
.>oir, et je suis enclianlee de partir. d^j
CAMILLE.
Tenez; voilà un mot d'écrit que vous porterez avant diner, de ma part,
a mon cousin Perdican.
DAME PLUCHE.
Seigneur n)on DieA! est-ce possible? "Vous écrivez un billet à un
homme !
CAMILLE.
Ne dois-je pas être sa femme? Je puis bien écrire à mon fiancé.
DAME PLUCHE.
Le seigneur Perdican sort d'ici. Que pouvez-vous lui écrire ? Votre
fiancé , miséricorde ! Serait-il vrai que vous oubliez Jésus ?
CAMILLE.
Faites ce que je vous dis, et disposez fout pour notre départ.
(Elles sortent. I
ON NK BADINE PAS AVEC l' AMOUR. o\)
SCÈNE II. .
La salle à manger. — On met le couvert.
Eulre mallre BRIDAINE.
Cela esl cerlaiii; on lui donnera encore aujourd'hui la place d'honneur.
Celle chaise ([ue j'ai occupée si long-temps à la droite du baron sera la
proie du gouverneur. O malheureux que je suis ! Un âne bâté, un ivrogne
sans pudeur, me relègue au bas bout de la lable ! Le majordome lui ver-
sera le premier verre de Malaga , el lorsque les plats arriveront à moi , ils
seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés; il ne restera
plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. O sainte église catholique !
Qu'on lui ait donné cette place hier, cela se concevait; il venait d'arriver,
c'était la première fois, depuis nombre d'années, ([u'il s'asseyait à celte
table. Dieu ! comme il dévorait ! non , rien ne me restera , (jue des os et
des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénérable
fauteuil où je me suis renversé tant de fois, gorgé de mets succulens !
Adieu , bouteilles cachetét s , fumet sans pareil de venaisons cuiles à |)oinl !
Adieu, table splendide, noble salle à manger; je ne dirai plus le henedi-
cile! Je retourne à ma cure; on ne me verra pas confondu [)armi la foule
des convives, et j'aime mieux, comme César, être le premier au village
que le second dans Home. (n soit. )
SCENE III.
Un champ devant une petite maison.
Entrent ROSETTE et PERDICAN.
PEIIDICAN.
Puis(iue la mère n'y esl pas, viens faire un tour de promenade.
ROSETTE.
Croyez- vous que cela me fasse (hi bien, tous ces baisers que vous mt
donnez ?
PERDICAN.
Quel mal y trouves-tu? Je t'embrasserais devant ta mère. N'es-lu pas la
sœur de Catnille? ne suis-je pas ton frère comme je suis le sien ?
ROSETTE.
Des mots sont des mots , el des baisers sont des baisers. Je n'ai guère
(iO HKVii. i)i;s i)i:rx mondks.
ir«'>|»ril , v\ je in'oii a|»i'n;ois bien silùl (juc je veux diic (|ii('I(|iie chose.
Les belles daines savent leur affaire, selon ({u'on leur baise la main droite
ou la main ijauelie; leurs pères les embrassent sur le Iront, leurs frères
sur la joue, leurs amoureux sur les lèvies; moi, loul le inonde m'embrasse
sur les deux joues, et eela me chagrine.
i'r:uuicA\.
Que tu es jolie, mon enfant !
ROSETTi;.
Il ne faut pas non |)lus vous fâcher pour cela. Comme vous paraisse/
triste ce malin! ^'otre mariage est donc man(|ué^
l'EKDICAN.
Les paysans de ton village se souviennent de m'avoir aimé; b s chiens
de la basse-cour et les arbres du bois s'en souviennent aussi; mais (Jamilie
ne s'en souvient pas. Et toi, Rosette, à quand le mariage?
ROSETTE.
Ne parlons pas de cela , voulez-vous? jiarlons du temps cju'il fait, de ces
fleurs (jue voilà , de vos chevaux et de mes bonnets.
PERDICAi\.
De tout ce qui te plaira , de tout ce qui peut passer sur tes lèvres sans
leur ôter ce sourire céleste, que je respecte plus que ma vie.
( Il l'embrasse. )
ROSETTE.
Vous respectez mon sourire , mais vous ne respectez guère mes lèvres ,
à ce qu'il me semble. Regardez donc; voilà une goutte de [>luie qui me
lombe sur la main , et cependant le ciel est pur.
l'ERDICAN.
Pardonne-moi.
ROSETTE.
Que vous ai-je fait pour que vous pleuriez? ' ( lU soncnt. ;
SCENE IV.
Au château.
Entrent maître BLAZIUS et le BARON.
MAITRE BLAZH'S.
Seigneur, j'ai nue chose singulière à vous dire. 'J'out-à-l'heure j'étais
par hasard dans l'oflice, je veux dire <larjs la galerie; qu'aurais-je été faire
ON Nli «ADIM. l'AS .\Vi:(. l' AMOUR. (H
dans l'office? J'étais donc dans la galerie. J'avais trouvé par accident une
liouleille, je veux dire une carafe d'eau; comment anrais-je trouvé une
bouteille dans la galerie? J'étais donc en train de boire un coup de vin
pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de
lleurs qui me paraissaient d'un goût moderne , bien qu'ils soient imités de
l'étrusque. . , ,:',;.,. . .i, ., • ; , ■• r ■ 1 io .
>„t, ...,.,. = .,-.,..■*,,_,; LE BARON. ^^,, ,_,, , , ,;;;,;,,,,,,
Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée , Blaziiis! vos
discours sont inexjdicables.
MAITRE BLAZIUS.
Ecoulez-moi , seigneur, prêtez-moi un moment d'attention. Je regardais
donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel, il y va de
l'honneur de la famille. ,,,,- ^,| ,; ,,
LE BARON.
De la famille ! voilà qui est incompréhensible. De l'honneur de la fa-
mille, Rlazius! Blazius ! savez-vons que nous sommes trente-sept nwles,
et presque autant de femmes, tant à Paris qu'en province?
MAITRE BLAZIUS.
Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin ,
je veux dire un verre d'eau , pour chasser la digestion tardive , imaginez
que j'ai vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors d'haleine.
LE BARON. ' ' ' -
Pourquoi hors d'haleine, Blazius? ceci est insolite.
MAITRE BLAZins. , i. 'iiii'
Et à côté d'elle , ronge de colère , votre nièce Camille. . . >
LE BARON. • ç
Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche? ; ,
MAITRE BLAZIDS.
Votre nièce , seigneur.
j LE BARON.
Ma nièce rouge décolère! Cela est inouij et comment savez-vous que
c'était de colère? Elle pouvait être rouge pour mille raisons; elle avait
sans doute poursuivi (pichpies paillions dans mon parterre.
MAITRE lîLAZUS.
.le ne puis rien affirmer là-dessus, cela se peut; mais elle s'écriait avec
force : Allez-y! trouvez-le ! faites ce qu'on vous dit! vous êtes une sotte !
je le veux! et elle frappait avec son éventail siu h; coude de dame
Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.
(fcj m vuK i)i;s Dia \ >him»j..s.
l.li HARON.
Dans ht liizonif! «'I »iii(' i('|ii)ii(Iail la i^oiivcniaiilc aux exhavaRances de
ma iiit't'f ' car (Vile ("oiniiiilc iiurilc d'èlic »|iialilic«' ainsi.
MMTUK HLA/IUS.
I.a e:<invoi liante rcpoiulail : Je ne veux pas y aller! Je ne l'ai pas trouvé!
Il fait la cour aux lillcs du villai^e, à des p;ai(leuses de dindons! Je suis
trop vieille pour commencer à porler des messages d'amour ; içiace à Dieu ,
j'ai vécu les mains pures jusqu'ici. — Et tout en parlant, elle froissait dans
ses mains un petit [tapier plié en quatre.
LE BAUON.
Je n'y comprends rien; mes idées s'embrouillent tout-à-fait. Quelle
raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en «jualre
en faisant des soubresauts dans une luzerne ! Je ne puis ajouter foi à de
pareilles monstruosités.
MAITRE BLAZIOS.
Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait ?
LE BARON.
Non, en vérité, non, mon ami, je n'y comprends absolument rien.
Tout cela me paraît une coïKluite désordonnée, il est vrai , mais sans
motif comme sans excuse.
MAITRE BLAZIUS.
Cela veut dire que votre fille a une correspondance secrète.
LE BARON'.
Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez? Pesez vos paroles,
monsieur l'abbé.
MAITRE BLAZIUS.
Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon ame au juge-
ment dernier, que je n'y trouverais pas un mot qui sente la fausse mon-
naie. Votre nièce a une correspondance secrète.
I.E BARON.
Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
5IAITRE BLAZns.
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d'une lettre? Pourquoi
aiirait-elle crié: Trouvez-le! tandis que l'autre boudait et rechignait?
LE BARON.
Et à qui était adressée cette lettre?
MAITRE BLAZIUS.
Voilà précisément le hic, monseigneur, hicjacet lepus. A qui était
ON M'. IJADINK l'As AVEC LAMOlIl. (îô
adressée relie letlie? à un liomine qui fait la cour à nue jrartieuse de
dindons. Or, un lioinine qui reclierclie en (lublie une gardeuse de din-
dons, peut être soupçonné violemment d'ède né pour les garder lui-
même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec l'éducation
qu'elle a reçue, soit éprise d'un pareil homme; voilà ce que je dis, et
ce qui fait que je n'y comprends rien non plus (|ue vous, révérence
parler. ,
LIi BARON.
O ciel ! ma nièce m'a déclaré ce matin même qu'elle refusait son cousin
Perdican. Aimerail-elle un gardeur de dindons ? Passons dans mon cabinet ;
j'ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis ras-
sembler mes idées. (Us sortent.!
SCENE Y.
Une fontaine dans un bois.
Entre PERDICAN, lisant un billet.
« 'J'roHvez-vous à midi à la petite fontaine... » Que veut dire cela:' tant
de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un
rendez-vous par-dessus tout! Si c'est pour me parler d'affaires, poin(|u<ti
choisir un pareil endroit? Est-ce une cociuetterie? Ce matin, en me pro-
menant avec Rosette, j'ai entendu remuer dans les broussailles, et il m'a
semble que c'était un pas de biche. Y a-t-il ici quebjue intrigue?
Entre Camille.
CAMILLE.
Bonjour, cousin; j'ai cru m'apercevoir, à tort ou à raison , (jue vous me
quittiez tristement ce matin. Vous m'avez pris la main malgré moi; je
viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser,
le voilà. ( Kiie renibrasse. ) Maintenant, vous m'avez dit que vous seriez bleu
aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là , et causons.
( Kllc s'asseoit.)
r'EIlDICAiX.
Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment?
CAMILLE.
Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n'est-ce pas-*
Je suis d'buuieur changeante ; mais vous m'avez dit ce malin un mot très
juste : « Puisque nous nous (juittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne
savez pas la raison pour lacjuelle je pars, et je viens vous la dire : je vais
prendre le voile. ; .
(il HF.VUK ni-.S UEIIX MOM)i:S.
Rsl-oe possil»le? KsI-oe loi, Camille, (|iiejt; vois dans celle fonlainc,
assise sur h-s niariîueriles , eoinine aux jours d'aiilrefois?
CAMILLK.
Oui. Penliean, c'est moi. Je viens revivre ini qiiarl (riieiiie de la vie
passée. Je vous ai paru liniscpie et haiilainc; eela esl loiil simple, j'ai re-
noncé an monde. Cependant , avant de le (piiller, je serais bien aise «l'avoir
votre avis. Trouvez-vous <jue j'aie raison de me faire relij,^iense?
ri:uuic.v>.
Ne m'interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.
CAMILLE.
Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l'un de l'autre,
vous avez commencé l'expérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes,
et vous devez avoir appris beaucoup en peu de temps avec un co'ur et un
esprit comme les vôtres. Dites-moi , avez-votis eu des maîtresses?
l'ERDICAN.
Pourquoi cela ?
CAMILLE.
Répondez-moi, je vous en prie , sans modestie et sans fatuité.
PEUniCAN.
J'en ai eu.
Les avez-vous aimées ?
De tout mon cœur.
CAMILLE.
Où sont-elles maintenant? Le savez-vous?
PERDICAJV.
Voilà , en vérité , des questions singulières. Que voulez-vous que je
vous dise? Je ne suis ni leur mari ni leur frère j elles sont allées où bon
leur a semblé.
CAMILLE.
Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux
autres. Combien de temps avez-vous aimé celle (jue vous avez aimée le
mieux ?
PEUDICAX.
Tu es une drôle de fille; veux-tu te faire mon confesseur?
CAMILLE.
C'est une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement.
CAMILLE.
PERDICAN.
ON NE BADINE l'AS AVEC i/aMOCP.. t)i>
\'oiis n'êtes point nn libertin, et je crois que voire cœur a île la prGl)ité.
Vous avez dû inspirer l'amour, car vous le méritez, et vous ne vous seriez
pas livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
l'KRDICAN.
Ma foi, je ne m'en souviens pas.
CAMILLK.
Connaissez- vous un homme qui n'ait aimé qu'une femm.-:»
PERDICAN.
Il y en a certainement.
CAMILIJ;.
Est-ce un de vos amis? Dites-moi son nom.
PERDICA-N.
Je n'ai pas de nom à vous dire- mais je crois qu'il y a des hommes ca-
pables de n'aimer qu'une fois.
CAMILLE.
Combien de fois un honnête homme peut-il aimer?
TERDICAN.
Veux-tu me faire réciter une liianie, ou récites-tu toi-même un caté-
chisme?
CAMILLE.
Je voudrais m'inslruire, et savoir si j'ai tort ou raison de me faire re-
ligieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec franchise
à toutes mes questions, et me monlrer votre cœur à nu? Je vous estime
beaucoup, et je vous crois, par votre éducatioii et par votre nature, supé-
rieur à beaucoup d'aulreshommes. Je suis fâchée que vous ne vous souve-
niez plus de ce que je vous demande; peut-êlre en vous conuaissant
mieux, je m'enhardirais.
PERDICAN.
Où veux-tu en venir? parle ; je répondrai.
CAMILLE.
Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au
couvent?
PERDICAN.
Non.
CAMILLE.
Je ferais donc mieux de vous épouser?
PERDICAN.
Oui.
TOME III. ^
G6
RKVLK DES DICUX >I().\UK.S.
'V
CAMILLK.
Si le niictlf voirtî paroisse soiifllail sur un verre d'eau, cl vous disait
que c'est un verre de \iu, le boiriez-voiis eomuie lel ?
PF.IU)ICAi\.
Non .
CAMILLE,
Si le curé de votre paroisse soufllait sur vous, et me disait ([ue vous
m'aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire?
PERDICAN.
Oui et non.
CAMILLE.
Que me conseilleriez-vous de faire , le jour où je verrais que vous ne
m'aimez plus ?
1>ERDICA.\.
De prendre un amant.
CAMILLE.
Que ferai-je ensuite, le jour où mon amant ne m'aimera plus?
PERnir:AN.
Tu en prendras un autre.
CAMILLE.
Combien de temps cela du'rera-l-il ?
PERDICAN.
Jusqu'à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs.
CAMILLE.
Savez-vous ce que c'est que les cloîtres, Perdican? Vous êtes-vous ja-
mais assis un jour entier sur le banc d'un monastère de femmes?
PERDICAN.
Oui , je m'y suis assis.
CAMILLE.
J'ai pour amie une sœur qui n'a que trente ans, et qui a eu cinq cent
mille livres de revenu à l'âge de quinze ans. C'est la plus belle et la plus
noble créature qui ait marché sur terre. Elle était pairesse du parlement,
et avait pour mari un des hommes les plus distingues de France. Aucune
des nobles facultés humaines n'était restée sans culture en elle , et, comme
un arbrisseau d'une sève choisie, tous ses bourgeons avaient donné des
ramures. Jamais l'amour et le bonheur ne poseront leur couronne fleurie
«;uruii front plus beau; son mari l'a trompée 3 elW-a aimé un .■•.titre homme,
et elle se meurt de désespoir.
^ tv ■ ^<ù:^
ON NE BADINE PAS AVEC LAMOLK. G7
" ' "■' ■'■''■ ' PERDICAN.
Cela est possiljle. . '
■ l ■ CAMILLE.
Nous habitons la même cellule , et j'ai passé des niiils entières à parler
de ses malheurs • ils sont presque devenus les miens; cela est singulier,
n'est-ce pas? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait
de son mariage, quand elle me peignait d'abord l'ivresse des premiers
jours, puis la trampiillilc des autres, et comme endn tout s'était envolé ,
comme elle était assise le soir au coin du feu , et lui auprès de la fenêtre,
sans se dire un seul mot, comme leur amour avait langui , et comme tous
les efforts pour se rappnicher n'aboutissaient qu'à des querelles; comme
une ligure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux, et se gliser
dans leurs souffrances , c'était moi (jue je voyai'^ agir tanùis ([u'elle parlait.
Quand ell3 disait : Là j'ai été heureuse, mon cœur bondissait; et quand
elle ajoutait : Là j'ai pleuré, mes larmes coulaient. Mais figurez- vous
quekpie chose de plus singulier encore ; j'avais fini par me créer une vie
imaginaire ; cela a duré quatre ans; il est inutile de vous dire par comliien
de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est a enu. Ce que je
voulais vous raconter, comme une curiosité, c'est que tous les récils
de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient voire ressemblance.
PERlilCA.X.
.Ma ressemblance , à moi ? .
CAMILLE.
Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que j'eusse connu.
En vérité, je vous ai aimé, Perdican.
PEUDICAN.
Quel âge as-tu , Camille ? ,
CAMILLE.
Dix-huit ans.
PERDICAN.
Conlinue. continue; j'écoule.
CAMILLE.
Il y a deux cents femmes dans notre couvent; un petit nombre de ces
fenunes ne connaîtra jamais la vie, et tout le reste attend la mort. Plus
d'une parmi elles sont sorties du monastère comme j'en sors aujourd'hui,
vierges et pleines d'espérances. Elles sont revenues peu de temps après ,
vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous
les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur les ma-
telas de crin. Les étrangers qui nous visitent, admirent le calme ot l'ordre
«iîS
IIF.VI!B I>KS l»i:i \ M(»M>I>.
ih- lu iiiiiixiii; il^. ii-;;;iiili'iit .'itlt'iilivoiiieiit la Itlaiicluiii ilr uns voiles;
mais ils se tieniaïuliMil |)oiii'(|ii(m nous les rabaissons sin- nos ycii\. (Jnr
|>ensoz-vons de ces l'cinnies, l'eniican ' niil-fllcs toi t , on oiil-elles raison ■'
PKUDICW.
.le neti sais rien.
CAMILLE.
Il s'en esl tronvé (|nelqncs-nnes qui me eonseillenl de rester vierge. Je
snis bien aise de vous (M)nsnller. Croyez-vons «jiie ces fennnes-là ainaient
mienx fait de prendre im anianl , et de me conseiller d'en faire anlant^
PERDIC.V.N.
Je n'en sais rien.
CAMILI-E.
"N'ous aviez promis de me répondre.
l'ERDICAN.
J'en suis dispensé tout nalnrellemenl; je ne crois pas qne ce soit toi qui
parles.
CAMILLE.
Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des choses très ridi-
cules. Il se peut bien qu'on m'ait fait la leçon, et tpie je ne sois qu'un
perroquet mal appris. Il y a dans la galerie un petit tableau qui repré-
sente un moine courbé sur un missel; à travers les barreaux obscurs de
sa cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une locanda ita-
lienne, devant laquelle danse un chévrier. I.equel de ces deuv hommes
estimez-vous davantage?
PERDICAN.
Ni l'un ni l'autre et tous les deux. Ce sont deux hommes de chair et
d'os; il y en a un qui lit, et un autre qui danse; je n'y vois pas autre
chose. Tu as raison de te faire religieuse.
CAMILLE.
Vous me disiez non tout-à-l'heure.
PERDICAN.
Ai-je dit non? Cela est possible.
CAMILLE.
Ainsi vous me le conseillez?
PERDICAN.
Ainsi tu ne crois à rien?
CAMILLE.
Lève la tête , Perdican ; quel est l'homme qui ne croit à rien?
ON NK uadim: pas avkc l'amour. 69
l'EUniCAN , se levant.
En voilà un ; je ne crois pas à la vie inmiorlelle. — Ma sœur chérie, les
religieuses l'ont donné leur expérience ; mais , rrois-nioi , ce n'est pas la
tienne; lu ne mourras pas sans aimer.
CAMILI.F,.
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir; je veux aimer d'un amour
éternel, el faire des sermens qui ne se violent f)as. Voilà mon amant.
( lille montre son crucifix. )
l'KRDICAN.
Cet ainant-là n'exclut pas les autres.
CAMILLE.
Pour moi du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican! Il y a dix
ans (pie je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres années, si
nous nous revoyons, nous en reparlerons. J'ai voulu ue pas rester dans
votre souvenir comme une froide statue; car l'insensibilité mène au point
où j'en suis. Ecoutez-moi : retournez à la vie, et tant que vous serez
heureux, l.Mit (pic vous aimerez connue on peut aimer sur la terre,
oubliez votre sœur Camille; mais , .s'il vous arrive jamais d'être oublié ou
d'oublier vous-même, si l'ange de l'espérance vous abandonne, lorsque
vous serez seul avec le vide dans le cœur, pensez à moi (jui prierai pour
vous.
PERDICAN.
Tu es une orgueilleuse; prends garde à toi.
CAMILLE.
l'ounpioi?
PERDICAN.
Tu as dix-huit ans, el tu ne crois pas à l'amour !
.- CAMILLE.
, Y croyez-vous, vous qui parlez? Vous voilà courlx; pi es île moi a\ec
des genoux qui se sont u.scs sur les lapis de vos maîtresses, et vous
n'en savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie el des
larmes de désespoir; mais, vous saviez que l'eau des sources est plus
constante que vos larmes, et ((u'elle serait toujours là pour laver vos
paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeime homme , et vous
souriez quanil on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas qu'on
'l»uisse mourir d'amour, vous qui vivez et (pii avez aimi\ Qu'est-ce donc
(pie le inonde? Il me semble cpie vous devez cordialement mépri-ser les
femmes qui vousprennent tels que vous êtes, et (pii chassent leur dernier
amant, pour vous attirer dans leurs bras avec les bai.sers d'un autre sur
"'^ llKVlJi: DES DEUX MOiM>KS.
It's iùvres. Jo \(>ns tlfiiiaïulaL» loiil-i-riiciiie si vous avie/ aime; vous
m'ave/ rqKU«lu coiuuie un voyai^cm à (|iii l'on (Icuiaiulciuil s'il acte en
Italie ou ou Allemaijue, el quidiiail : Oui, j'y ai (-lé; puis qui penserait
à aller eu Suisse, ou dans le preniiei- pays venu. lOsl-ce donc une monnaie
ipie voire amour, |)0ur (|u'il puisse passer ainsi de mains en mains jus-
tpi'à la nîorti' Non, ce n'esl pas même une inonnaic; car la [)lus mince
pièce d'or vaut mieux que vous, el dans quelques mains (ju'elie passe,
elle parde son effigie.
PEHDICAN.
Que lu es belle, Camille, lors(jue tes yeux s'animent!
CAMILLE.
Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m'apprendront
rien: la froide nonne qui coupera mes cheveux pâlira i)eut-ùtre de sa
nuitilation; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes [ our
coin-ir les boudoirs j il n'en man{iue:a pas un seul sur ma tôle, lors(pie le
fer y passera; je ne veux qu'un coup de ciseau, et quan I le prêtre qui
me bénira me mettra au doigl l'anneau d'or de mon époux céleste, la
niéche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.
PEIIDICAN.
Tu es en colère, en vérilé.
CAMILLE.
J'ai eu tort de parler; j'ai ma vie entière sur les lèvres. O Perdican! ne
raillez pas; tout cela est triste à mourir.
PERDICAN.
Pauvre enfant, je te laisse dire, et j'ai bien envie de te répondre un
mo?. Tu me parles d'une religieuse qui me paraît avoir en sur toi une in-
Ihience funeste; lu dis qu'elle a clé trompée, c}u'clle a trompé elle-même,
et qu'elle est désespérée. Es-lu sûre (jue si son mari ou son amant reve-
nait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait
pas la sienne ?
CAMILLE.
Qu'est-ce que vous dites? J'ôi mal entendu.
PERDICAN.
Es-tu sûre que si son mari ou son ;;mant levenait lui dire de souffrir
encore , elle répondrait non ?
CAMILLE.
Je le crois, je le crois.
PERDICAN.
Il y a deux cents fennnes dans ton monastère, et la plupart ont au fond
du cœur des blessures profondes; elles le les ont fait loucher, el elles ont
ON Nli BADI.NK PAS AVEC l'asIOLR. 71
coloré la pensée virtiliialc des goniles île leur sanu;. KUes ont vécu, n'est-ce
pas? et elles t'ont montré avec horreur la roule de leur vie; tu t'es signe e
(levant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus; elles t'ont fait
une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps
décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme.
Es-tu sûre que si l'homme qui passe était celui qui les a trompées, celui
|)our qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu'elles maudisent en
priant Dieu , es-tu sûre (ju'en le voyant , elles ne briseraient pas leurs
chaînes pour courir ù leurs malheiu-s passés, et pour presser leurs poi-
trines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries? O mon enfant!
sais-tu les rêves de ces femmes (jui te disent de ne pas rêver? Sais-tu
tjuel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres
font trembler l'hoslie ipron leur présente? J'jlles qui s'asseoient près de
loi avec leurs tètes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse
Hétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur
désespoir, et qui font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tom-
bes, sais-tu qui elles sont?
CAMILLE.
^"ous me faites peur; la colère vous prend aussi.
PERUICAN.
Sais-tu ce que c'est que des nonnes, malheureuse fille? Elles qui te re-
présentent l'amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu'il
y a pis encore, le mensonge de l'amour divin? Savent-elles que c'est un
crime qu'elles font de venir chuchoter à ujîc vierge des paroles de femme ?
Ah ! comme elles t'ont fait la leçon ! Co'.nme j'avais prévu tout cela quand
tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante! Tu voulais partir
sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois , ni celte pauvre
petite fontaine, qui nous reganie toui en larmes; lu reniais les jours de
ton enfance, et le masiiue de plâtre (jiie les nonnes t'ont pla(jué sur les
* joues me refusait un baiser de frère; mais ton cœur a battu, il a oublié sa
leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue l'asseoir sur l'herbe où
nous voilà. Eh bien! Camille, ces fenuncs ont bien parlé; elles l'ont mise
dans le vrai chemin; il pourra m'en coiiier le bonheur de ma vie; mais
dis-leur cela de m\ part ; le ciel n'est pas pour elles.
CAMILLE.
INi pour moi, n'est-ce pas?
PERDICA.N .
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces
récils hideu.ii qui t'ont empoisonnée , réponds ce que je vais te dire : Tous
les hommes sont menteurs, inconst^ns, faux, bavards, hypocrites, or-
7'2 HI.VLi; DKS IH.L\ M(t.M)r.S.
iriu'ilU'iix cl làclu's. iiit pris.iblos ri sensuels; toiilcs les rciiiiiics siiril [ici-
lides, arlilicifiises. vauih-uscs . ciiiiotiscs cl dcpravcrs; le iimiitli! iTrsI
«lu'iiri t'ixtnit sans toiitl où les pluxuics h's [dus iiifoiiiies ranipciil cl se Itir-
ilciil sur (les niiiiila;;ues de faii^ire; mais il y a au monde une cliose sainle
cl suliliuie, c'est ruiiittii île deux de ces cires si iniparfails cl si affreux.
On csl souvent trompe en amour, souvent blessé et soumuI in;illi( iireiix ;
mais on aime, et (juand on est sur le bord de sa tombe , on se retourne
pour rcLTarder en arrière, et on se dit : J'ai soulTerl souvent , je me suis
trompé (juehiuet'ois ; mais j'ai aime. C'est moi tpii ai vécu , et non pas lui
être factice crée par nimi ori^ueil cl mon eimui. {iisort.j
FIN DU DEUXIEME ACTE.
âCTE TROISIÈME.
SCENE PIŒMIÈKE.
Devant le château.
EuUent le BARON et niaitie BLAZIUS.
LE BAUON.
IndépeiKlainnieiit de votie ivrognerie, vous êtes un hélilre, inaitrc
lilaziiis. Mes valets vous voient entrer riir»iveinent dans l'office, et (jnand
vous êtes convaincu d'avoir volé mes bouteilles de la manière la plus pi-
toyable, vous croyez vous jusiifier en accusant ma nièce d'une correspon-
dance secrète.
MAITRE BLAZIUS.
,AIais, monseigneur, veuillez vous rappeler....
LE BARON.
Sortez, monsieur l'abbé, et ne reparaissez Jamais devant moi; il esl
déraisomiable d'agir comme vous faites, et ma gravité m'oblige à ne vous
[lardonner de ma vie. ui stjit, maitro Biaziusiesuit.)
Entre Pcrdican.
PERniCAN.
•le voudrais hicu savoir si je suis amoureux. D'un ccUe. celle manièn'
dinlerroger est tant soit peu cavalière, pour une lillc de dix-buit ans;
d'un autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la lèle amont de
7i HKVUK lits bLtX MONDES.
la |K'inc A se oorrifior. Do |)liis, elle doit |i,iiiif aiiiomiriml. ni.ible, je
l'aime, cela eslsilr. AprC's toul, (|ui sait ? peul-élre elle répélail nue Iceon,
cl (railleurs il est clair (|u'elle ne se soucie pas île moi. D'une autre pari, elle
a hcau iMre jolie, cela n'emp(\'lie pas ([u'elie n'ait des manières bcanc(jtip
trop décidées et nn Ion lr(i[i l)rns(nu'. .le n'ai (|u'à n'y pins penser; il esl
clair ()(ie je ne l'aime pas. Cela esl certain qu'elle tsl jolie j mais pour(|uoi
cette conversation d'hier ne veut -elle pas me sortir de la tôle? En vérité
j'.ii [lisse la imil à radoter. Où vais-je donc? — Ah! je vais au viliai^e.
(Il soit.)
SCENE II.
Un chemin.
Entre maître BRIDAINE.
Que font-ils maintenant? Uélas! voilà midi. — Ils sont à table. Que
mangenl-ils? que ne mangent-ils pas? J'ai vu la cuisinière traverser le
village, avec un énorme dindon. L'aide portait les truffes, avec un panier
de raisin.
Entre maître Dlaziits.
5IAITRE BLAZILS.
O disgrâce imprévue, me voilà chassé du château , par conséquent de
la .salie à manger. Je ne boirai plus le vin de l'office.
MAITRE BUIDAINE.
Je ne verrai plus fumer les plats; je ne chaufferai plus au feu de la
noble cheminée mon ventre copieux.
MAITRE BLAZIUS.
Pourquoi une fatale curiosité m'a-l-elle poussé à écouler le dialogue de
dame Fluche et de la nièce? Pourquoi ai-je rapporté au baron ce que j'a-
vais vu ?
MAITUE BRIUAIINE.
Pourquoi un vain orgueil m'a-t-il éloigné de ce diner honorable où
j'étais si bien accueilli? Que m'importait d'être à droite ou à gauche?
MAITRE BLAZIUS.
Hélas! j'étais gris, il faut en convenir, lorsque j'ai fait celte folie.
MAITRE BRIDAINE.
Hélas! le vin m'avait monté la tète quand j'ai commis celte impru-
dence.
ON NE BADINE PAS AVEC l' AMOUR. 73
i .1 .' MAITRE BLAZItS.
Il me semble que voilà le curé.
MAITRE BRIDAINE.
C'est le gouverneur en personne. >
MAITRE BLAZIUS.
Oh ! oh ! monsieur le curé , (jue faites vous-là ?
MAITRE BRTDAmE.
Moi! je vais dîner. N'y venez-vous pas?
MAITRE BLAZIUS.
Pas aujourd'hui. Hélas ! maître Bridaiue , inlercédez pour moi ; le baron
m'a chassé. J'ai accusé faussement M'"' Camille d'avoir une corres[ion-
dance secrète , et cependant Dieu m'est témoin que j'ai vu , ou que j'ai cru
voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur le curé.
MAITRE BRIDAINE.
Que m'apprenez- vous là?
MAITRE BLAZIUS.
Ilélas ! hélas ! la vérité ! Je suis en disgrâce complète pour avoir volé une
bouteille.
MAITRE BRIDAINE.
Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos d'une luzerne
et d'une correspondance?
MAITRE BLAZIUS.
Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête , seigneur Bridaine.
O digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur.
MAITRE BRIDAINE, à part.
O fortune ! est-ce un rêve ? Je serai donc assis sur toi , ô chaise bien-
heureuse !
MAITRE BLAZIUS.
Je vous serai reconnaissant d'écouter mon histoire, et de vouioii- bien
m'excuser, brave seigneur, cher curé.
MAITRE BRIDAINE.
Cela m'est impossible, monsieur, il est midi sonné, et je m'en vais
dîner. Si le baron se plaint de vous, c'est votre affaire. Je n'intercède
point poiu- un ivrogne. ( a pan. ) Vite , volons à la grille ; ej, toi , mon ventre,
arrondis-toi. ( n son en courant. )
MAITRE BLAZIUS (seul.)
Misérable Pluche ! c'est toi qui paieras pour tous; oui, c'est toi qui es
la cause de ma ruine , femme éhonlée, vile entremetteuse. C'est à toi que
7(> nKVUK DKS DKUX MONDES.
ji' lUiis celle disiîiîire; ô saiiile miiveisilc de l'.iiis' on me ti;iile d'ivro-
fjne! Je suis perdu ><i je ne saisis iiiic Itllre, cl si je ur |H(iiive an liaion
«juesa nièee a nnc nniespoiidauee. .le lai vue <e malin eerircà sou bu-
reau. PalieUOe ! Vnici du nouveau. (l'asscdaiiu- riudic ponanl une l.Urc.)
MAITUK iii.A/u;s.
Pluche, donnez-moi celle lelire.
D.VMi; l'M cm:.
Que si;rnilie cela? C'est iino lellre de ma maîtresse «ineje vais melire à
)a po.slc au villauje.
MVITUK BLAZIUS.
Donuez-la-nioi, ou vous êtes njorle.
DAME l'LlJCHE.
Mui , morte ! morte ! Marie , Jésus, vierge et marlyr !
MAITRE BLAZILS.
Oui, morte, IMuclie; donnez-moi ce papier.
llls se battent; fiilrc Peidicaii.)
l'RHDrCAN.
Qu'ya-t-il.' Que faites-vous, lilazius? Pourquoi violenter celle l'emme?
nAME PUTCIIE.
Hendez-moi la lellre. Il me l'a prise , seigneur , justice !
MAirUi; liLAZlLS.
C'est tuie entremelteuse , seigneur, cette lettre est un billet doux.
DAME PLI CIIE.
C'est une lettre de Camille , seigneur, de votre fiancée.
MAITRE BLAZIDS.
C'est un billet doux à un gardeur de dindons.
DAME PLUCHE.
Tu eu as menti, abbé. .Apprends cela de moi.
PERDICAN.
Donnez-moi cette lettre; je ne comprends rien à votre dispule; mais
en qualité de fiancé de Camille , je m'arroge le droit de la lire. ( n lii.)
« A la sœur Louise , au couvent de *** »
(A part.)
Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ? 3Ion cœur bal avec force ,
et je ne sais ce que j'éprouve. — Retirez-vous , dame Pluche, vous êtes une
digne femme, et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de
mettre cette lettre à la poste.
(Sortent iiiaitre Blazius et dame Pluch?,'
ON NF. BADINE PAS AVEC l'aMOLU. 77
l'KRDICAiV (seul. )
Que ce soil un crime d'ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire,
(^iie peut dire Camille à celte sœur? Siiis-je donc amoureux:' Quel em-
pire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots
écrits sur cette adresse me fassent trembler la main? Cela est singulier;
Blazius, en se débattant avec dame Phiche, a fait sauter le cachet. Est-ce
un crime de rompre le pli? Bon, je n'y changerai rien.
(H ouvre la lettre et lit.)
« Je pars aujourd'hui , ma chère , et tout est arriv('' comme je l'avais
« prévu. C'est une terrible cho.se; mais ce pauvre jeune homme a le poi-
« gnarfl dans le c(Eiir , il ne se consolera pas de m'avoir perdue. Cepen-
« dant j'ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardon-
« nera de l'avoir réduit au désespoir par mon refus. Ilélas ! ma chère , (jue
« pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain, et pour
« toujours. Toute à vous du meilleur de mon ame.
« Camille. »
Est-il possible ? Camille écrit cela ? C'est de moi qu'elle parle ainsi ? Moi
au désespoir de .son refus? Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai , on le verrait
bien; quelle honte peut-il y avoir à aimer? Elle a fait tout au moudeponr
me dégox'iter , dit-elle, et j'ai le poignard dans le cœur? Quel intérêt peut-
elle avoir à inventer un roman pareil? Cette pensée que j'avais cette nuit,
est-elle donc vraie? O femmes! Cette pauvre Camille a peut-être une
grande piété; c'est de bon cœur qu'elle se donne à Dieu , mais elle a résolu
et décrété qu'elle me Iai.s.serail au désespoir. Cela était convenu entre les
bonnes amies, avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait
revoir son cousin, qu'on le lui voudrait faire épouser, qu'elle refu.serait, et
que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant , une jeune fille qui fait à
Dieu le sacrifice du bonheur d'un cousin ! Non , non , Camille , je ne t'aime
pas; je ne suis pas au désespoir. Je n'ai pas le poignard dans le cœm-, et
je te le prouverai. Oui, tu .sauras que j'en aime une autre, avant que de
partir d'ici. Tlolà ! brave homme!
( F.iitie un p.iys.Tn. I
Allez au château , dites à la cuisine (ju'on envoie un valet porter à
M"*" Camille le billet que voici.
( Il écrit. )
LE PAY.SA.N.
Oui, monseigneur. (Usort. )
PERUICAN.
Maintenant, à l'autre. Ah! je suis au désespoir? ! " fi.-ippe à une porte.)
Holà! Rosette, Rosette!
"S RtVUB DES DliLX MOM>US.
UOSIiTTK, "uvrniii
CVsl vous, monseiiîneiir? Entrez, ma mère y est.
PF.IIDICAN.
Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.
ROSETTK.
Où donc?
iM;ni)ic.v\.
Je le le dirai j deiuande la peiniission à ta mère , mais dépéche-loi.
ROSETTIÎ.
Oui, niOnseiiJUeur. (EUe rentre <lansla maison.)
TERDICAN.
J'ai demande un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu'elle
y viendra; mais, par le ciel! elle n'y trouvera pas ce qu'elle y comptera
trouver. Je veux faire la cour à Iloselle, devant Camille elle-même.
SCÈNE IIF.
Le petit bois.
Entrent CAMILLE et le PAYSAN.
LE PAYSAN.
Mademoiselle , je vais au château porter une lettre pour vous; faut-il
que je vous la donne, ou que je la remelle à la cuisine, comme me l'a dit
le .seigneur Perdican?
CAMILLE.
Donne-la-moi.
LE PAYSAN.
Si vous aimez mieux que je la porte au château , ce n'est pas la peine
de m'allarder.
CAMILLE.
Je te dis de me la donner.
LE PAYSAN.
Ce qui vous plaira. lH donne la letue. )
CAMILLE.
Tiens, voilà pour ta peine.
LE PAYSAN.
Grand'mercij je m'en vais, n'est-ce pas?
ON Mi BADIMi PAS AVEC LAMOLK. 79
CAMILLE.
Si lu veux.
LE PAYSAN.
Je m'en vais , je m'en vais. (Usoii.)
CAMILLE, lisant.
Perdiean me demande de lui dire adieu avant de partir, près de la petite
fontaine où je l'ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire? Voilà jus-
tement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second ren-
dez-vous? Ah! (Elle se cache derrière un aibie.)
Voilà Perdiean qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose
qu'il va la quitter; je suis bien aise de ne pas avoir l'air d'arriver la pre-
mière.
Entrent PERDICAN et ROSETTE , qui s'asseoient.
CAMILLE, cachée, à p^nt.
Que veut dire cela? Il la fait asseoir près de lui! Me demaiide-t-il un
rendez-vous pour y venir causer avec luie autre? Je suis curieuse de savoir
ce qu'il lui dit.
l'EilDICAN , àhaule voix. Je luaiiièreqiie Camille l'eiiteml.
Je t'aime, Roselle; toi seule au monde tu n'as rien oublié de nos beaux
jours passés, toi seule tu te souviens de la vie qui n'est plus; prends la
part de ma vie nouvelle; donne-moi ton cœur, chère enfant; voilà le gage
de noire amour. (U l"i po^e sa chaîne sur Ic cou.)
ROSETTE.
Vous me donnez votre chaîne d'or?
• " ■ PRRDICA.V.
Regarde à présent celte bague. Lève-toi, et approchons-nous de cette
fontaine. Nous vois-ln tous les deux , dans la source, appuyés l'un .sur
l'autre? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne?
Regarde tout cela .s'effacer. ( u jette sa bague dan.s l'eau.)
Regarde comme notre image a disparu; la voilà qui revient peu à peu ;
l'eau qui s'était troublée reprend son équilibre; elle trendjk- tiuore; de
grands cercles noirs courent à sa surface; patience, nous reparaissons;
déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens; encore une
minute, et il n'y aura plus une ri !e sur ton joli visage; regarde! c'était
une bague (pie m'avait donnée Camille.
CAMILLE, ^ part.
Tl a jeté ma bague dans l'eau. i
su KKVC r. DFS DKl'X M(»M)KS.
l'RUlHCW.
S.nis-tu ce que c'<n| (|iic r.iiiMnii , Knsi'llo;' l^coiilc! \.r veut se lail ; l.i
pliii»' (1(1 iiiiitiii roule en pcrU^s sur les fcdillcs sccIk'cs (pic le soleil ranime.
i\ir 11 liiiiii(;'ie (1(1 ciel , par le; soleil (pie voilà , je l'aime, 'l'ii veux bien de
moi, ii'esl-ce pas:' ()ii n'a pas (k-lri la jeunesse,' on n'a pas inlilire dans
ton sang vermeil les restes d'un sans; affadi? 'J'u ne veux pas le faire reli
îrieiise; le voilà jeune cl hclledans les bras d'un jeune homme; i» Uoselle,
Uosette, sais-tu ee que c'est que l'amour?
IlOSETTB.
Hélas! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
PEIIDICAN,
Oui, comme tu pourras; et lu m'aimeras mieux, tout docteur que je
suis, et toute paysanne ([ue tu es, que ces pâles statues fal)ri(pi('es par les
nonnes, qui ont la lèle à la place du eo'tir, el (|ui s(»rteiil des cloîtres
pour venir répandre dans la vie l'almosplière humide de leurs cellules;
tu ne s:iis rien; tu ne lirais pas dans un livre la prière (pie ta mère l'ap-
prend , comme elle l'a apprise de sa mère; tu ne comprends même pas
le sens des paroles que luré[iètes, quand lu t'agenouilles au pied de
ton lit; mais tu comprends bien que tu pries, et c'est tout ce qu'il faut à
Dieu.
ROSKTin.
Comme vous me parlez, monseigneur!
PERDICAN.
Tu ne sais pas lire; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies,
ces lièdes rivières, ces beaux chanif» couveris de moissons, toute celte
nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères,
et moi pour l'un d'entr'eux; lève-toi; tu seras nia femme, et nous pren-
drons racine ensemble dans la sève du monde lout-pui,ssant.
( n 5ort avec Roset(e. )
SCÈNE IV.
Entre le CHOEUR.
Il se passe assurément quelcpie chose d'étrange au château ; Camille
a refusé d'épouser Perdican ; elle doit retourner aujourd'hui au couvent
dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s'est consolé
avec Rosette. Hélas! la pauvre UUe ne sait pas quel danger ellecouri, en
écoutant les discours d'un jeune et galant seigneur.
O.N !HK BADINE PAS \\\:C L AMOIU. 81
1)\ME PLLCHE, eniiant.
Vite, vite , qu'on selle mon âne.
I.E CIKELR.
Passerez-voiH coninie un songe léger, ô vénérable dame? Allez-vous si
proniptement eiifourclier de rechef celle pauvre hèle qui est si triste de
vous porter?
DAME PLUCIIE.
Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.
LE CHŒUn.
Mourez au loin, Pliiche ma mie; mourez inconnue dans un caveau
malsain. Nous ferons des vœux pour voire respeclahle résurrection.
DAME PLUCHE.
Voici ma maîtresse qui s'avance. ( a Camiue quientie. ) Chère Camille,
tout est prêt pour notre départ; le baron a rendu ses comptes, et mon
âne est l)âté.
CAMILLE.
Allez au diable, vous et votre âne; je ne partirai pas aujourd'hui.
( Elle son.)
LE CHŒUR.
Que veut dire ceci? DamePluche est paie de terreur; ses faux cheveux
tentent de se hérisser, sa poilrine siffle avec force, et ses doigts s'al-
longent en se crispant.
DAME PLCCIM;.
Seigneur Jésus ! Camille a juré. ( Kiie son. )
SCENE V.
Entrent le BARON et maître BPJDAINE.
MAITRE BRIDAIXE.
Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre fils fait la cour
à une fdle du village.
LE BARON.
C'est absurde, mon ami.
MAITRE BUIDAI.NE.
Je l'ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras;
il se penchait à son oreille, et lui prometlaii de l'épouser.
LE BARON.
Cela est monstrue;ix.
TOMi: m. — SUPPLÉMENT. G
SJ UKVLi: m s m rx mmndks.
MMIIIK ItllIDMM;.
Sovoz-eii convaincu; il lui .1 l'iiil un prcsi-nl considcrahlt.' ([iif la |»elile a
nioiilrc ;■( sa nn'if.
LK UAUO.N.
Ocicl! considorable , lîritlaine? Ko (inoi considérable?
MAITUK mUKVINE.
Pour le pids cl pour la consétiuence. C'est la cliaine d'or qu'il portail
à son bonnet.
LE IJAKON.
Passons dans mon cabinet; je ne sais à (|iioi m'en tenir.
( ils surteiil.)
SCENE VI.
La chambre de Camille.
Entrent CAMILLE et dame PLUCHE.
CAMILLE.
Il a pris ma lettre, diles-vous?
DAME l'LUr.IIE.
Oui, mon enfant, il s'est chargé de la mettre à la poste.
CAMILLE.
Allez au salon, dame Pluche, et faites-moi le plaisir de dire à Perdican
que je l'attends ici. ( Dame Pluche sort.)
CAMILLE.
Il a lu ma lettre, cela est certain; sa scène du bois est une vengeance,
comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver (ju'il en aimait
une autre que moi, et jouer riudifféienl malgré son dépit. Est-ce qu'il
m'aimerait, par basard? (EUe lève la tapisserie.) Es-tu là, Piosette?
ROSETTE, entrant.
Oui; puis-je entrer?
CAMILLE.
Ecoute-moi, mon enfant; le seigneur Perdican ne te fait-il pas la
cour?
ROSETTE.
Hélas! oui.
CAMILLE.
Que penses-tu de ce qu'il t'a dit ce matin?
ON M". UADI.Ni: PA^ AVICC. L \M(»IK. S3
aOSKTTi;.
' Ce malin ' On donc? ; '>. " '
camii.m:.
Ne fais pas l'iiypocrite. — Ce matin à la fontaine, dans le petit l)oi.s.
ROSETTE.
\ous m'avez donc vue? ' '
CAMILLE.
Pauvre innocente ! Non , je ne t'ai pas vue. II l'a fait de beaux discoin-s ,
n'est-ce pas? Gageons (ju'il t'a promis de l'épouser.
ROSETTE. ; .
Comment le savez-vous?
CAMILLE.
Qu'importe (■omnient je le sais? Crois-tu à ses promesses, Rosette?
ROSETTE.
Comment n'y croirais-je pas? il me tromperait donc? Pourcpioi faire?
CAMILLE.
Perdican ne l'épousera pas, mon enfant.
ROSETTE.
Hélas! je n'en sais rien.
CAMILLE.
Tu l'aimes , pauvre fille ; il ne t'épousera pas , et la preuve , je vais te
la donner; rentre derrière ce rideau, tu n'auras qu'à prêter l'oreille et à
venir quand je t'appellerai. ' Rosette smi. j
CAMILLE, seule.
Moi qui croyais faire un acte de vencjeance, ferais-je un acte d'huma-
nité? La pauvre lille a le cœur pris. ( Kntre Peniican.) Bonjour, cousin, as-
seyez-vous.
l'ERDICA.X.
Quelle toilette, Camille! A qui en voulez-vous?
CAMILLE.
A vous, peut-être; je suis fâchée de n'avoir pu me reudi'e au rendez-
vous que vous m'avez demandé; vous aviez quelque chose à me dire?
l'ERDICAX, à paît.
Voilà, sur ma vie, un petit mensonge a.ssez gros, pour un agneau sans
tache; je l'ai vue derrière un arbre écouter la «oiiver.sation. ( Uaut.) .le n'ai
rien à vous dire. f|u'uu adieu, Camille; je croyais que vous parliez; ce-
pendant votre clieval est à l'écurie, et vous n'avez pas l'air d'être en robe
de voyage.
6.
si hi M I. ors ina\ ji(»mii;s.
t;v.Mii.Li:.
.l'aime l.i iliM'iissidii; ji" lU' suis pas Imcii sùic; de ut' pas avoir en cinic
il»' nie (iiu'irllcr oiicoio avoc vmis.
l'KliniCAN.
A quoi serl tic so (luerellor, (juaiul le raccomniotlenioiil osl impossible *
Le plaisir îles liispules, c'est de faire la paix.
CAMILLE.
Kles-vous convaincu que je ne veuille pas la faire?
PKIiniCAN.
Ne raillez pas; je ne suis pas fie force à vous répoudre.
CAMILLE.
Je voudrais qu'on me fît la cour; je ne sais si c'est que j'ai une robe
neuve , mais j'ai envie de m'amuser. Vous m'avez proposé d'aller au vil-
lage, allons-y, je veux bien; mellons-nous en bateau; j'ai envie d'aller
dîner sur l'herbe, ou de faire une |iromcnaile dans la forêt. Fera-l-il clair
lie lune, ce soir? Cela est singidierj vous n'avez plus au doigt la bague
que je vous ai donnée.
PKRUICAN.
Je l'ai perdue.
CAMILLE.
C'est donc pour cela que je l'ai trouvée; tenez, Perdiran, la voilà.
PEI'.DICAN.
Est-ce possible? Où l'avez-vous trouvée?
CAMILLE.
Nous regardez si mes mains sont mouillées, n'est-ce pas? En véril<',
l'ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce petit bochet d'enfant de la
fontaine. Voilà pourquoi j'en ai mis une autre, et je vous dis, cela m'a
changée j mettez donc cela à votre doigt.
PEKDICAN.
Tu as relire cette bague de l'eau, Camille, au risque de te précipiter?
Est-ce un songe? La voilà; c'est toi qui me la mets au doigt! Ah! Ca-
mille, pourquoi me le rends-tu, ce triste gage d'un bonheur qui n'est
plus? Parle, coquette et imprudente fille, pourquoi pars-tu, pourquoi
restes-tu? Pourquoi, d'une heure à l'autre, changes-tu d'apparence et
de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque rayon du soleil !
CAMILLE.
Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican? Etes-voussijrde leur
inconstance, et savez- vous si elles changent réellement de pensée en chan-
()> m: iJAhiNE l'As AVEC l'amour. 85
ccjiil qufkiiiefdis de langage? Il y en a qui disent que non. Sans doule,
il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir; vous voyez que je suis
franche; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsciue sa
langue inent? Avez-vous bien rétléchi à la nature de cet être faible et vio-
lent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes qu'on lui im-
pose? Et qui sait si, forcée à tromiier par le monde, la (èle de ce petit
être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir quelcpiefois par
passe-temps , par folie , conune elle ment par nécessité ?
PEKDICAN.
Je n'eniends rien à tout cela , et je ne mens jamais. Je l'aime , Camille ,
voilà tout ce que je sais.
CAMILLE.
Vous dites que vous m'aimez , et vous ne mentez jamais.
l'ERDlCAN.
Jamais.
CAMILLE.
En voilà une qui dit pourtant (pie cela vous arrive qiiel([U(.'fois.
(Elle lève la tapisserie. Rosette paraît dans le fond, évauouiesui- unecliaiac.)
Que répondrez-vous à cette enfant , Perdican, lorsqu'elle vous deman-
dera compte de vos paroles? Si vous ne mentez jamais, d'où vient donc
qu'elle s'est évanouie en vous entendant me dire que vous m'aimez? Je
vous laisse avec elle; tâchez de la faire revenir. (Eiie veutsonir.)
PEUDICAN.
Lhi instant , Camille, écoute-moi !
CAMILLE.
Que voulez-vous me dire? c'est à Rosette qu'il faut pailer. Je ne voys
aime pas , moi ; je n'ai pas été chercher par dé[»it cette malheureuse enfant
an fond de sa chaumière, pour en faire un appât, un jouet; je n'ai pas
répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes adressées à ime
autre ; je n'ai pas feint de jeter au vent pour elle le souvenir d'une amitié
chérie ; je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou ; je ne lui ai pas dit que je
l'épouserais.
I>ER1)ICA\.
Ecoute-moi, écoute-moi. ' -
CAMILLE. •
N'as-lu pas souri tout-à-l'heure, quand je t'ai dit que je n'avais pu al-
ler à la fontaine ? Eh bien ! oui, j'y étais, et j'ai tout entendu ; mais, Dieu
m'en est témoin , je ne voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu
de celle fille-là . maintenant . cpiaud elle viendra avec les baisers ardetia
S() liLvii; hi.s 1)1 I \ MdMn s.
sur les It'Vies , k- iikuiIh-i en |ilt>urait( la IiIosmiic (|u<' lu lui .in lailc ' Tu
as xuulii U- veiiirt'i'lc iiiui , iiCsi-ct- pas, el me |iuiiii d'uiic Icllrc ('ciilu à
mou couxnil ' Tu as voulu me i.iiicci- à loul |ni\ (|iiel(|uc Irait i|ui iiùi
lu'alteiiulir , cl lu ('oiii|>tais |M»iir rien (|iiu ta llèclic ('ui|Miis')iiiK-e liaversàl
relie ciifaiil . [nniivii (nrdle me ria|>|»àl doiriôrc clic. Je uTclais vaiilée
«le l'avuir inspire ()ucl(|uc amuiir, de te laissci' (piclquc icf^iel. (Ida l'a
lilcssé dans loii noble ori^iicil .' l-.li Itieii ' ajipiciKis-lc de moi , tu nf aimes .
cnlciuls-lu, mais lu épouseras cette liile, ou lu n'es qu'un I.'k'Iic.
l'K«UlCA>.
Oui , je rcpouscrai.
CAMILLK.
Et tu feras bien.
PERDICAN.
Très bien , et beaucoup mieux (lu'en l'épousant loi-nicmc. Qu'y a-l-ii ,
Camille? Qui l'écliauffe si tort :' Celte enfant s'est évanouie; nous la fe-
rons bien revenir; il ne faut pour cela qu'un llacon de vinaigre; tu as
vouhi me prouver que j'avais menli une fois dans ma vie ; cela est possi-
ble , mais je te trouve hardie de décider à (juel instant. Viens , aide-moi
à secourir Rosette. (Us sortent;.
SCKNi: VII.
Kiitreiit le HAIVON el CAMILLE.
L,E BARON.
Si cela se fait, je deviendrai fou.
CA.MILLli.
Employez voire autorité.
LE BARON.
.le deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà rpii est
certain.
CAMILLE.
Vous deviez lui parler, et lui faire entendre raison.
LE BARON.
Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval , et je ne parai-
irai pas une fois à la cour. C'est un mariage disproportionné. Jamais on
n'a entendu parler d'épouser la sœur de lait de sa cousine; cela passe
loute espèce de bornes.
0> iSli BADlMi l'AS AYK(. l'aMOUR. 87
CAMILLE.
Failes-lc ;i|>pelei-. cl diles-hii netteineiil que ce inaiiaire \ous dcplaîl.
Croyez-moi, c'est une folie, et il ne résistera pas.
LE BAKO.\.
Je serai vêtu de noir cet hiver, lenez-le pour assuré.
CAMILLE.
Mais parlez-lui, au nom du ciel. C'est un coup de tète (pi'il a fait ; peut-
être n'est-il déjà plus temps; s'il en a parlé , il le fera.
LE BAIiON.
•le vais m'enfermer pour m' abandonner à la douleur. Dites-lui , s'il nie
demande, que je suis enfermé, et que je m'abandonne à ma douleur de
le voir épouser une fille sans nom. ( ri son.)
CAMILLE.
Ne trouverai-je pas ici un homme de cœur? En vérité, quand on eu
cherche, on est effrayé de sa solitude.
Entre Pc.nlican.
Khbien! cousin, à quand le mariage?
PERDICAN .
l>e plus tôt possible; j'ai déjà parlé au notaire, au curé, et à Ions les
paysans.
CAMILLE.
Vous comptez donc réellement que vous épouserez Rosette ?
PERDICAN.
Assurément.
CAMILLE.
Qu'eu dira votre père ?
l'EUDICA.N.
Tout ce (ju'il voudra; il me plaît d'épouser celte fille; c'est une idée
(jueje vous dois, eljem'y tiens. Faut-il vous répéter les lieux communs
les plus rebatius sur sa naissance et sur la micime? Elle est jeune c(
jolie, et elle m'aime. C'est plus (|u'il n'eu fau( pour è(re trois fois heu-
reux. Qu'elle ait de l'esprit (»;i ([u'elle n'eu ait jjas, j'aurais pu trouver
pire. On criera et on raillera; je m'en lave les mains.
CAMILLE.
Il n'y a rien là de risible; vous faites très bien de l'tpouser. Mais je
suis fâchée pour vous d'une clKise : c'esl (|u'(ui dira que vous l'ave/ fait
par dépit.
i'EHr)u;AN.
\ i»u> êtes fâchée île cela:' Oh ! que non 1
88 lŒVtL UEb ULLX MiiNULS.
CAMILLK.
Si, j'en MiiN xraiiiu'iil fàchét' pour vims. (]ulu l'ail liii luil .1 1111 jcmic
hointiK'. (le lie pouvoir rcsisler à un nioineiil île tlépil.
PEUDlCAiV.
Soye/t'ii tiiiui; fàcliée; (|uanl à moi, cola lu'esl bien égal.
CAMILLIO.
Mais vous n'y pensez pas; c'est une fille de rien.
l'KHDICAN.
Elle sera donc de (luelijue chose, lor.s(|u'elle sera nia feninic.
CAMlLLi;.
Elle vous ennuiera avant que le nolaire ail mis son liabit neuf el se.>>
souliers pour venir ici; le cœur vous lèvera au repas de noces, el le soir
de la fête, vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans les
contes arabes, parce qu'elle sentira le ragoût.
PEKDICAN,
Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas; (juand une femme
est douce et sensible, franche, bonne et belle, je suis capable de me con-
tenter de cela , oui, en vérité, jusqu'à ne pas me soucier de savoir si elle
parle l;ilin.
CAMILLE.
Il est à regretter qu'on ait dépensé tant d'argent pour vous l'appiendre;
c'est trois mille écus de perdus.
PERDICA.N.
Oui, on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.
CAMILLE.
Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les pauvres d'es-
prit.
PERDICAN.
El ils me donneront en échange le royaume des cieux , car il est à eux.
CAMILLE.
Combien de temps durera cette plaisanterie?
PERDICAN.
Quelle plaisanterie?
CAMILLE.
Votre mariage avec Rosette.
PERDICAN.
Bien peu de temps; Dieu n'a pas fait de l'homme ime œuvre de durée;
irente 011 quarante ans. tout au [ilus.
ON ÎNE lJ.VDl>ii: J'AS AVLC LAMOL'R. 8U
CAMILLE.
Je suis curieuse de danser à vos noces.
PEUDICAN.
Écoulez -moi, Camille, voilà un ton de [lersillage (|ui esl hors de
propos.
CAMILLE.
Il nje plaît trop pour que je le quitte.
PEUDICAN.
Je vous quitte donc vous-même , car j'en ai tout-à l'heure assez.
CAMILLE.
Allez-vous chez votre épousée?
PERDICAN.
Oui , j'y vais de ce pas.
CAMILLE.
Donnez-moi donc le bras; j'y vais aussi.
Entre Rusetle.
PERDICAN.
Te voilà , mon enfant? viens, je veux le présenter à mon père.
ROSETTE , se inelt.ml a genoux.
Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du
village à qui j'ai parlé ce malin, m'ont dit que vous aimiez votre cousine ,
et que vous ne m'avez fait la cour que pour vous divertir tous deux; on se
moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans
le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi devons
lendre le collier que vous m'avez donné, et de vivre en paix chez ma
mère.
CAMILLE.
Tu es une bonne fille, Rosette; garde ce collier, c'est moi qui te le
donne, et mon cousin prendra le mien ù la place. Quant à un mari , n'en
sois pas embarrassée, je me charge de t'en trouver un.
PERDICAN.
Cela n'est pas diflicile en effet. Allons. Rosette, viens, que je le mène
à mon père.
CAMILLE.
Pourquoi? Cela est inutile. '
PERDICAN.
Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal; il faut laisser pas-
ser le premier momenl de surprise (|u'ila éprouvé. \ lens avec moi , nous
!M1 RKViri'. l>l.s itl.l \ MuMii.s.
nliiiii lit roii> Mil la place .le Ikiiivc plaisaiil iiiToii dise (|iic je ne l'aiinc
[laN <|iiaii(l ji- réponse, l'aiilicii! nous les l'eioiis liicii laiir.
( Il suit n»cc UoM'Itr. )
camimj:.
()iH' se |)asso-l-il donc en moi? 11 rcniinènc d'un air liicn Iranquillc.
(icia csl sini^iilicr; il nie scinltlc ipie la UMc nie loiiine. KsI-ce ipiil l'é-
pouserail loul de bon ? Holà ! daine Pliiclie, daine l'iuelie! N'y a-l-il donc
personne ici ?
filtre un valet.
Courez après le seii^nenr Perdican; diles-lui vile qu'il remonte ici j j'ai
à lui parler.
Le valet sort.
JMais qu'esl-oe donc que tout cela? Je n'en puis plus, mes pieds refu-
sent de me soutenir. (Rentre Perdican.,
l'KKUlCAN.
Vous m'avez demandé , Camille ?
CAMILLE.
Non, — non. —
l'KRDICA.V.
En vérité , vous voilà |)àle; qu'avez-vous à me dire;' Vous m'avez fait
rappeler pour me parler.
CAJIILLE.
Non , non. — Oh î seigneur Dieu ! ( tu. sort.
'D
SCÈNE VIII.
Un oratoire.
Entre CAMILLE; elle se jette an pied de l'autel.
CAMILLE.
M'avez-vous abandonnée, ô mon Dieu? Vous le savez, lors([ue je suis
venue, j'avais juré de vous être fidèle; quand j'ai refusé de devenir l'é-
pouse d'un autre que vous, j'ai cru parler sincèrement, devant vous et
ma conscience ; vous le savez; mon père, ne voulez-vous donc plus de moi ?
Oh! pourquoi faites- vous mentir la vérité elle-même? Pourquoi suis-jesi
faible!' Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier. ( Enue Perdican.)
PERDICAN.
Orgueil . le plus fatal des conseillers humains, qu'es-tu venu faire entre
ON m: iîadi.m: pas avkc l'amolk. î)I
eelte lille el moi? J^a voilà pâle el effrayée, (jui presse sur les daller in
sensibles sou cœur e( son visajre. Elle aiirail pu ni'ainier, el nous élious
nés l'un pour l'aiilre; qu'es-lu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque
nos mains allaient se joindre ? ,
, CA.yiLLE.
Qui m'a suivie? Qui parle sous cette vofile? Est-ce loi, Perdican!'
PKUWICAN.
Insensés (jue nous sonunes! nous nous aimons. Quel son;^e avons-nous
fait, Camille? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies onl passe
couune un vent funeste entre nous deux? Lequel de nous a voulu tioniper
l'autre? Hélas! cette vie est elle-même un si pénible rêve; pourquoi en-
core y mêler les nôtres? O mon Dieu, le bonheur est une perle si rare
dans cet océan d'ici-bas! Tu nous l'avais donné, pêcheur céleste, lu l'a-
vais tiré pour nous des profondeurs de l'abîme, cet inestimable joyau j et
nous, connue des enfans gâtés ({ue nous sommes, nous en avons fait un
jouet; le vert senlierj qui nous amenait l'un vers l'autre avait une pente
si douce, il était entoure de buissons si fleuris, il se perdait dans un si
tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère
vinssent jeter leurs rochers informes sur celte roule céleste, qui nous au-
rait conduits à toi dans un baiser! Il a bien fallu que nous nous fissions du
mal , car'iious sommes des bonnnes. O insensés ! nous nous aimons.
( n la prend dans sis l>ias.)
CAMILLE.
Oui, nous nous aimons, Perdican; laisse-moi ie sentir sur ton cœur;
ce Dieu qui nous regarde ne s'en offensera pas; il veut bien (|ue je t'aime;
il y a (piinze ans (pi'il le sait.
PERDICAN,
Chère créature , lu es à moi !
( Il l'embrasse; on entend un giand eri deriièic l'aulel. )
CAMILLE.
C'est la voix de ma sreur de lait.
PERDICAN.
Comment est-elle ici ! Je l'avais laissée dans l'escalier, lorsque lu m'as
fait rappeler. Il faut donc qu'elle m'ait suivi, satis (pie je m'en sois
aperçu.
CAMILLE.
Entrons dans cette galerie; c'est là qu'on a crié.
PERDICAN-
Je ne sais ce que j'éprouve; il me semble que mes mains sont couvertes
de sanç.
[ti liUMI. 1)1.^ UULX ,M(».M>I>.
CAMIl.I.i;.
l.a pauvre t'iil'aiil imiis a sans doiile i'|iifs; elle s'esl encore évanouie;
viens, {lorlons-lui secours; liclas! tuul cela esl cruel.
l'IillUICAN,
JNon, en vérilé, je n'entrerai pas; je sens un froid mortel (|ui me pa-
ralyse. Vas-y, Camille, et lâche de la ramener. (Camiiieson.)
l'EUniCAX.
Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites j>as de moi un meurtrier! Vous
voyez ce qui se passej nous sommes deux enfans insensés, et nous avons
joué avec la vie et la mort; mais notre cœur est jtur; ne tue/ pas Rosette,
Dieu juste ! Je lui trouverai un mari . je réparerai ma faute; elle est jeune,
elle sera riche, elle sera heureuse; ne faites pas cela, ô Dieu, vous pou-
vez bénir encore quatre de vos enfans. Eh bien! Camille, qu'y a-l-il?
( Camille rentre. )
CAMILLE.
Elle est morte. Adieu . Perdican.
Alikkd de Musset
LEIPZIG
ET
LA LIBRAIRIE ALLEMANDE.
Le temps n'est plus, me disait il y a quelques jours un vieux marchand
de Leipzig , un homme (pii a plus additionné de chiffi-es dans sa vie (pi'im
astronome ne peut énumérer d'étoiles au ciel, et qui, reportant toutes ses
sensations dans l'étroite enceinte de son comptoir, pourrait faire l'histoire
de son ame avec son livre de recettes et de dépenses; le temps n'est plus
où notre foire de Leipzig se nio!itrai( toute resplendissante d'or et d'ar-
gent. Alors on n'avait pas besoin, comme aujourd'hui, de ces belles bou-
tiques établies à grands frais, de ces larges enseignes qui attirent de si
loin les yeux ûu passant. Les plus grandes affaires se traitaient dans de
misérables échoppes dont une marchande de harengs ne voudrait pas au-
jourd'hui, et des monceaux d'or se conq)laicnt sur un tonneau dressé
dans la rue.
Hélas ! le Temps n'a pas des ailes pour les laisser dormir, et une faux
si tranchante poin- la laisser s'émousser ! Hélas! tout pusse, tout s'en va,
les grands empires comme les grandes foires. Au moyen-âge, quand les
li ur.vrr. ni;s di.i x MoM>r.s.
niiiiiiinui(*.°ili()iis claiciil >i dilliciles, (|iiiiiiil les iiiarcliainls ir.naiciil |»iiiii
nindc (Ir iiialk'-|tosl(' pour |ini Ut ranidi'iiiciil Iciirs (lt!|ii"irlics (riiiic \illc
à raiiUr. (M lie roiilaice accéliTé pour amciii'i-à lioiirc livc 1rs lourds Ital-
lols (lovant la iiorlo de leurs iiiaiïasiiis, les foires élaieiil alois de j^raiids
«'vèiiomeiis. l,os foires de i,eipziu: el de rraiieforl o('eiipaieiil loiile 1' \ll(!-
iiiairne; ou s'y reiulail en caravanes; les lahricans (rAiii;sl)oiir;; ol tle Nu-
remberg y accouraient étaler les nouveaux produits de leur industrie; les
bons bomgeois y venaient eoninie à une fêle , avec leurs fenunes el leurs
eufans ; les princes y venaient aussi , puis les chevaliers, puis les joueurs
de mystères qui édiliaienl tout le public avec la passion de Notre Seigneur,
ou le martyre de sainteCatlierine; puis les physiciens , hommes de science
t'i ranime, ipii se faisaient, aux yeux de tout le monde, nettement couper la
tète, el reparaissaient nu instant après [deins de vie connue lievanl. IMais
voilà que les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer arrivent.
Bientôt cha((ue marchand pourra traiter ses plus grandes entreprises , les
pieds sur les chenets, s;ms se déranger. Bientôt il n'y aura [il us de foires,
plusdeces réunions lumullueuses de curieux eld'industriels ; masse confitse
d'habillemens de toutes les nations, véritable tour de Babel, pour le mélange
des langues, si tout le monde ne parlait pas naturellement cette langue
universelle, cette langue de linterèl et de l'argent; grand et bizarre spec-
tacle où renfaiil s'amuse avec un pain d'épices el un polichinelle, où le
jeune homme s'amuse à observer, où le vieillard croil encore mieux s'a-
muser en comptant ses pièces tl'or. Hélas! cette belle civilisation n'avail-
elie pas commis assez de méfaits? Ne pouvait-elle par pitié, dites-moi ,
respecter au moins nos foires ?
Grâce au ciel cependant , Leipzig n'est pas encore soumis à cet effrayant
niveau qui a déjà gagné les populations les plus industrieuses. Il n'y
a point en"ore de canal ([ui traverse la Saxe, point de chemin de fer
qui détruise par sa célérité l'esprit d'ordre et de méthode avec Idpiel on
traite ici les affaires. Leipzig a encore ses foires , ses trois foires d'automne,
de Noël et de Pâques, ses trois belles époques dans son calendrier. Voici
que mai revient ; voici que les arbres se couvrent de feinlles : c'est le
printemps des marchands et celui des poètes; tandis que ceux-ci s'en vont
dans la forêt de 1 losenthal éjier une (leur, un bourgeon , sourire à la î\Iuse,
pour que la 3Iuse leur sourie, el glaner cpiehpies hexamètres dans ces
sentiers tant de fois fréquentes par Goethe el Schiller , ceux-là emploient
leur inspiration à mettre en ordre leurs livres de compte ; le ciel, qui se
montre si riant et si bleu, leur annonce une bonne récolte ; le rossignol leur
parle d'argent, et les arbres qui se balancent imitent pour eux le doux
murmure d'une sacoche pleine d'écus. Donc, le grand jour approche; les
l.LII'ZIG ET I.A LlliRAlUn: ALLEMAND!., î)o
pelils bourgeois désertent leur demeure habituelle, et voul se rél'iiji^ijM-
dans un coin de maison , au grenier, pour céder la place aux étrangers
qui arrivent, et paient comptant. Les riches négocians au contraire dé-
corent leurs saldus , remettent à neuf la livrée de leurs doniesti(pies, rem-
plissent le buffet de leur salle à manger. Les petits marchands font re-
peimUe le devant de leur bouticpie et rafraîchir leur enseigne. La carte
du restaurateur s'enfle de tous les mets <|ui peuvent tlatter l'appétit d'un
homme du nord et d'un homme du midi , et les paysans, qui doivent aussi
faire leur foire, triplent le prix de leurs denrées. De toutes parts le bruit .
le mouvement, la vie. Le commerce, que M. Ch. Fourier apiielle le sang
des nations, circule dans toutes les veines de cette grande population,
anime tous ses membres, donne à tous ceux qui la composent une nou-
velle force et une nouvelle activité. Les bouticpies étrangères se dressent
sur deux lignes parallèles dans les rues; la grande place, inondée de
lentes , ressemble à un port où toutes les voiles se pressent l'une contre
l'autre. Là, le Français court avec sa badine en main; l'Allemand pour-
suit avec flegme ce qu'il a entrepris; le juif polonais se promène grave-
ment avec sa longue barbe noire et sa soutane en soie nouée par une large
ceinture; l'Anglais arrive avec les basques étroites de son habit; le Grec,
avec sa longue pipe au tuyau d'ambre et son beau turban; l'Arménien,
avec ses bottes brodées et sa pelisse couverte de riches fourrures. Puis,
la foire s'ouvre ; puis le tumulte et la fête commencent, et, comme en
Allemagne il ne peut y avoir de fête sans musique, voici la nuisique qui
résonne dès le matin, traverse toutes les rues, entre dans les cafés, se
pose au bout des tables d'hôte. Ici la pauvre petite chanteuse, avec sa ro-
mance de guerre ou d'amour, sa harpe mal sonnante et sa robe crottée ;
là les chanteurs tyroliens avec leur veste étroite, leur gilet rouge, leur
chapeau couronné de fleurs, et de toutes parts des groupes de trois ou
quatre musiciens qui se partagent les opéras de l'année dernière; Rossini,
Meyer béer, Boyeldieu, Aubert, Bellini, musique allemande, italienne
ou française, peu leur importe.
Dans un des faubourgs de la ville , sur le Rossmarkt, se passe un autre
spectacle non moins étrange : c'est là que le peuple a son refuge; c'est là
que les boutiiiues à ipiehiues sous, les ménageries, les tavernes, les
chiens savans vont établir leur siège. Ce sont là les Champs-Elysées de
Leipzig. Les soldats et les ouvriers, les paysannes et les nourrices y ap-
portent leurs économies de six mois. Ou y entend du matin au soir une
musique à vous rendre la musi(ine effroyable pour toute votre vie. On y
prépare une cuisine de irauffres, de harengs et de petites saucisses à faire
trembler. Celle fuis surtout, il y avail pour le y»eu|»U' un nouveau s;iec-
!Hi r.r.M 1. m s ma \ >r(»M»i:s.
larle t|iii lui caiibiiil iiiio iriaiuU' niuHioii. (l'olail nilK; Imilfs les choses
inorveillniscs qui vieiiiioiil ordiiiaiirinenl exrilor sa ouriosilê, une gale-
rie lie litrtiies ni cin- , bibtiiiurs cl pluslifiurs. On y voyait loule la Genèse,
lotito l'histoire du monde . (ont le déluge. Mais n'adniirez-vonspasconnnc
le peuple allemand se sert familièremenl île l'expression poélicpie? Jamais
chez nous un faiseur de H;;nres en cire se serait-il avisé de peindre sur
son enseig:ne ces deux iîrands mots : bibliques et phislitiues f
In autre (piarlier de la ville mérite encore d'appeler l'attention, c'est
celui où se réunissent les marchands juils qui vendent en détail. Ils oc-
cupent deux lonçues lijînes de boiiticpies ranj^ées le long de la prome-
nade. Les pauvres juifs sont ici, comme à peu près dans tout le reste de
l'Allemafîue, traités avec une grande sévérité. Tandis que pour les autres
marchands, la foire est ouverte pendant inv grand mois, elle ne l'est pour
eux (pic pendant iuiit jours. Ils doivent arriver un jeudi, et le jeudi sui-
vant , partir tous sans exception. A Leipzig, il ne doit point y avoir de juifs.
On en tolère cependant quel(pies-uns qui y demeurent depuis long-lenops,
mais ils ne sont pas citoyens. Ils ne jouissent d'aucun droit de bourgeoi-
sie; la police peut les renvoyer, (piand bon lui semble, sans autre forme
de procès. Ces jours derniers , on agitait dans la ville une grande (jues-
lion : cinq marchands juifs ont demandé à s'établir à Leipzig, et pour
première garantie, ils apportent avec eux une réfiutalion intacte dans le
commerce, et une fortune de dix millions de tlialers ( environ quarante
millions de francs ). La question a d'abord été soumise au sénat de la ville,
qui, considérant le ban renom de ces juifs, et probablement aussi leurs
quarante millions, n'a pas trouvé d'inconvénient à ce qu'ils fussent admis
provisoirement à Leipzig. Elle a été ensuite portée devant le gouverne-
ment qui a donné les mêmes conclusions, et maintenant on la discute à la
chambre des députés. On pense que le permis de séjom- leur sera accordé,
à condition qu'en cas de faillite ils se rendent solidaires l'un de l'autre.
Singulière chose cependant que ces préjugés plus forts que l'esprit de ci-
vilisation , ces idées d'intolérance dans la Saxe, dans le pays qui le pre-
mier a demandé la tolérance et proclamé la liberté religieuse.
Les foires de Leipzig ont beaucoup perdu de leur importance depuis
que l'entrée des produits des fabriques étrangères a été interdite en Rus-
sie et en Pologne. Autrefois, les Russes et les Polonais y arrivaient comme
acheteurs, avec des sommes énormes; maintenant ils n'y viennent plus,
ou y viennent comme vendeurs, ce qui n'est nullement la même chose.
Ces foires (si l'on en excepte celle de Noël ) sont cependant encore les pre-
mières de l'Allemagne. Leipzig l'emportera toujours sur les autres villes,
par sa position centrale, par sa grande facilité de communications, par l'es-
LKIPZIG liT LA LlBRAlRIi: ALLOIAISDE. î)7
pace resserré, mais commode, où loutes les affaires se con<lenseiU , et par
les privilèges et les mesures d'ordre qui entourent ici les marchands étran-
gers. Sa principale branche de cominerce est celle des soieries et de ses
relations avec le Levant. Il n'est pas rare devoir ici une maison de soie-
ries faire dans une seule foire pour trois millions d'affaires, et l'année
dernière une maison <le banque fit dans l'espace d'un mois pour plus de
(piinze millions d'opérations de change et d'escompte. Le traité de douane
qui réunit maintenant la Prusse, la Saxe, et la plus grande partie des
autres états de l'Allemagne , donnera sans doute à ces foires une nouvelle
vie, puisque toutes les marchandises pourront y aborder librement , et re-
tourner librement dans les états soumis à ce tr;.Ué.
La foire de Pà([ues présente un iulérè! pariiciilier (pie les autres n'of-
frent pas. C'est à cette é[)oque que les comptes de librairie se règlent,
c'est à Leipzig que les libraires se réunissent. On sait que le commerce
de la librairie se fait en Allemagne tout autrement que chez nous; mais
peut-être ne sera-t-il pas inutile de donner là-dessus quelques explica-
tions. ' ;
Ce commerce se fait tout entier par commissions, et par là, il est d'un
grand avantage pour les libraires marchands, mais très chanceux pour
les éuiteius. Les livres nouveaux (jui paraissent sont envoyés dans toutes
les parties de l'Allemagne; et Leipzig est le point central oii ces livres se
réunissent d'abord , le réservoir d'où la littérature allemande s'en va par
petits filets se répandre dans les autres villes et villages. Chaque libraire
allemand a son commissionnaire à Leipzig; ce commissionnaire recueille
les livres, demandes , avis (pii lui sont aih'essés pour son correspondant,
et quand il a de qui)i en faire un ballot assez considérable , il l'expédie.
Ce moyen de correspondance est lent, mais sûr et invariable. Liant à P>er-
lin, je voulus un jour adresser un livre à Copenhague; il fallut d'abord
que le livre allât à Leipzig, chez le commissionnaire du libraire de Co-
penhague, pour revenir ensuite à Berlin , et de là poursuivre sa route.
Les ouvrages nouvellement publiés arrivent ainsi de la petite jirovince,
de la petite ville où ils paraissent, s'arrêtent à Leipzig, cl de là se rendent
à leur destination, et circulent pendant un an et quelquefois plus. En y
réiléchissant un peu, on voit que ce commerce ne pourrait pas être établi
d'une autre manière dans un pays où il n'y a aucun point central, où de
toutes parts on imprime et l'on édite , où le plus obscur libraire du bourg
le [)lus inconnu peut mettre au jour parfois des ouvrages tout aussi recom-
mandables que ceux qui paraissent à Berlin. Comment ferait cet éditeur
pour envoyer son livre dans toute l'Allemagne, et combien lui en coiile-
rait-il pour expédier ainsi parlielleinent six ou cent exemplaires, s'il n"a-
TOMK III. 7
!»S
m:vuK DKs ni:i)x mom)i;s.
^ilil un l)as,siii ou il les dcpost! , cl ou cliacuu va les preiiilre, ù mesure
(lu'il en a besoin?
Les crédits en librairie sou! (rOs îoni^s. Ils s'clendent toujours au moins
d'une année à l'autre , et très souvent ils vont jusqu'à dix-buit mois. Ainsi,
par exemple, le comjjte des livres expédies à partir de janvier 185i, ne
sera ré.i^lé (pi'à la foire de IVupies ^S."?.'). A la foire do Pà(|ues done, tous
1rs éditeurs, libraires, maroliauds, arrivent du nord et du midi , de i'Au-
tiielie el de la IJavière, des jrrandes et petites villes. Cbacun apporte son
earnet, ce (pi'il a reçu, re qu'il a expédié; le nom de ceux qui lui doi-
vent, et de ceux à qui il doit. Les livres cpi'il a vendus, il les paie, ceux
qu'il n'a pas vendus, il les renvoie, et l'éditeur doit les reprendre (4). La
bourse s'ouvre. Les libraires se rassemblent, (l'est un calcul d'addiiion et
de souslraelion. On écbange le j>rix d'un ouvrai;e (pie l'on a vendu con-
tre celui d'un autre (pie l'on a édité; on end)alle d'im c()lé son arçent,
de l'autre ses rcrci-i.ssc.v, et en voilà pour luie année. Cette fois, après
leurs heures de travail, les libraires el écrivains allemands et étrangers,
ayant à leur tète le savant Boettiger, le doyen actuel de tous les littéra-
teurs, se réunissaient dans les salons de M. Brockbaus; et ces soirées, ou-
vertes par la libéralité de l'un des plus riches et des plus actifs libraires
de l'Allemagne, et où la science se mariait gaîment au commerce de la
science, présentaient sans doute l'un des coups-d'œil les plus curieux que
l'on eût vus depuis long-temps à Leipzig.
Après avoir explj(iué quelle grande place le commerce de la librairie
occupe dans cette ville, on concevra sans peine que le nombre des librai-
res y soit plus considérable cpi'ailleurs. Et ce nombre est en effet hors de
proportion avec ce que l'on retrouve dans les autres villes, hors de pro-
poriion surtout avec ce qui existe en Autriche et en Bavière, on la tor-
peur de la librairie semble accuser celle de l'esprit.
L'année dernière, à Leipzig ... 85 libraires publièrent 886 articles.
Berlin . . . 4îi 553
Vienne. . . iH 207
STlTTTGAP.nT 12 292
(i) On a, pour di-signer ces li^Tes qui marchent ainsi à reculons, un nom très
caractéristique : krebse ( écrevisses ). Les écrevisses littéraires, romans, nouvelles,
brochures, etc., sont ordinairement mises en maculature peu après leur rentrée
au logis; les écrevisses de science restent encore quelque temps en magasin , après
quoi, si elles ne marchent pas mieux , on les dépèce aussi pour en faire des enve-
loppes.
:\f'
<f>
llu'/.k; et la Liim.vmiK allemande. î)l)
Munich. . . {» 141
FltANCIOKT. 16 iA4
Dkksue. . . 4 100
Hamboukg . 7 M8
Ainsi Leipzig *qni n'a que (jiiarante mille liabitans, publie qua(re fois
aillant de livres (|ue \'ienne, «pii en a trois cent mille, et sept fois autant:
({lie Municli, (|ui en a soixante mille.
En ^855, la Saxe, oe petit royaume d'un million et
demi d'iiabitans, publia H 10 arlieles.
L'AuTUiCHE proprement dite , ([ui renferme dix mil-
lions d'babitans 290
La Pkusse i7o8
LA BAVif:iiE 778
Le WlKTEMBERG. iio
La VILLE DE Francfort i44
Le duché de Bade i90
Mais, du reste, qui pourrait dire si c'est un mal ou un bien que cette
inondation de livres qui débordent ainsi régulièrement en Allemagne?
Tous les six mois, on publie ici un catalogue des publications nouvelles,
un catalogue à faire reculer d'effroi les bibliopbiles les plus iiUrépidos, et
chaque année il va en s'augnientant. En 1831 , il présentait cinq mille cimi
cent huit articles; en 1853, cin(j mille six cent cinquante-trois, et le ca-
talogue de la moitié de cette année en renferme déjà plus de trois mille.
Qui pourrait dire où ce déluge moderne s'arrêtera, el quels fruits il lais-
sera sur sou passage? L'Allemagne litléraire, si ficre de sa déceutralisa-
tiou , a dans cette décentralisation même luie autre plaie non nmins redou-
table cpie celle dont nous nous plaignons: c'est que de toutes parts on édile,
c'est que dans chaque petit élat le libraire sans discernement (pii cherche
à se faire un nom, publie souvent le premier manuscrit (pii lui tombe sous
la main.
Des éditeurs riches et jouissant de quelque iniluence savent presque
toujours se réserver le [)rivilége des bons ouvrages. Le baron Cotla . de
Stiiltgardt, possède la [)ro[)riété des œuvres complètes de Goethe, Schiller,
Herder; le libraire Picimer, de Berlin, publie les œuvres de Schleierma-
cher; le libraire Brockhaus, celles de M. de Piaiimer, et (juei(pies-unes des
plus jolies nouvelles de Tieck; le libraire Duncker, celles de Hegel; le
libraire derold, de Vienne, la plupart des meilleurs ouvrages qui parais-
7.
HH) iu:viL i»t:s delv miodks.
seul on Aiiliiclie. (^)ii.'inl à la niasse tics libraires, ils doivent, oonitne Ioik
ceux <|Mi n'arrivtMil |>;is Its prcniicrs dans ce monde, se ('(inlcnler des
resles du ftsliii.
Deux elioses doivent encore porter [tarfois de rndes celiecsà la liliraiiie
allemande. C'est le ponvoir absoln (pie les f^jonvernemens exercent envers
elle; la ceiisnre, qui la met à l'étroit, et sonvent la proscription qni la
frapp<î. C'est ainsi qn'en Anlriche pas un sujet de rem[iire ne peut faire
imprimer un livre, dans le pays môme ou ailleurs, sans avoir d'aliord
soumis, non pas seulement son livre, mais son manuscrit, à l'examen des
nouveaux in(juisiteiirs. C'est ainsi fpi'en Prusse, une ordominnce du mi-
nistère vient de frapper de proscription tous les ouvrages publics par le
libraire Campe, de Ihuubonrç, quels que soient ces ouvrages, parce
qu'il est réilitenr de M. Heine. L'autre danger , non moins redou-
table pour les éditeurs, c'est la contrefaçon. Chez nous, nous avons bien
aussi la contrefaçon; mais du moins elle doit, pour s'exercer librement,
passer les frontières et transporter ses presses à Bruxelles, d'où les ou-
vrages contrefaits peuvent s'en aller par milliers en Angleterre, en Alle-
magne et en llussie, mais ne reviennent pas eu France , ou du moins n'y
reviennent que par contrebande, en sorte que si elle paralyse le débit de nos
livres à l'étranger, elle ne l'entrave du moins presfjue pas dans le pays.
Mais ici la contrefaçon se pose où bon lui semble, dans la province,
dans la ville même où les ouvrages à contrefaire ont leur léeitime éditeur.
Pour peu que l'auteur eût de complaisance, il pourrait corriger à la fois
les épreuves de ses deux éditions. Par là il est aisé de comprendre quels
en sont les funestes résultais. Les ouvrages contrefaits marchent en con-
currence directe avec les éditions originales, et ceux-là sont à si bas prix,
et celles-ci sont toujours si chères! Les poésies de Novalis, publiées par
Tieck, coulent sept francs; le même livre, imprimé à Sluttgardt par Macklau,
coûte quinze sons. Ce n'est pas que l'on n'ait déjà voulu plusieurs fois
remédier à ce vol manif- ste; ce n'est pas qu'il n'y ait eu mainte belle or-
donnani^e de la part de la diète contre les contrefacteurs, mais jiisipi'ici le
mal est à peu près resté le même. On a contrefait à Stutigardt, à Vienne,
à Carlsruhe, à Gotha, à Ilildburghausen, les meilleures productions de
la littérature allemande. Dans ce moment-ci , le poète Uhland di.scute avec
son ami Menzell, à la chambre des députés de Wurtemberg, une nou-
velle loi contre les corsaires de la librairie, et l'on contrefait en même
temps ses poésies à Cannstadt, c'est-à-dire à trois quarts de lieue de lui.
Le mal vient de ce que la police allemande est moins sévère pour les livres
contrefaits que pour les livres politiques; si elle voulait prêter à la plaie
dont se plaint journellement la bonne librairie la moitié de l'attention
I.LU'ZIG ET LA LlBUAIRli: ALLEMANDE. 101
i[u'elle lionne à une brochure liljerale, les contrefaçons ne feraient pas
long-lenips fortune.
Ce qui sauve pourtant les libraires allemands de tous ces accidens de
censure, de contrefaçon et de mauvaises éditions, ce sont d'abonl les
longs crédits, le bas prix auquel ils aclièlent un manuscrit (I), et la cherté
de leurs livres; puis leur mode de relations peu coûteux, et par-dessus
tout le besoin inconcevable de lecture qui domine les Allemands. En Al-
lemagne , tout le monde lit. Le commis marchand sait deux ou trois lan-
gues; le bourgeois peut vous réciter les plus belles odes de Schiller* l'en-
fanl apprend de bonne heure les fables de Gellert, et le vieillard vous
parle encore du temps où paraissaient les œuvres de Wieland. Dans ce pays
de repos et de réflexion, il n'y a pas un ouvrier, pas un paysan, pas une
pauvre fille de village (}ui ne se soit fait un petit royaume littéraire, si
petit qu'il soit, et quand ils ne liraient que leurs livres de prièics, ce se-
rait encore beaucoup, car là se trouvent les plus beaux morceaux de poésie
(i) Il n'y a ceilainement point de balance à établir entre le prix que l'on met aux
ouvrages de nos bons écrivains, et celui que l'on accorde aux écrivains allemands.
Un homme qui s'est acquis une haute considération par ses travaux, un professeur
d'université, me disait un jour: «Pour gagner cinq mille francs par an, il me
faudrait travailler jour et nuit. »
L'homme qui est aujourd'hui le plus célèbre de l'Allemagne, et dont les œuvres
sont sans doute le plus chèrement payées, ne reçoit pas dix louis par feuille pour
ses meilleures nouvelles.
Il en est de même pour les journaux littéraires. 20, 3o fr. la feuille est le prix
ordinaire. Je n'en connais pas beaucoup qui paient jusqu'à 40 et 5o fr.
En France, où on lit moins qu'en Allemagne, les recueils littéraires j)aieut
quatre fois plus cher leurs collaborateurs. A la vérité nos recueils ont beaucoup de
peine à se soutenir, et prospéreront difficilement : il n'y a pas de proportion entre
le nombre de leurs abonnés el le prix de leur rédaction. En Angleterre, les lie-
vues mensuelles et trimestrielles, qui comptent plusieiu's milliers de souscripteurs,
et qui contiennent des feuilles beaucoup plus compactes et plus larges , ne paient
cependant pas jihis cher que les Bernes françaises. Depuis quelque temps sur-
tout, il s'est formé chez nous une littérature marchande qui trouve moyen, el
cela au détriment de la saine et grande littérature, d'avoir carrosse et train de mai-
son. Il arrive bien que ces honnêtes industriels ruinent assez souvent leurs édi-
leurs; mais qu'est la ruine d'un pauvre diable de libraire auprès de l'inexprimable
satisfaction de jder à la tète des gens , avec la plus charmante fatuité , qu'on ne sait
pas le nombre de ses valets!' Feut-êlrc ferons-uoiis quelque jour rhisloire de celle
/illératurc marchande el vide que l'on voil éclabousser iii.solcinincnl les plus grands
noms de l'épcKpie.
Ilhj IlKVl'K DES DEUX MONDES.
relijiieiisc. les plus bcll«'> iiiU> (|iif 1 \llciu.ii:iu' luissôlo, à pailir de l.u-
iher ju.Mju';\ IVtivalis. (le licsniii ilc Iccliirc est siirldiil cxtiviiiciiiciil (Icxc-
lopiHi en Prusse, eu Saxe, ol dans les aulies parlies proleslaiiles de l'Al-
lernaiîiu'. I.à, il faiil (lu'im villaf^e soil bien itaiivre |)(tiir n'avoir |)as au
moins un rabint'l de leclnie, et un cabaicl bien dciionrvii de clienlcllc
pour nr pas riTcvoir un ou deux joiuiiaux. Ainsi il arrive que dans celle
niasse de libres niais ou insi^nilians «pii se |)ul)lienl ici cbaiiueaiuiée, une
bonne partie s'éeoule toujours dans les éeiioppes d'artisans el les cbau-
tnières, et qu'au bout du ((inipte l'éditeur ne perd pas aulanl (ju'on
pourrait le croire; el il faut bien (|ue cela soit , car on ne saurait se faire
une idée, si on ne l'a vue soi-ni(iiue,de rélran},^e nionolonie (|ue présen-
tent ces nnllious d'articles d'un cataloirue de foire : livres de contes , livres
pour les enfans, livres de cuisine, d'aiiriculture, d'économie , de cal-
cul, etc., etc. Je ne sache pas une chose au monde sur laquelle les Alle-
mands n'aient trouvé le moyeu de publier (luehiues bons ou mauvais
livres.
Après celte large el invariable nomenclature d'ouvrages indigènes, ar-,
rivent les livres étrangers que les Allemands recherchent avec avidité.
Il n'est pas besoin qu'un livre soit mentionné trois fois de suite ho-
norablement dans nos journaux pour (ju'il se réimprime bientôt en Alle-
magne. Il a paru en même temps , de Bruxelles à Berlin , cinq éditions et
trois traductions de celle méchanle agrégation appelée Livre des Cent-
ei-Un. Qui pourrait dire le parti que l'on tire ici de nos bons journaux
littéraires depuis Bruxelles qui ks répète si promplement, jusqu'aux ga-
zettes allemandes qui les épluclient, les scindent, les commentent, les
dispersent par échantillons et par parcelles? Qui pourrait dire à combien
de graves médilalions Ch. Nodier expose l'esprit consciencieux d'un jour-
naliste aik'inaud, avec ses idées de palingénésie , el quelle rumeur soulève
dans ce camp pacifique, ou l'annonce des Mémoires de M. de Château -
briand, ou le livre de M. de LaMennais? Ce qui arrive pour les journaux
arrive également pour les romans. On les reçoit par la poste, on les lit
avec avidité. Un jour je me trouvais dans une société avec une jeune per-
sonne de dix-sept à dix-huit ans , qui me parlait tie noire lillérature ac-
tuelle. — On foit maintenant de si mauvais livres en France , me disait-
elle. Le compliment n'était pas des plus agréables à entendre.— Des livres
si immoraux?... Immoraux ! Le mol était dur, mais je ne pouvais pour-
tant pas discuter la moralité de quelques-unes de nos nouvelles produc-
tions avec une jeune lille allemande, qui, en me parlant, baissait si modeste-
ment les yeux. Donc j'acceptai l'épithèle d'immoraux avec la plus grande
résignation, et elle continua : Un homme |)eul à peine les lire, une femme
n'ose pas y songer. — Ainsi, mademoiselle, vous n'avez sans doute pas
LEH'ZIG LT LA LI1ÎKA1K1I-: ALLEMANDE . !(),")
lu tel et tel roman. — Oli! je vous deiiiaiule paicloii, lorsque l'on enlenil
parler si souvent de ces ouvrages, il faut cependant bien les connaître.
— Mais sans doute, vous n'aurez pas lu les livres de MM , et toujours
en nrenliardissant, je lui énuniérais les degrés de diablerie que notre lii-
lératurede désespoir, comme l'appelait Goëllie, a parcourus depuis cpiel-
ques années. — Je les ai lus, répondit-elle. Bref, il se trouva qu'elle avait
tout lu, jusqu'au dernier roman de M. Faul de Kockdont elle n'osait pour-
tant pas articuler le titre (I).
A la suite de ces réimpressions d'ouvrages arrivent les traductions !
Les traductions! cette autre industrie que nous ne pratiquons encore qu'à
demi. En Allemagne , ce sont de véritables fabriijues. On a traduit tout
ce qui a un nom depuis l'un des pôles à l'autre. L'Allemagne est le vaste
foyer où les (Euvres littéraires des antres nations se décomposent , et se
transforment comme les métaux dans un laboratoire. Il y a tel homme
ici qui agrandit son patrimoine , aclièle une maison , lionne des fêles ,
vit en rentier, n'a jamais fait de sa vie autre chose que traduire. Et savez-
vous combien on le paie ? Deux Ihalers (2) , trois thalers la feuille , cinq
au plus , s'il a de la réputation. Mais il a un atelier, et dans cet atelier
une vingtaine d'apprentis auxquels il partage la copie , connue on le fait
aux compositeurs dans une imprimerie. Il rassemble ensuite le tout, le
revoit , et comme il a beaucoup d'ouvrage, et qu'il ne paie que très peu
ses ouvriers, il arrive, au bout de l'année, à s'arrondir encore un assez joli
revenu. La célérité avec laipielle ces fabriques livrent le travail (pi'on leur
commande, ne peut être comparée qu'à celle d'un tailleur ilu Palais-Royal
qui a peur de perdre l'occasion de vendre. Un jour un libraire de Leipzig
reçoit les Écorcheurs de M. d'Arlincourt , 2 vol. in-8°. Il les porte à un
de ces cbefs d'atelier : « Monsieur, lui dit-il, c'est aujourd'hui mardi , je
désirerais avoir la traduction conqilète de cet ouvrage pour jeudi soir; »
elle jeudi soir la traduction était livrée au libraire (3).
(i) Je n'ai rapporté cette double accusation intentée à notre littéraUire actuelle
en général, et jusliûée en quelque sorte par les écarts et les tentatives ridicules de
quelques-uns de ses enfans perdus , que connut' un exemple des opinions fausses
et erronées répandues à l'étranger et même encore en France par un journal
dont la critique littéraire ne mérite pas une discussion sérieuse. La jeune personne
dont il s'agit ici lisait quelquefois /e Constilutioiincl, qui lui avait sans doute fourni
son argument d'immoralité contre quelques-uns de nos écrivains, tout en lui recom-
mandant les romans obscènes de M. Paul de Kock.
(2) Le ihaler vaut trois francs soixanJe-quinze centimes.
(3) Je ne cDiMiais cpTun exemple de coulrefaron à donner pour peudaul à ce fai(.
loi HKVl'K l)i;S Jil.l X >l«).M)i:s.
Jamais lurl poinlaiil «le disséiiuer ainsi le calaldj^iic de livres , si je ne
ile\ais en niùme (eiii|ts faire remaniuer les içraiids noms ijiii s'y troiiv<>nl,
l't les ouvraiios iinporlaiis (|ii'il aniumce. Le earaclèrc <le la iialion alic-
niamie osl trop grave et trop eonscieneieux . son aine trop fîênéretiso et
trop p()('li(pie pniH- se perdre tout entière dans de vaines entreprises. La
liante seiencc, la hante lilic'ratnre, oceujjenl loiijonrs une grande |)laee
dans la vie de ee peuple dévoué aux études sérieuses; et après avoir |»ar-
roiirn avec ennui tant d'arlieles insignilians, il siiflit qu'un nom lonil»'
sous nos yeux pour nous raj)peler tout re cpie nous devons déjà à 1" Alle-
ninirnc.
Parmi les ouvrages cpii se trouvent inscrits sur le catalogue de cette
foire , .je citerai entre autres : La Granunaire criticpie du sanscrit de i;(jpi) ;
les OEuvres posthumes de Fichle, 3 vol.; les tomes 54 et 55 des OEuvres
complètes de Goethe; la savante Histoire de l'empire des Ottomans, de
M. de Hanimer, 10 vol.; le l*"" vol. des OEuvres complètes de M. Krng,
le professeur de philosophie; l'Histoire d'Europe depuis la (in du xv" siè-
cle, tomes 5 et î, de i\L de J\aumer; la 2'" édition de l'Histoire du droit
romain au moyen-âge, par M. de Savigny; l'Histoire de l'ame, par le
professeur Schubert, de ^Munich; l'Histoire des Allemands, de M. Men-
zell, qu'on traduit en français à Paris; l'Histoire d'Autriche, de M, le
comte de IMailath; et un ouvrage dont on s'est déjà occupé en France,
mais peut-être pas encore autant qu'il le méritait : ce sont les lettres
de M""" de Varnhagen, recueillies après sa mort, et publiées sous
le titre de IJa/ici; puis, la 7" édition des j)oésies d'Uhland; le Recueil
long-temps désiré de Riickcrt; les Voix du temps, de M. Stieglitz; parmi
les romans, ceux de Beckstein, Munch, Scheffer, Spindler, Tieck, et
quelques pièces de théâtre de Raupach et Zedlilz.
Un volume in-S" de M. V. Hugo arrive à Bruxelles par la poste. Le libraire le
reroit à huit heures du matin , le distribue aux ouvriers; dans la journée même , il
est composé, corrigé et mis sous presse. Le lendemain on le distribue, et cinq jours
après il airive avec le courrier à Leipzig, a\ant qu'aucun exemplaire de l'édition
originale pût y être parvenu.
Quon juge d'après cela du tort énorme que peut faire à la libiairie française
\ industrie des pirates belges. Si le gouvernement français s'inquiétait tant soit peu
de ceUe branche si importante de notre commerce, lui qui a donné un roi et ime
existence politique à la Belgique, ne pourrait-il pas lui imposer le respect de la
propriété la plus sacrée peut-être, celle de l'écrivain pauvre et laborieux? Pour-
quoi un traité de commerce, qui s'étendrait à la Belgique el aux divers états de
l'Allemague, ne mettrait-il un terme à ce vol de grand chemin ?
LEIPZIG ET LA LlimURIE ALLEMAINDI.. J0-")
Maintenant la librairie alleiiianile s'est jetée , avec la librairie fran(;aisc ,
sur un nouveau terrain avec les Pefnij- Magazine , (\m , par l'instruction
primaire répandue dans les basses classes , obtiennent encore plus de succès
(jue cliez nous. Est venu d'abord le Prj)nj-Ma(jazine, de M. Bossange,
qui a gagné en peu de temps GO,(K)0 mille abonnés, et dont on fait une
seconde édition pour la Pologne; puis \e Miisée des familles, IvmIu'iI en
allemand par le libraire Peeters; puis le lleller-Magazine, de Baumgart-
ner, el à Berlin, et à Prague, et partout, des publications périodiques à
bas prix, qui, si elles duraient, pourraient bouleverser en Allemagne tous
les rangs inférieurs de la librairie, et rétrécir de beaucoup les catalogues
des livres semestriels.
Sans doute on ne saurait trop encourager ce genre de publications qui
peuvent exercer une heureuse inlluence sur les masses, lorstiu'elles sont
vraiment faites dans leur intérêt. IMais on commence à apprécier à leur
juste valeur ces spéculations prétendues bon marché, qui coûtent beaucoup
plus cher que les ouvrages faits avec talent et conscience , deux choses qui
mancpient essentiellement à ces sortes d'entreprises, que nos journaux
([uotidiens colportent avec une complaisance qu'ils n'accordent pas tou-
jours au vrai mérite. Dt^jà la plupart chez nous menacent ruine, et, si on
en excepte le Magasin pittoresque et V Encyclopédie à 2 sous, qui sont
dirigés dans une voie estimable par des honmies distingués, le reste ne
survivra guère à la fièvre du moment.
X. Marmier,
IMI'KESSIOINS
DE VOYAGES
XI.
Nous devions partir à cinq heures du malin d'inlerlaken, dans
une petite calèche qui devait nous conduire jusqu'à Kandcrsleg,
lieu auquel la route cesse d'être praticable pour les voilures;
c'était toujours la moitié du chemin épargné à nos jambes, et
comme nous avions quatorze lieues à faire ce jour-là pour aller
coucher aux bains de Louëche , et dans la dernière partie du che-
min , l'une des plus rudes montagnes des Alpes à franchir , ces
sept lieues de rabais sur notre étape n'étaient pas chose à dédaigner.
Aussi fûmes-nous d'une exactitude militaire. A six heures, nous
étions engagés dans la vallée de la Kander dont nous remontâmes
la rive pendant l'espace de trois ou quatre lieues; enfin à dix
(i) Prononcez Ghfrnnu.
IMPRESSIONS DF. VOVAGES. 107
heures et demie, nous pienions autour d'une table assez bien seivie,
à l'auberge de Kanderstej;, des forces pour l'ascension que nous
allions entreprendre; à onze heures, nous réglâmes nos comptes
avec notre voiturier, et dix minutes apiès nous étions en route
avec notre bi'ave Willer qui ne devait me quitter qu'à Louëche.
Pendant une lieue et demie, à peu près, nous côtoyâmes, par
un chemin assez facile, la base de la lîlumlis-Alp , cette sœur co-
lossale de la Yu{}frau, qui a reçu maintenant, en échan^jc de son
nom de Montagne des Fleurs , celui plus expressif, et plus en har-
monie surtout avec son aspect, de Wild-Frau (femme sauvage).
Cependant si près que je fusse du Wild-Frau, j'oubliais la tradi-
tion qui s'y rattache, et dont une malédiction maternelle forme le
dénoùment, pour penser à une autre légende et à une autre malé-
diction, bien autrement terrible, d'apiès la(]uelle Werner a fait
son drame du 24 Février. L'auberge que nous allions atteindre dans
une heure était l'auberge de Scliwarrbach.
Connaissez - vous ce drame moderne dans lequel Werner a
transporté le premier la fatalité des temps anticjues, cette famille
de paysans que la vengeance de Dieu poursuit comme si elle était
une famille royale ; ces pâtres Atrides , f|ui , pendant trois géné-
rations, à jour et heure fixes, vengent les uns sur les autres, fils
sur pères , pères sur fils , les crimes des fils et des pèi'es ; ce drame
(ju'il faut lire à minuit, pendant l'orage, à la lueur d'une lampe
qui finit, si, n'ayant jamais rien craint, vous voulez sentir pour la
première fois courir dans vos veines les atteintes frissonnantes de
la peur ; ce drame enfin que Werner a jeté sur la scène , sans
oser le regarder jouer peut-être , non pour s'en faire un titre de
gloire, mais pour se débarrasser d'une pensée dévorante, (jui ,
tant (ju'elle fut en lui, le rongeait incessamment, comme le vautour
Prométhée.
Ecoutez ce que Werner en dit lui-même dans son prologue aux
fils cl aux filles d'Allemagne :
« Quand je viens de me purifier devant le peuple, réveillé par
« la confession sincère de mes erreurs (1) et de mes fautes envers
« lui, je veux encore me détacher de ce poème d'iiorreui' (]ui ,
(i) VVeiuci, de lulhcjii'u 411 il t;l«il, \enail de se faire calholi(nic.
les ni;vi!K iiLs i)i:rx mondes.
€ avaiii <|iif ma voix Ir cliaiiiàl , Iroiiltlait cummc un mia/;t: ora{;(,'u\
< ma raison obscmrii', et tjiii, lorsque je le chantais, reu^nlissail
« à mes jMoprcs oreilles comme le cri ai.|;ii des Iiibonx de ce
« {)o»'me (|iii a été tissu dajis la nuit, semblalile au ictcntisscmenl
« (lu râle d'un mourant, <|ui, bien que faible, porte la terreur jus-
€ que dans la moelle des os. >
Maintenant voulez-vous savoir ce que c'est que ce poème? j(!
vais vous le dire en deux mots.
Un paysan suisse habite avec son père une des cimes les plus
hautes et les plus sauva{];es des Alpes ; le besoin d'une compajjne se
fait sentir au jeune Kunl/ , et nialjjré le vieillard, il épouse 'iYud<i ,
fille d'un pasteur du canton de Berne , qui n'a rien laisse; en mou-
rant que de vieux livres , de longs sermons , et une belle fille.
Le vieux Kuntz voit avec regret entrer une maîtresse dans la
maison dont il est le maître; de là des querelles intérieures entre le
beau-père et la bru , querelles dans lesquelle le mari , blessé dans la
personne de sa femme , s'aigrit de jour en jour contre son père.
Un soir , c'était le 2i février , il revient joyeux d'une fête donnée
à Louëche. Il rentre, la gaîté au front, la chanson à la bouche. Il
trouve le vieux Kuntz qui gronde et Trude qui pleure. Le malheur
intérieur veillait à la porte, dont il vient de franchir le seuil.
Plus il avait de joie dans le cœur, plus il a maintenant de colère.
Cependant son respect pour le vieillard lui ferme la bouche; l'eau
lui coule du front ; il mord ses poings serrés; son sang s'allume , et
pourtant il se lait. Le vieillard s'emporte de plus en plus.
Alors le fils le reg^irde en riant de ce rire amer et convulsif de
damné, prend une faux pendue à la muraille : — L'herbe va bientôt
croître , dit-il , il faut que j'aiguise cet instrument. Le cher père n'a
qu'à continuer de gronder, je vais l'accompagner en musique. —
Puis tout en aiguisant sa i'aux à l'aide d'un couteau , il chantait une
jolie chansonnette des Alpes fraîche et naïve, comme une de ces.
fleurs qui s'ouvrent aux pieds d'un glacier :
Un chapeau sur la tête ,
De petites fleurs dessus ,
Une chemise de berger,
Avec de jolis rubans.
nil'HESSlONS DE VOYAGES. 109
Pondant œ temps , lo vieillard ecumait de ra^je , irépi/jnaii ,
menaçait. Le HIs chantait toujonrs. Alors le vieillard, hors de lui,
jeta à la femme une de ces lourdes injures qui soufllètcnt la face
d'un mari. Le jeune Kunlz se releva, furieux, paie et tremblant.
Le couteau, le couteau maudit avec lequel il aiguisait sa faux, lui
éciiappa des mains; et, conduit sans doute par le démon (jui
veille à la perte de l'homme, il alla frapper le vieillard. Le vieillard
tombe, se relève pour maudire le parricide, puis retombe et meurt.
Depuis ce moment, le malheur entra dans la chaumière, et s'y
établit comme un hôte qu'on ne peut chasser. Kuntz et Trude con-
tinuèrent de s'aimer cependant , mais de cet amour sauva{],e, triste
et morne sur lequel il a passé du sang. Six mois après la jeune
femme accoucha. Les dernières paroles du mourant avaient été
frapper l'enfant dans le sein de sa mère; comme Gain, il portait
avec lui le signe du maudit: une faux sanglante sur le bras gauche.
Quelque temps après, la ferme de Kuntz brûla, la morta-
lité se mit dans ses troupeaux; la cime du riinderhorn s'écroula,
comme ])Oussée par une main vengeresse; un ébouiement de neige
couvi'it la terre sur une surface de deux lieues, (^t sous celte
neige étaient engloutis les champs les plus fertiles et les alpages
les plus riches du parricide. Kuntz, n'ayant plus ni grange ni
terres, de fermier qu'il était, se iit hôtelier. Enlin cinq ans après
être accouchée d'un garçon, Trude accouche d'une lille. Les époux
crurent ia colère de Dieu désarmée, car cette fille était belle, et
n'avait aucun signe de malédiction sur le corps.
Un soir, c'était le 24 février, la petite fille avait alors deux ans,
et le garçon sept, les deux enfans jouaient sur le seuil de la porte
avec le couteau qui avait tué leur aïeul; la mère venait de couper
le cou à une poule, et le petit garçon, avec celte volupté de sang
si parliculièi-e à la jeunesse chez laquelle l'éducation ne l'a point
encore efmcée, l'avait regardée faire. — Viens, dit-il à sa sœur,
nous allons jouer ensemble ; je serai la cuisinière, et toi la poule. —
L'enfant prit le couteau maudit , entraîna sa petite sœur derrière
la porte de l'auberge; cinq minutes après, la mère entendit un
cri , elle accourut : la petite fille était baignée dans son sang, son
frère venait de lui couper le cou. Alors Kuntz maudit son fils,
connue son père l'avait maudit.
II() HKVUK m.S DKMX MOiNDFS.
l/riifaiit se saiivn. Nul ne siH ce «ju'il «Icvinl.
A coiii|>i<'r (le <•(' joui-, loin alla de mal en pis pour les liaMtniis
la channiitTo. I.ivs poissonsdu lac inoiiiurcnl, les rocollos cess^Tcnl
(lo jfcM-moi'; la n('ij;(>, i|iii oïdiriaircmcnl loiidait aux plus friandos
«liali'ins de IV'k- , couvrit la Ici rc ccjuuiio uu linccid ('Iciiicl; les
voyajfcurs qui alinicniaieut la pauvre li(HcIlei'ie devinrent de plus
eu plus rai'cs, parce (|ue le clieiuin devint de plus en plus dilli-
cile. Kuntz fut forcé de vendre le dei-nier Itien rpii lui icslail , cette
petite cabane , devint le locataire de celui à (jui il l'avait vendue, et
vécut plusieurs années du prix de cette vente; puis un jour il se
trouva si dénué, qu'il no put payer le loyer de ces misérables plan-
ches, (|ue lèvent et la nei{jc avaient lentement disjointes, comme
pour arriver jusqu'à la tète du parricide.
Un soir, c'était le 2i février, Kuntz rentra revenant deLouëche;
il s'était mis en route le matin pour aller supplier le propriétaire
«jui le poursuivait, de lui accorder du temps. Celui-ci l'avait l'en-
voyé au bailli , et le bailli l'avait condamné à payer dans les vingt-
quatre heures. Kuntz avait ('té chez ses amis riches; il les avait
priés , implores, conjurés, au nom de tout ce qu'il y avait de sacré
dans le monde, de sauver un homme du désespoir. Pas un ne lui
avait tendu la main. Il rencontra un mendiant qui parlagea son
pain avec lui. Il rapporta ce pain à sa femme, le jeta sur la table ,
et lui dit : 3Iange le pain tout entier, femme; j'ai dîné là-bas,
moi.
Cependant il faisait un ouragan terrible , le vent rugissait au-
tour de la maison comme un lion autour d'une étable; la neige
tombait toujours plus épaisse , comme si l'atmosphère allait finir
par se condenser ; les corneilles et les hiboux , oiseaux de mort ,
que la destruction réjouit, se jouaient au milieu du désordre des
élémens, comme les démons de la tempête, et venaient, attirés
par la clarté de la lampe, frapper de l'extrémité de leurs lourdes
ailes, les carreaux de la cabane où veillaient les deux époux , qui ,
assis en face l'un de l'autre , osaient à peine se regarder, et qui ,
lorsqu'ils se regardaient, détournaient aussitôt la vue, épouvantés
des pensées qu'ils lisaient sur le front l'un de l'autre.
En ce moment un voyageur frappa. Les deux époux tressailli-
rent.
IMPRESSIONS DE VOYAGES. 111
Le voya{Toiir fVnppa une seconde fois, Trude alla ouvrir.
C'était un beau jeune homme de x'nirrl à vin{}t-quaire ans, vôtu
d'une veste de chasseur, ayant une j^ibecière et un couteau de chasse
au côté, une ceinture à mettre de l'arj^ent autour du corps, et deux
pistolets dans cette ceinture; il portait d'une main une lanterne
près de s'éteindre, et de l'autre un Umrf bâton ferré.
En apercevant cette ceinture, Kuntz et Trude échangèrent un
regard rapide comme l'éclair.
— Soyez le bien-venu, dit Kuntz, et il tendit la main au voya-
geur. — Votre main tremble? ajouta-t-il.
— C'est de froid, répondit celui-ci en le regardant avec uneex-
l)ression étrange.
A ces mots il s'assit, tira de son sac du pain, du kirchenwaser,
du pâté et une poule rôtie, et offrit à ses hôtes de souper avec lui.
— Je ne mange pas de poule, dit Kuntz.
— Ni moi , dit Trude.
— Ni moi , dit le voyageur.
Et tous trois soupèrent avec le pâté seulement. Kuntz but beau-
coup.
Le souper fini, Trude alla dans le cabinet voisin, étendit une
botte de paille sur le plancher, et revint dire à l'étranger : Votre
lit est prêt.
— Bonne nuit, dit le voyageur.
— Dormez en paix , répondit Kuntz.
Le voyageur entra dans sa chambre, en poussa la porte, et se
mit à genoux pour faire sa prière....
Trude alla s'étendre sur son lit.
Kuntz laissa tomber sa tête entre ses deux mains.
Au bout d'un instant, le voyageur se releva , d('lacha sa ceinture,
dont il se fit un traversin, et accrocha ses habits à un clou. Le clou
était mal scellé; il tomba, entraînant les habits qu'il devait sou-
tenir.
Le voyageur essaya de le fixer de nouveau dans la muraille en
frappant dessus avec son poing. L'ébranlement causé par cette
tentative fit tomber un objet suspendu de l'autre côté de la cloison.
Kuntz tressaillit, chercha craintivement des yeux l'objet dont la
chute venait de le tirer de sa rêverie. C'était le couteau deux fois
I l^ KKVLK l>i;s I)i;i X >H»>iI)LS.
ii):iii(iii (|(ii av.iil lut- le pi'i(; par la miiiti du lils, ci la sœur par la
main du frrif. il (lait lombi; près de la pojlc de la cliaml»i(! <jii'oc-
( ii|tait rt'traiijjcr.
Kiiiit/. su leva pour l'aller ramasser. En se Laissant, son re-
(yard |)lon{;ea par le irou de la serrure dans la cliambre de sou
liùle. Celui-ci dormail, la lèle appuyée sur sa ceinture. Kuntz
resta l'œil sur la serrure , la main sur le couteau. La lampe s'étei(,Miit
dansl;uliambre de l'élranjjei-.
Kuntz se retourna vers Trude, pour voir si elle dormait.
Trudc était appuyée sur son coude, les yeux fixes; elle regardait
Kunt/,. — Lève-loi et écIairc-moi, puisque tu ne dors pas, dit
Kmiiz.
Trude prit la lampe; Kuntz ouvrit la porte; les deux époux en-
trèrent.
Kuntz mit la main gauche sur la ceinture. Il tenait le couteau
de la main droite.
L'étranger fit un mouvement. Kuntz frappa. Le coup était si
sûrement donné, que la victime n'eut la force que de dire ces deux
mots : Mon père !
Kuntz venait de luer son fils.
Le jeune homme s'était enrichi à l'étranger et revenait pai tager
sa fortune avec ses parcns.
Voilà le drame de Werner, et la légende du Schwarrbach.
On peut juger jusqu'à quel point un pareil souyenir me préoc-
cupait. Le désir de voir l'auberge qui avait été le théâtre de ces
terribles événemcns m'avait surtout déterminé à prendre le chemin
du mont Gemmi. Il y avait bien, une lieue au-delà de l'auberge,
certaine descente que les gens du pays eux-mêmes regardent
comme un des plus effrayans cols des Alpes; ce qui ne promettait
pas à ma tète, si disposée aux vertiges, une grande liberté d'esprit
pour admirer le travail des hommes qui ont pratiqué cette descente,
et le caprice de Dieu qui a dressé là les rochers contre lesquels elle
rampe. Mais à force de penser à l'auberge et au chemin facile qui
y conduit, j'avais fini par m'élourdir sur le chemin infernal par
lequel on en sort.
Pendant que je repassais dans mon esprit tout ce drame,
nous avions gravi la montagne. En arrivant sur son plateau, un
iMi>ni:ssioNs de voyages. 115
vent froid nous prit tout à coup. Tant que nous avions monté, il
passait au-dessus de noire tète, et nous ne l'avions pas senti. Par-
venus au sommet, rien ne nous {garantissait plus, et il descendait
par boiiflées terribles des pics de T Altcls et du Gemmi , comme pour
(jarder à lui le domaine de la mort et repousser les vivans dans la
vallée où ils peuvent vivre.
Il était d'ailleurs impossible d'inventer une décoration plus en
harmonie avec le drame. Derrière nous, la délicieuse vallée de la
Kandcr (Kander-ihal), jeune, joyeuse et verte; devant nous, la
nei{^e glacée et les rochers nus; puis, au milieu de ce déseit, comme
une tache sur un drap mortuaire, l'auberge maudite qui vit se
passer la scène que nous venons de raconter.
A mesure que j'a[)prochais, l'impression était plus vive. J'en
voulais au ciel qui était d'un bleu d'azur transparent , et au so-
leil joyeux qui éclairait celte chaumière : j'aurais voulu voir l'atmo-
sphère épaissie par les nuages; j'aurais voulu entendre les siffle-
mens de la tempête, faisant rage autour de celte cabane. Rien de
tout cela. Du moins, sans doute, la mine sauvage de nos hôtes allait
s'harmonier avec les souvenirs qui les entouraient. Point : deux
beaux enfans, blancs et roses, un petit garçon et une petite fille ,
jouaient sur le seuil de la porte, creusant des trous dans la neige
avec un couteau. Un couteau! comment leuis parens étaient-ils
assez imprndens pour laisser encore un couteau aux mains de leur
fils! Je le lui arrachai vivement; le pauvre petit me laissa faire,
et se nul à pleurer.
J'entrai dans la cabane ; l'hôte vint à moi : c'était un gros homme,
de trente-cinq à (juarantc ans, bien gras et bien gai. — Tenez , lui
dis-je, voilà un couteau que j'ai repris à votie fils , qui jouait avec
sa sœur. Ne lui laissez plus une pareille arme entre les mains,
vous savez ce qu'il en pourrait résulter? — Merci, monsieur, me
dit-il en me regardant avec étonnement. — Mais il n'y a pas de
danger. — Pas de danger, malheureux! El le 24 février?
L'hôte fit un geste marque d'impatience.
— Ah ! dis-je, vous comprenez?
En même temps je jetai les yeux autour de juoi ; la disposition
intérieure de la cabane était bien la môme que du temps de Kuntz.
Nous étions dans la première chambre; en face de nous , dans un
TOME III. — SUPPLÉMENT. 8
1 1 I \\i\ I I i>i:s i»i;i!x «o.'xnrs.
ciiioni'ciiii'iii . I i.iii iioii |)liis l(> <;ral).il de I i'ikIc, iii:iis un Imiii lir
suisse aussi hii'jjc <|in' Iouj; ; à {j^aiiclic ciait !<• calmiri (mi le vovajfciii
avail rie assassiiK'. .l'allai a la pniic de ce ( aldiirt, je loiivris, une
lalilc ciait scivic, atlciidanl les luttes (|iii passent joiirnciicuicnt ;
je rejfaiilai le plaiieliei'. il me seiiiltlail (|iio j'allais v relrouver les
liaces (lu sail;;.
— Oue chercliez-voiis, luonsioiir. iiiedil rii('ite, ave/-voiis pei'dii
(jiielcjue cliose?
— Conimcnl, dis-je, n'poridani à ma peiisi-eet non à sa demande
ave/.-vons eu Tidée de l'aire de ee cabinet une salle à ninnm'i?
— Pourquoi pas? fallait-il y mettre un lit comme l'avait (ail mou
prédécesseur? lin lit est chose inutile ici, oii peu de voya{jcurs s'ar-
rêtent pour passer la nuit.
— Je le crois bien, après l'événement affreux dont cette cabane
a été témoin....
— Allons! encore un , prommela l'hôte entre ses dents, avec une
expression de mauvaise humeur (|u'il ne cherchait pas même à
cacher.
— Mais vous, continuai-je, comment avcz-vous eu le courage
de venir habiter celte maison?
— Je ne suis pas venu l'habiter, monsieur, elle a toujours été
à moi.
— 3Iais avant d'('tre à vous?
— Elle était à mon père,
— Vous êtes le lils de Kuntz?
— Je ne me nomme pas Kunt/, je me nomme Hantz.
— Oui, vous avez changé de nom, et vous avez bien fait.
— Je n'ai pas changé de nom , et Dieu merci , j'espère n'en chan-
ger jamais.
— Je comprends, me dis-je à moi-même, Werner n aura pas
voulu
— Tenez, monsieur, expliquons-nous, me dit Hantz.
— Je suis bien aise que vous alliez au-devant de mes désirs, je
n'aurais pas osé vous demander de détails sur des évènemens qui
paraissent vous loucher de si près, tandis que maintenant vous
allez me dire n'est-ce pas?
— Oui, je vais vous dire ce que j'ai dit vingt fois, cent fois,
1MPRES.SI(»NS DF. VOYAC.r.S. jla
ïiiille fois ; je vais vous dire ce qui depuis quinze ans me fait dam-
ner, moi et ma femme , ce qui finira un beau jour par me faire faire
(juclque mauvais coup.
— Ah! des remords! me dis-je à demi-voix.
— Car, continiia-t-il avec désespoir, une persécution i)areil!e
lasserait la patience de Calvin lui-même. Il n'y a ni iM février, n'
Kuntz, ni assassinats; cette auber^^e est aussi sûre pour le voya-
jjeur que le sein de la mère pour l'enfant; et il le sait mieux que
personne, le brigand qui est cause de tout cela, puiscju'il est resté
quinze jours ici.
— Kuntz?
— Et mon Dieu non, je vous dis qu'il n'y a jamais eu à vinj^jt
lieues à la ronde un seul homme du nom de Kuntz, mais un misé-
rable qu'on appelait Werner.
— Comment ! le poète ?
— Oui , monsieur, le poète , car c'est comme cela qu'ils l'appel-
lent tous; — eh bien ! monsieur, le poète est venu chez mon père,
il aurait mieux valu, pour sou repos dans l'autre monde et pour le
nôtre dans celui-ci , qu'il se rompît le cou en grimpant le rocher
<jue vous allez descendre. Il est donc venu; c'était en 1ÎSÎ5, je
m'en souviens comme si c'était aujouid'hui: une honnête et digne
ligure, jnonsieur; impossible de rien soupçonner. Aussi (juand il
a demandé à mon pauvre père de rester huit ou dix jours avec
nous, mon père n'a pas fait d'objection , il lui a dit seulement : —
Dame, vous ne serez pas bien; je n'ai que ce cabinet-la à vous don-
ner. L'autre, qui avait son coup à faire, a répondu : C'est bon. —
Alors nous l'avons installé là , là oii vous êtes. — IXous aurions dû
nous douter de quelque chose cependant; car, dès la première
nuit, il s'est mis à parler tout haut comme un fou. .le crus qu'il
était malade, je me levai pour regarder par le trou de la serrure ,
c'était à faire peur ; il était pâle , il avait les cheveux rejetés en
arrière, les yeux tantôt fixes , tantôt égarés; par moniens il restait
immobile comme une statue, tout à coup il gesticulait comme un
j)Ossédé, et puis il écrivait, il écrivait des pattes de mouches ,
voyez-vous, ce qui est toujours mauvais signe, si bien que cela
dura quinze jours ou plutôt quinze nuits , parce que dans le jour il
se promenait tout autour de la maison. C'est moi qui le conduisais.
I l(> HEVl I. DI.S DKIV MONDKS.
Eiilin apri'S (|uin/c jours, il iioii^ dit : — .Mes hi-avos {}<'ii.s, j'ai
tiiii , je vous iTincicir. — Il n'y a pas ilc ([iioi, r('[>()ii(lii mon
jH'ic, Ml iiiic je ne vous ai pas beaucoup aidi', je crois. — IMiis
que vous ne pense/. , r('|ionilil-il. — Alors il paya , jo dois le diic ,
il paya nn>nie hien. et i)uis il pailil.
In an se passa lrai!(piillenient sans que nous entendissions par-
ler de lui. Un malin, c'eUiil en ISI.'J, je crois, deux voyafjeurs
entrèrent , re{;ardèrcnt attentivement i'intJ'riour de notre auber^je.
— Tiens, dit l'un, voilà la faux. — Tiens, dit l'autre, voilà le
couteau. — C'était une belle faux toute neuve que je venais d'a-
cheter au Kanderstef; , et un vieux couteau de cuisine, qui n'était
plus bon qu'à casser du sucre, et qui était accroché a un clou
près de la porte du cabinet... Nous les regardions avec étonne-
ment, mon père et moi , lorsque l'un d'eux s'approcha , cl me dit :
— N'est-ce pas ici , mon petit ami , qu'a eu lieu le !24 février, cet
horrible assassinat? — Nous restâmes, mon père et moi, comm(^
deux hébétés. — Quel assassinat? dis-je... — L'assassinat commis
par Kuntz sur son fils. — Alors je leur répondis ce que je viens de
vous répondre.
— Connaissez-vous M. Werner, continua le voyageur?
— Oui , monsieur , c'est un brave et digne homme qui a passé
quinze jours ici, il y a deux ans, je crois, et qui n'avait qu'un dé-
faut : c'était d'écrire et de parler toute la nuit, au lieu de dormir.
— Eh bien ! tenez, mon ami, voilà ce qu'il a écrit dans votre au-
berge et sur votre auberge.
Alors il nous donna un mauvais petit livre en lèle duquel il y
avait 24 Février. Jusque-là pas de mal , le 24 février est un joui-
comme un autre , et je n'ai rien à en dire; mais je n'eus pas lu
trente pages, que ce livre me tomba des mains. C'étaient des
mensonges , et puis encore des mensonges, et tout cela sur notre
pauvre hôtellerie, et tout cela pour ruiner de malheureux auber-
gistes. Si nous lui avions pris trop cher pour son séjour ici, il
pouvait nous le dire, n'est-ce pas? on n'est pas des Turcs pour
s'égorger; mais non , il ne dit rien , il paie, il donne un pour-boire
même , et puis, le sournois qu'il est, il va écrire que notre maison...
(;a fait frémir, quoi! c'est une indignité, une infamie. Aussi,
IMPRESSIONS DE VOYAGES. 117
qu'il revienne un poêle ici, que j'en retrouve un, (ju'il m'en passe
un entre les mains , ali! il paiera pour son camarade.
— Comment! lien de ce que raconte Werner n'est arrivé !
— Mais rien du tout, c'est-à-dire pas la moiiidie chose. — Mon
hôte trépignait.
— Mais alors, je conçois que les questions que l'on vous lait là-
ilessus doivent être iort ennuyeuses poui' vous. — l'^nnuyeuses,
monsieur! dites 11 prit ses cheveux à deux mains Dites,
il n'y a pas de mots, voyez-vous. C'est au point qu'il ne passe
pas une ame vivante, qu'elle ne nous répète; la même chanson.
Tant que la Taux et le couteau sont restés là : — Tenez , disait-
on, voila la ("aux et le couteau. — Mon père les a enlevés un
jour, parce qu'à la fin ça l'embêtait d'entendre toujours répéter la
même chose. Alors c'a été une autre antienne. — Ah! ah! di-
saient les voyageurs, ils ont retiré la faux et le couteau; mais
voilà encore le cabinet. — Diable ! — Oui. — Oui , ma loi, c'est
vrai. — Ah ! monsieur, c'était à se manger le cœur, ils en ont
abrégé la vie de mon père de plus de dix ans. Entendre dire de
pareilles choses sur la maison où l'on est né , l'entendre dire par
tout ie monde, et cela chaque jour que Dieu l'ait, et plutôt deux
t'ois qu'une encore, c'est à n'y plus tenir; je donnerai la bara-
(|ue pour cent ecus. Oui, je ne m'en dédis pas, voulez-vous me l'a-
cheter cent écus? je vous la donne, et le mobilier avec, et je m'en
irai , et je n'entendrai plus parler ni de Werner, ni de Kuntz , ni
de la laux, ni du couteau, ni du ^4 février, ni de rien.
— Voyons, voyons, mon hôte, calmez-vous, et faites-nous a
diner, cela vaudra mieux que de vous désespérer.
— Qu'est-ce que vous voulez manger? répondit noire homme ,
se calmant tout a coup, et levant le coin de son tablier qu'il passa
dans sa ceinture.
— Une volaille froide.
— Ah! oui, une volaille! cherchez-en une ici. C'était bien
autre chose quand on voyait des poules. Il a mis une poule dans
son affaire; je vous demande un peu, une poule!... faut croire
(|u'il ne les aimait pas, ou bien alors c'était ujie ragi'.
— Toutcequ(; vous voudrez, peu m'importe; vous me prépa-
rerez cela pendant que j'iiai faire un tour dans les environs.
Ils i;i \ i 1 m s m I \ mumu.s.
— I>;iiis mit- (Iciiii-liftirc vous iroiivcic/ \olic (iiiin- pivt.
.le sortis, |):irt;i{f«'ain liicii sinaTcnu'iii le désespoir de ce pMnvre
honiiiie; v.w lille est en elïct la |)iiissanee de la |»ar(»le (In poele ,
«pie, dans ipieNpie lien (jn'il la sème, ce lien se peuple a sa l'aii-
taisie de souvenirs heureux ou malheureux, et (|nil ehanjfc les
«■très qui l'hahilenl en an<;esou en «h-mons.
Je me mis en course aussilùl, mais rex|)liealion «le Hantz avait
iail un singulier tort à son paysage. L'aspect en était toujours {ji-
{fanles«jue et sanvajje, mais I<î principe vivilianl «-tait détruit; mon
inJle avait souillé sur le l'anlùme du poète et l'avait fait évanouir.
C'était une nature terrible, mais déserte et inanimée; c'était la
nei{]e, mais sans tache de sanjj; c'était un linceul, mais ce linceul
ne couvrait pins de (•adavre.
Ce désenchantement abré^jea d'une bonne heure au moins ma
course topoj;raphique sur le plateau où nous étions parvenus. Je me
contentai de jeter un eoup-d'œil à l'orient sur le double sonnnet
aufjuel la montagne doit son nom de Gemwi, dérivé probablement
de Geminns, et à l'ouest, sur le vaste glacier de Lammern, toujours
mort elhlen, comme l'a vu Werner. Quant au lac de la Daube
{Danben sec), et à l'éboulement du Renderhorn, j'avais vu l'un
en venant, et j'allais être obligé de ccjtoyer l'autre en m'en allant.
Je rentrai donc au bout d'une demi-heure à peu près, et trouvai
mon h(Jte exact et debout près d'une table passablement servie.
En partant , je promis à ce brave homme d'aider de tout mon
pouvoii- à détruire la calomnie dont il était victime. Je lui ai tenu
parole, et si quelqu'un de mes lecteurs s'arrête jamais à l'auberge
du Sdnvarrbaeh , je lui serai fort obligé de dire à Ilantz que j'ai ,
dans un livre dont sans cela il ignorerait probablement à tout
jamais l'existence , rétabli les faits dans leur plus exacte vérité.
Nous n'avions pas fait vingt minutes de chemin que nous nous
trouvâmes sur les bords du petit lac de la Daube. C'est, avec celui
du Saint-Bernard et celui du Faulhorn, l'un des plus élevés du
monde connu. Aussi, comme les deux autres, est-il inhabité; au-
cun hôte ne peut supporter la température de ses eaux , même
pendant l'été.
Le lac dépassé, nous nous engageâmes dans un petit défilé, an
bout duquel nous aperçûmes un châlet abandonné. Willei- me
IMPRliSSlUNS DL NOVAGES. 119
tilt (|ue célail au pied de celle cabane <jiie conmiençail la descenle.
Curieux de voir ce passage cxlraordinaire, et reirouvant mes
jambes, faliguées par trois heures de mauvais chemin , je hàiai le
pas à mesure que j'avançais, si bien que j'arrivai en cuuraiil à hi
cabane.
Je jeiai un cri , et fermant les you\ , je me laissai tomber eu ar-
rière.
Je ne sais si queltiues-uiis de ukîs lecteurs ont jamais connu cette
épouvantable sensation du verli^je, si, mesurant des yeux le vide,
ils ont éprouvé ce besoin irrésistible de se précipiter ; je ne sais
s'ils ont senti leur cheveux se dresser, la sueur couler sui- leur
front, et tous les muscles de leur corps se tordre et se raidir alter-
nativement, comme ceux d'un cadavre au loucher de la pile de
Volta; s'ils l'ont éprouvé, ils savent qu'il n'y a [)as d'acier tranchani
dans le corps, de plomb fondu dans les veines, dc^ lièvre courani
dans les vertèbres, dont la sensation soit aussi aijjuc, aussi dévo
lante (|u(! celle de ce frisson, qui, dans une seconde, fait le tour
de tout votre être; s'ils l'ont éprouvé, dis-je, je n'ai besoin, pour
l(;ur lout expliquer, (pie de cette seule phrase : J'étais arrivé en
courant jusqu'au bord (Y un rocher perpendiculaire, (pii s'élève
à la hauteur de seize cents |)ieds au-dessus du village de Louëche;
un pas de plus, j'étais précipité.
Willer accourut à moi; il me trouva assis, ('carta mes mains ^\\\r
je serrais sur mes yeux, et me voyant |)rès de m' évanouir, ilappro
cha de ma bouche un flacon de kirchenwaser dont j'avalai ime lar/je
.|>or{}(!e; puis, me prenant sous le bras, il me conduisit ou plutôt
me porta sur le seuil de; la cabane.
Je le vis si effrayé de nm pâleur, (pie, réagissant à l'inslanl méuK!
pai' la force morale sur cette sensation physique, je me mis à rire
pour le rassurer, mais c'é'tail iVtui lire d.uis leipicl mes dents
se heurtaient les unes (jontre les autres, connue celles des damnes
tpii hal)itent l'étang glacé de Dante.
Cependant, au l)Out de (|Mel(pies instans, j'étais remis. J'avais
(•prouvé ce (pii m'est habituel en pareille circonsianc(;, c'(;sl-à-dire
un bouleversement total de toutes mes facultés, suivi |)res(pie aiis-
sit('»l d'un calme parfait. (Test que la première sensation appartient
au plivsi(|ue <|ui terrasse inslinedveineiH le moral . ei la seconde
l'A) UKVUK DES bEUX MO.XDLS.
au inoi-.il , <|iii npiviul sa puissance laisoiim-c sur \v physique; il
est vrai (|iie piufois ce second uiouvenieiii est olie/ nios plusdou-
louroux (pie le premier, et tpje je soulïre plus eiieoie du ( aluie
(pie (lu Idnileversenient.
.le me levai doue d'un air |)arfaiteineiit lran(|uille , et je m'a-
vaneai de nouveau vers le précipice dont la vue avait produit eu
moi TelTet (pie j'ai essayé de décrire. Un petit sentier, Inijfe de
deux pieds et demi, se présentait , je le pris d'un pas eu a|)parence
aussi l'crme «]ue celui de mon guide; seulement, de peur que mes
dents ne se brisassent les unes contre les autres, je mis dans ma
bouche un coin de mon mouchoir replié ving;t l'ois sur lui-même.
Je descendis deux heures en zifï-zaf^ , ayant toujours, tantôt à ma
droite, tantôt à ma {gauche, un précipice à pic, et j'arrivai sans
avoir prononcé une seule parole au villa^je de Loueche.
— Eh bien ! me dit Willer, vous voyez bien que ce n'est rien du
tout.
Je tirai mon mouchoir de ma bouche et je le lui montiai ; le
tissu était coupé comme avec un rasoir.
Alex. Dumas.
>l.i
.Y..i_'i; ::;; - ' . i\.- 'i--^i( ■■'■
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
3o juin i834.
Il élait facile de prévoir les élections qui viennent d'éclore. Pour un œil
allentif, il était évident que l'opposition paierait, dans une réélection gé-
nérale, les fautes sans nombre qu'elle a commises, les imprudences elles
folles théories de son avant- garde, les préjugés, les vieilles et aveugles
routines de ses Iraîneurs, Ce n'est pas non i)lus la première fois qu'ayant
à opter entre la probité politique et la rouerie la plus scandaleuse et la
plus avérée, les électeurs se soient empressés de voter pour ceux qu'ils
estimaient le moins. Pareille chose arriva aux élections de 1824, où
les collèges soutinrent si vigoureusement le ministère de M. de Villèle.
Alors, comme aujourd'iiui, on élait avide de paix et de repos; mais il
n'est pas dans la nature des roués politiques de procurer la paix et le repos
à ceux qui leur confient la direction des affaires. ■ ' '"
Ce qui a fait surtout la force du pouvoir dans les élections, c'est que
les électeurs savent très bien que l'opposition n'a pas en ses mains les re-
mèdes aux maux que c uise le ministère. Si l'opposition avait nettement
formulé ses projets d'économies, indifiué les moyens qu'elle croit propres
à maintenir la paix tout en faisant res|'ecler la France, si les députés qui
siégeaient sur les bancs de la gauche dans la dernière session avaient saisi
plus souvent l'occasion d'énoncer avec franchise leurs projets d'avenir, on
22 RFvtr--. Dr»; nEix mondes.
[loiirinil s'cîonnor .im'c i.iison de Tiiismi iamc <|iii' viciinoiil de lour ti--
nioiiriHT la plupart des ('(i!U';;cs tk-ol(tiaii\; mais anjniud'liiii l'oppitsilion
ni (Ni an ivre à ce poiiil d'abandon do s(»i-niOnio où l'on a besoin dt; se re-
ireinper par bs failles île ses adversaire^;. (]'(sl an i)oiivoir maintenant à
la remettre en lioiineur et en liiniière . cl l'ui iieiil s'en lier an pouvoir
de ee soin-là. Il est en bonne roiili', et il n'y uiaïupiora pas.
AnSvSi la |>ar(ie sensée (hi niinislèic éproiivc-l elle pliilol de l'eiiilKirras
que de la joie de la vietoire (|iii vient d'ôlre reni[ioitee, et tandis (|ih;
M. Tbiors, le i;raiid faiseur électoral de I8ôî, s'applaudit de toutes ses
forces, j^éantiseetsei;onl!ediisiic< èsde ses circulaires, de ses llaUeries, de
ses menaces, de ses promesses, (pii ne seront jamais tenues, et se fait fort
de triompber des obstacles à venir par tous ces subterfuges de bas aloi (pi'il
a mis en (rnvre auprès de la France électorale, M. Gnizot gémit en secret
de la situation où il se trouve, lui et ses collègues. De leur côté, mus par
la même pensée, M. de Broglie et M. Roycr-Collard. que leur situation
ne force pas à étaler une satisfaction orficielle, vont se plaignant tout liant
à leurs amis de l'empressement iiiliabile avec letiuel on use ce régime, qui
en est déjà venu, après (piaire ans d'existence, aux remèdes béroûiues
qui ont déterminé l'agonie de la restauration, à toutes les ruses, à toutes
les lionteiises manœuvres qui ont été vainement employées à prolonger
l'existence de la dernière royauté. C'cbt que, ponr de tels esprits, les ma-
jorités ne sont pas des signes infaillililcs de durée, pas plus qu'une grosse
fortune remise aux mains d'un dissipateur n'annonce qu'il éciiappera à sa
ruine.
La pensée qui occupe uniiiueinent la partie sérieuse du cabinet, celle
qui ne consent pas à vivre an jour le jour et à esquiver une difficulté par
une pirouette, c'est de ne jias gaspiller cette majorité qu'on vient de trou-
ver si à propos, et dont le vote complaisant est plutôt un acte de ebarité
qu'une marque de confiance. I.a fraction du cabinet (|ue nous désignoas
sent confusément qu'il y a beaucoup d'exigences futures et procbaine.»;
srius tous ces suffrages; elle voit (lue le pays a voulu en finir de la crainte
et de la peur, de ce système d'anxiété et d'effroi à l'aide <'iu(p;el on gou-
verne définis trois années, (pi'il a résolu celte fois tie s'en débarrasser sans
retour par une immense tiémonstration en faveur de ce pouvoir (jui se
montrait toujours tremblant jiour la France et pour lui-même, et que,
privé de ce grand levier, il faudra désormais au ministère un peu de sol-
licitude pour les intérêts généraux, un peu de francbise, un peu de capa-
cité, de génie même, et peul-ètie aussi un peu de probité, si l'on veut
rester en place. En conséquence ceux (pii pensent ainsi ont résolu , dit-on .
«le se débarrasser de quehpies-uns de leurs collègues.
REVUK. — amOMQlE. 12*
D'abord , il va sans ùiie que les eleclioas, loiiles miaislérielles (nielk'.*.
soient, ne conslitnent pas une approbation absolue de la conduite du mi-
nistère, et que les électeurs cpii ont envoyé aux chambres lesdoputés que,
par un éuange abus de mot, on nomme conslitutionncls, n'ont entendu
ratifier ni les marchés scandaleux, ni les pots-de-vin, ni les actes arbi-
traires, ni les abus, ni les désirdres de toute espèce qui ont été signalés
dans CCS derniers temps. Tôt ou tard viendra le jour d'ap'ircr tous ces
comptes scandaleux, el le ministre qui ne potnra les justifier, aura beau
lever les mains au ciel el s'écrier qu'il a sauvé la patrie, nous douions que
la chambre et les électeurs le suivent au Capitole ! Il serait donc plus pru-
dent i!e les apurer en famille, c'est-à-dire, grâce à la non-resi)oiisabi!ité
ministérielle établie par la charte- vérité, de pourvoir quekjucs collègues
d'une pairie ou d'une am'jassade, peiil-èlredecesdeux choses à la fois, et
do les renqdacer p.ir d'autres qui puissent venir, le fro.it kvé, se placer
à la lèle de celle majorité (]ui ne connail pas encore bien le nom do ses
chefs, Ilàtons-nous de dire que ce ne sont encore là que des bruits qui
courent, des projets qui transpirent à peine, et que se nun'murent
à l'oreille les esprits clairvoyans qui ont osé les concevoir. Te! qu'on fé-
licite et que l'on congratule comme l'unique auteur de la grande victoire
électorale, ne se doute pas que les mains qui prcscntla sieime , s'unissent
pour le repousser, et que, tout en louant son habile! é. ou blâme assez
ouverte nient les moyens >;u"clle emploie pour n'ussir.
• Quels moyens, en effet! On a conservé les paniplilets de la ligue et de
la fronde , les sales productions de la régence; mais ce serait une source
bien plus curieuse, et liien instriiclive poiu' l'historien futur du régime
actuel, que la collection des biografilnes scandaleuses el îles écrits diffa-
matoires lancés sur tous les points de la France contre les candidals lilu'-
laux, à l'occasion des d rnicres élections. En regard <!e celte volumineuse
collection, il serait bon de placer la !is!e i\e> coiicessions el des i'aveurs
faites ou promises pour soulenii- les can.iidats ministériels. On y \errail,
ici des ordres donné.s à (les régimens de cavalerie pour aller tenir garni-
.son dans une ville, coînmc il arriva poiu- l'élection de M. Ilumaun. à
.Scbelestadt, qu'on leurra de l'espoir de pussédei' lui régiment de dragons;
à Vendôme, et dans tout le pays où le A" régiincnl de hiis-ianis se munira
de ville en ville ponrallé lier parlonl kselecleuis. I.à,unailniinislrateurdes
pO!il.--e(-rliaussées promenait un pave magnifique à la ville, et Mortain eut
ain.si à se décider entre des pierres neuves el un mandataire usé. Ailleurs,
ce n'était ni de la cavalerie, ni des pavés, mais un pont ou une roule;
point de député ministériel, point de pont, ni de roule, on n'en faisait pas
mystère, el les letlres (hi minisire étaient expresses. En d'autres lieux, à
lui r,i \ I I m s m I \ M(».m>[:s.
I.jival par exein|tlf, la iioiniiialiDii miiiisU'rielU' cnlrainail une favoiir [)Iii.s
riiai<|iMnte. On coiiscnlail ;\ afdndtr deux pièces de eaiioii de ijiialre à
la n>mpa.;uie d'arliilerie île la f;anle iialinuale. Il est des romiiiiiiics ou
l'on pnuneltail niènie. ;\ ce prix, de iloiuier des fusils aux irardes na-
lionnux; niaisee n'elail là sans doute (|u'une [H'oniesse. A Valeiieieimes ,
iiu le nruiislt>re d.iuaiulail pour député ÎM. d'IIaubersaert, M. Tliiers s'é-
l;;it eiiijagc à envoyer en éciiange (rois étalons. A Béziers, pour obtenir
M. Viennel, on se contenlait de doiuier des dessins, des phllres et des
livres à la biltliotlièiiue, peul-élre les œuvies de M. Viennel! A Slrns-
Imhu!;, au moins l'appàl était [)lus t^rand. lue dépèelie léléjcra[»bit(ue,
iransniise la veille des élections, annonça (jue le ministre de rinlcrieiu
avait accordé 40,0(K> francs pour terminer les travaux de enrage de l'Ill,
depuis Strasbourg] isqu'à l'embouciuire du Uliin, afin que les bateaux à
vapeur pussent arriverde Cologne. En d'autres localités moins importantes,
on se borna à envoyer ou à promettre des statues, (luehjues fonds pour
l'instruclion publique, l'aulorisalion d'tlever une fontaine, ou d'abattre
quelques aibrts qui encombraient la voie publicjuc. On sait ce que
M. Tbiers avait promis pour sa [iropre nomiMalion aux électeurs du
cinquième arrondissement. C'est tout au pins si l'on peuttiire de l'élection
de M. Tbiors ce qne disait Vespasien du protluil net d'un certain impôt.
A ces causes, encore l)ien inaperçues d'imcbangement dans le cabinet,
se joint une (juestion particulière qui end)arrasse le mitiistère. On a beau-
coup traité de l'affaire d'Alger, dans le conseil , pendani celte semaine. On
se souvient , et nous avons déjà parlé d'une promesse verbale qui avait été
emportée par !M. de 'Jalleyrand , au sujet d'Alger, lors de son premier dé-
part pour son ambassade. M. de Talleyrand n'avait i);i emporter que la
promesse bien vague n'évacuer Alger, et cela, grâce à M. Mole , alois mi-
nistre des affaires étrangères. M. Mole, bornme calme et posé, qui
apporte a^ant tout dans les affaires le coup-d'œii d'une saine expérience,
ne s'était pas enflammé d'ardeur poiir une colonie si mal adiiiinistiéc jus-
qu'à ce jour, et à cbarg-' à la France, sans doute par le fait niêmii de celte
mauvaise administration. Cependant, M. Mole déclara qu'il donnerait sa
démission plutôt que de consentir à l'évacuation d'Alger, demandée for-
mellement par M. de Talleyrand, au nom de l'Angleterre. M. Mole se
fondait avec raison sur la défaveur qui rejaillirait pour le gouvernement
de l'abandon d'une conquête qu'il n'avait pas faite, et qui lui avait été
léguée par la restauration. « Si le ciel vous envoie quelques occasions
d'acquérir de la gloire militiiire, disait :\I. Mole, alors, alors seideiiieut,
vous pourrez songer à abandoiuier Alger; mais jusque-là il est impossible
d'y penser. Ce qui serait alors peut-être un acte de sagesse , ne serait aujour-
lŒVUi:. — (HRd.MOL'E.
ii>:;
d'Iiiii qu'une làdieh'. » Mais depuis ce leini)S, le gouveniement de juillet
s'est lellernent illustré à Lyon et à Paris, au cloître Saint- lM('ry, au pont
d' Arcole et dans la rue ïransnoiiaiii , qu'il se prétenil arrivé à ré[)oque que
lui montrait en perspective M. Mole. Il est donc fortement question d'a-
bandonner Alger. Toutefois, un gouvernement aussi habile que le nôtre
ne pouvait avouer l'abandon d'Alger, même en le commettant. Il a donc
fallu trouver un biais, une rouerie, et voici ce qui a été proposé au con-
seil, disent des persomies bien informées. Alger deviendrait une colonie
européenne, c'est-à-dire (|ue le pavillon anglais et celui des grandes
puissances llolteraieat sur la Casliauba, près du nôtre. Les frais de l'occu-
paiion seraient supportés par les puissances alliées ou associées , c'est-à-
diie que les troupes d'occupation seraient anglaises, allemandes et fran-
çaises. Le gouverneur de la colonie serait élu , à la majorité , par les
puissances, et l'on pense bien que ce n'est pas la France qui l'emporte-
rait. Enfin, nous ouvririons le port d'Alger à toutes les nations, c'est-à-
dire à l'Angleterre, qui navigue le plus stn* cette roule, et nous nous
aclieniinerions tout doucement à une transaction dans laquelle l'Angle-
terre resterait maîtresse de notre conquête, et agrandirait à nos dépens
ses élablissemens d'Afrique. Tel sera le premier résultat bien positif de la
quadruple alliance.
Il se peut (jue cette combinaison ne l'emporte pas; mais elle a été con
çue, et, si on n'ose pas la risquer, c'est uni(}uement parce qu'il a fallu s'a-
vouer, au milieu même du triomphe des élections, qu'on n'est ni assez
fort , ni assez stable pour supporter le fardeau d'imiiopularilé (jui s'at-
tacherait à celte mesure, et parce que pas un dos ministres n'a eu le cou-
rage lie se mettre au cou cette lourde pierre. Nous nous trompons : un
ministre, un seul, et on peut facilement se nommer, se trouvait assez
grand pour tenter cette entreprise, assez puissant pour la faire réussir,
assez éloquent et assez habile pour endéniontrer aux chambres l'avantage et
l'opportunité. Nous ne doutons pas en effet qu'il eût trouvé facilement des
Ilots de [)aroles à verser du haut tle la triÎDuue , pour prouver cjue nous ga-
gnerions de l'hiHuence, de l'argent et de la gloire , en abandonnant la
conquête de Charles X; mais ses collègues du ministère se sont montrés
peu disposés à le soutenir et à l'aider dans son dévouement excessif aux pro-
jets d'en hauL La (luestion a donc été reportée à quelques jours, et le pro-
jet de colonisation européenne \ a nuuii- ilans les cerveaux ministériels ,
avec le [trojet non moins embarrassant des forts détachés.
Le parti prudent du ministère ne se dispose pas à entrer aussi légèrt-
ment que le nnnistre dont nous parlons dans la session (\ui va s'ouvrir.
Celte session pourrait bien être semce de quelques embarras, et en prc-
'-<» KI.Mi; m s DU \ MONDKS.
parer iraiiliT.s|»l(isi,'i;iuilseiiCfirt'. l.,iC(»mliiit«Ml('iiii-li;ii(li(',(li'iiii-lialtiU;«lii
|KUli U'j;iliiiiis(i' est bien faite |iiMir l'aire iiaKrcqiicliiiics rcllcxioiis parmi
k's soutiens du pouvoir. Ce preiiiior pas fait dans l'esprit de r('|)0(pie el
*lai)s la disei|iliiie prouve déjà un •j:i:nn\ proi;rès dans ses idées. C'est
^raee à son intervention (|ue ()iiel(|uesnn( s des parties les plus i;ani!:re-
nées du cuieir ministériel ont été retranehées de la ('lianibre. M. Malinl ,
M. Madier-Monijau, el iiueiques autres éner;;mnî!nes sans talent omI ele
eciirlés par le eoiieoiirs du parti royaliste, «pii a presi|Me pai hmi vole pom
i\es eapaeilés. tandis que le ministère, (|ui est eonijiosé dlionnues de ta-
lent el d'esprit, on ne peut le nier, portait dans toutes les localités les
lioiiMues les plus nuls el les moins propresà remj)!ir leur mandat. De tous
les reviremens, de tous les ehani!;emens de roks que nous avons vus de-
puis plusieurs années, celui-ci n'esl ni le moins Irisle, ni le moins déplo-
rable. Des liomnies (pii, pendant (piinze ans, poussèrent en avant la res-
tauration avec une vivaeilc iimiiic, (|iii la démolirent en la montranl an
p:iys comme nn gouvernement ennemi des lumières et des pro!,nès, etcpie
toute amélioration sociale Faisait trembler, n'ont rien trouvé de mieux,
une fois parvenus eux-mêmes au pouvoir, que d'arrêter tout proférés, et
de faire aussi la gueire à tout ce (pii jturle la lumière à son fi ont. I,a res-
tauration voulait rétrograder, ceux-ei veulent r. sler slalionnaires; làelie
encore plus difficile que l'autre, ou du moins tout aussi impossible à ac-
complir, surtout aujourd'liui (jue les débris de la restauration eux-mêmes
marchent en avant, el, quels que soient leurs desseins d'aillein's, se jellent
en éclairenrs sur les routes. Ce fait est impoi tant. Il prouve que rien ne
peut |tlus s'accomplir aujourd'hui que par la popularité, el (jue le seul,
l'imique moyen de créer un jtouvoir, ou d'en détruire un autre, c'est de
servir la cause du progrès social. Mais le parti légitimiste ne s'en tiendra
pas, àce qu'il parait, à l'essai qu'il vienlde faire. Il lui a fallu trois années
pour lever la grande difliculté du serment j on assure qu'il se [)iépare déjà
à jouer un grand rôle dans les élections prochaines. On sait que ce parti
se compose surtout de grands piopriélaires. Des délégations seront faites
par eux à tous leurs parens, à tous ceux qui les approehent , afin de les
taire liu-iner dans les collèges. Telle i)ropriélé de la Provence, de la
Kranche-Comlé ou de la Normandie (pii a donné celle année un elecleur,
<n produira vingt dans les élections prochaines. Cette taclique est adroite
el profonde, et le ministère le plus roué, fûl-il présidé par M. 'J'hiers ,
aura beaucoup de peine à la contreminer.
En attendant, le petit noyau légitimiste (pii va fig(n"er dans la chambre,
offrira irois nuances i)ien dislinctes. La première est celle (jne repre-
.-^entent M. de P>alzac. l'ancien secrélaire-irénéial de M. de Marlignac,
IlEVUF.. — CllKONlQUE. I-"
M. Blin de Bourdon, l'annen préfet du Pas-de-Calais cl de l'Oise, qui
travaillas! fort en 182-i les élections dans ce dernier département, et
M. Jacquinot de Panqiehine, dont le nom se rattache aux plus tristes sou-
venirs qu'ait laisses la restauration; cette nuance est li plus active, la plus
envahissante des trois. Quehpies pas encore dans la route (pi'il poursuit,
et le ministère se trouvera au niveau du hanc oii siégeront ces nouveaux
membres; M. de Balzac pourra bien alors, sans trop d'elTorts, devenir
secrétaire-général de M. Thiers , M. Blin de Bourdon passer préfet , et
M. Jacquinot de Pampelune reprendre sa place de procureur-général,
qu'il remplirait aussi convenablement (|ue M. Persil et M. Martin ( du
Nord). Qu'a fait M. Jacifuinot de Pampelune que n'aient fait ou que ne
feront ces messieurs.' Il a vanté les cours prévolales comme M. Persil
vante les conseils de guerre; il a volé pour tous les projets ministériels
contre la liberté de la presse , comme ferait demain IM. IMartin , sMl y avait
lieu ; il a demandé que non-seulement les auteurs, mais les libraires et les
inqirimeurs fussent responsables, comme le demandent tous les gens du
roi de juillet; il a voulu que les prévenus arrêtés fussent i)rivés de toute
communication avec leurs avocats et leurs défenseurs, connue le procu-
reur-général près de la cour des pairs vient de Aiire pour jM. Marrast; il
s'est opposé constamment à ce que le jury fût investi de la connaissance
des délits de la presse; il s'est montré, toute sa vie, l'ennemi cruel de
toute liberté, de toute publicité; en vérité, c'est un homme qui manque
essentiellement à ce ministère.
l.e parti légitimiste, en qui l'on ne peut méconnaître quchpiefois des
iueurs de cet esprit de linesse et d'ironie qui caractérise les salons du
faubourg Saint-Germain, a tellement reconnu cette identité , qu'il s'est
hàlé d'expédier à la chand)re et M. de Balzac, et M. Blin de lîotirdon, et
surtout M. Jacquinot de Pampelune, avec la double mission de se rallier
au y)ouyoir , de le ruiner connue ils ont ruiné celui qu'ils servaient aulre-
tois avec tant de zèle , et aussi d'ouvrir la porte des affaires à leius amis,
qui porteront la sape dans l'intérieur de l'édifice. On peut [»révoir avec
(pieUiue certitude (|ue cette nuance de l'opposition royaliste votera sou-
vent avec le ministère : non pas (|u'elle se |)ropose absolument d'aller à
lui, mais parce qu'infailliblement le ministère se rapprochera d'elle par
la seule force des choses.
M. Berryer et ses amis, peu niMobroux à la cbandire, mais énergiques
et éloquens, hâteront ce moment i>ar la vivacité et la nature de leur op-
position. Ceux-là représentent le parti légitimiste que se refuse à repré-
senter légalement I\I. de Chateaubriand ; celin qui n'a conserve- de l'ancien
régime (fue ses affections personnelles, et ipii ne prétend t:(Kivcrner
1^ UKVLi; in s inxx mo.mh;s.
• (n'eii ciriiiil mic iiniiuiicliio plus |itt|(iil,iir<' , iinii |»ii«, sniloiiioiil (|iic l,i
royaiilc riloyciiiic , mais ciicoïc (|iic la i(|>iil»li(|ii('. Ct-llc ii((i|»if n'esl
piMil-«lre pas iraliNablo, mais elle osl i;i'iuireiise , t'U-ll»- porU'ia (pu;l(|ues
Irtiits. La niiamc tpii la conriio se troiivcia souvent sm le tenaiiid»' l'op-
posilion, fdmmt' elle s"esi Intiivee pies trello dans les tleelions; des elforls
rominuiis tpii seront fails dans un but diffcienl soiliionl (pieUpieluis des
lésnltats niiles. Celte fusion momentanée sera toujours dans rintérèt des
améliorai ions, et le pouvoir, comprimé (|n'il sera par ces deux ()p[H)silions,
dépassé, assailli de réclamations et de nécessites de tout jjjenre, se verra
un jom- forcé de s'unir ouvertement au parti rétrograde ou de passer dans
iesiaiigs du parti national. Dans tous les cas, il lui faudra mellrefinàce
système de rouerie ipii consiste à aminh-r les jjartis les uns contre les
autres, à pèclier en eau tro(d)Ie, elàs'eni^raisser à la laveur des haines et
lies «liscordes qu'il entretient.
La troisième nuance légitimiste de la chambre, (ju'on pourrait nommer
la seconde, et que représentent M. de Lamartine et quehiues autres, a pris
|»our bannière les améliorations matérielles ; mais il se pourrait que ce
ne lût là qu'une bannière : [leul-èlre un jour sera-t-elle appelée à jouer
le rôle du parti .\gier, en faveur d'une des tractions légitimistes (jue nous
venons d'indi(]uer. Par une singularité reniarquable, M. Agier, élu à
Parihenay, figurera peut-être dans ce parti.
L opposition libérale se divise aussi en plusieurs niKincesbien marquées,
ipii répondent assez fidèlement à celles que nous avons montrées. Nous
les esquisserons plus lard, ainsi que l'ensemble de la nouvelle chambre.
On verra ([u'elle n'esl pas aussi complèlemenl dévolue au pouvoir qu'on
pourrait le penser, el que rien n'élail plus sensé que l'anxiété du hauL et
suprême personnage, qui, loin de partager la joie de ses partisans, s'é-
criait le 22 juin , avec douleur : « Je répondrais d'un règne de vingt ans , si
j'avais eu seulement quinze jours de plus pour travailler les élections! »
-Mais ces quinze jours ont manqué , et à cette habileté à laquelle nous ren-
dons hommage, se joindrait celle de M. de Villèle, qu'on ne pourrait se
refuser encore bien long-tcinps à éluder des promesses que la nation
s'apprête à réclamer avec une énergie qui n'admettra ni détours ni ruses.
Nous ne parlerons point de la chaujbre des pairs qui ne ciiange pas,
et qui ne s:; recrute que des fruits pourris tombés de l'arbre ministériel,
vastes et silencieuses gémonies forméesde tous les cadavres des centres, res-
tés sur les champs de bataille parlementaires. Mais si la chambre des pairs
ne donne pas signe de vie, en revanche la cour des pairs fait beaucoup
parler d'elle. C'est un curieux spectacle qu'offre celui de cette chambre
ardente, de ce Iribtmal étoile, au milieu du repos, de la paix et de l'in-
RKVUE. — (HRO.MQUK. 429
différence générale, que celle passion de recherches iniililes, nous le pen-
sons, ([ne ces rigueurs d'un aulre temps, que ces arrestations, ces incar-
cérations légèremenl ordonnées, plus légèrement révoquées, que ce luxe de
police, ce faste d'arbitraire, dont le corps arislocrati(|ue couvre la France
au nom de l'ordre et de la hherlé. Quoi! plusieurs milliers d'individus
languissent dans les [irisons, les uns depuis plusieurs mois, les autres (ie-
puis plusieurs semaines , un grand nombre sans avoir été interrogés ,
d'aulres sous le poids de simples préventions , et cela dans un temps où
l'esprit de calme et de tranquillité est si grand, qu'on n'a pas même assez
de mouvement dans les idées pour se livrer à l'indignation (pie causent
ces mesures. Il a fallu qu'un journal de Saint-iVtersbourg se chargeât de
celte tâche. La Gazette Impériale fait remarquer que la révolution qui a
éclaté dans les rues de la capitale à la mort d'Alexandre n'a pas autant
encombré les prisons russes que le sont les prisons de Paris et de Lyon ,
par suite des affaires d'avril , et elle demande si c'est bien la peine de faire
lant de bruit du régime consliliitionnel et de la liberl'' qui produisent de
tels résultats. Pour notre part, nous renonçons à répondre. Nous parlions
toul-à-riieure du parti de la restauration qui était appelé à rentier aux
affaires; mais c'est ici la restauration en masse qui lient la hache levée
sur le cou de la révolution. Ce sont les divers ministères de Louis XVIIl
et de Charles X qui jugent les fauteurs des troubles de juillet 1850. les
coupables écrivains opfiosés à M. de Polignac, les criminels signataires de
la protestation. Conunent explicpier autrement la rigueur inouie du secret
appliquée à M. Guinard , les horribles Iraitemens exercés contre tant
d'autres? Il y a peu de jours, l'avocat de M. Marrast a vainement inter-
cédé auprès de la commission de la chambre des pairs, pour conférer avec
lui sur ses intérêts privés. Une lettre de change de 2000 fr., tirée par
M. Marrast , pour ses besoins journaliers, cruellement augmentés par sa
détention, a été protestée parce que la conunission refusait l'aulorisalion
de lever les scellés apposés sur une sonusie pareille trouvée chez j\l. Mar-
rast. Je vous le demande, (pi'eùt fait de mieux en son temp< IM. .lacquinot
de Pampekme ?
Au reste, quoique lentement, l'inslrnclion se poursuit. On nousditqu'il
n'a pas été possible de rattacher les arrestations de Lunéville et de JNancy,
aux affaires de Paris et de Lyon , et bien difficile de lier ces deux dernières
l'une à l'autre. Il est beaucoup question d'embauchage. Il paraît certain
(pi'un ;issez grand nombre de sous-officiers de cavalerie, en garnison à
Lunéville, s'étaient donné rendez-vous le soir sur une promenade , pour
aviser aux moyens de faire monter à cheval le régiment sans ordres , et
qu'une Mlle publi(jue qui rôdait à «[uelques pas de là, alla dénoncer ce pro-
I"0 r.i VI i: i>i,s Di i \ M(iM>r.s.
jel aux aulorilt's. V Saiiil-Cyr, '.i pas imiivc linces (rcniliniirliair»'.
(lit-nii; (li\-ii(Mir inallitMireiix jciiiu's i^ons ilr (tMc l'ctilo, (iclciiiis i|iicl)|iic
(oinps à r Alibaye, oui clt- oiivoycs comiiic soldais dans les n ^^imciis de
liiTiic, iiu'siin' (lui ne servira (Hi'à les aiirrir et à repaiidie de iKtiiveaiix
feiinensdaiis l'aiinée, tandis qn'inie eondiiile palernclle liien |)ennise, cl
loule liaeée à l'égard de ces enfaiis, les eût ramenés à coup sûr. Le vérilalilc
embauchage à liiisoumission, celui (|ui s'exerce chaque jour ouvertement,
et dans l'armée el dans le peui)le , c'est le pouvoir qui le pralicpie par ses
actes toujours malheureux elrévollans, soit (pi'il se livre à la rigueiu- i»u
à de lâches faiblesses.
L'iirrivce de don Carlos en Anulelerre, le départ de don i\lii,'uel, el la
publication du traité de la (juadruple alliance, ont beaucoup ému la vieille
diplomatie. On a surloul blâmé le mot chasse, introduit pour la première
fois dans le langage diplomatique, qui parait destiné à subir la même ré-
volution (|ue le langage poéticpie, et à nommer désormais les choses par
leur nom. Ce traité, auquel on se plaît à attribuer peu d'imjtortance^ena
une réelle, et ses résultats sont déjà fort grands pour le Portugal el pour
l'Espagne, qu'il a débarrassés de deux prélendans. Il parait (pie don Pe-
dro, (pii n'a pas perdu un seul instant de vue le tr(}ne du lÎK'sil, et qui
songe plus (jue jamais à y remonter depuis qu'il a reconnu cond)ien sa
situation personnelle est précai.e à Lisbonne, enrôle en ce moment pour
une expédition. Des bureaux d'enr(jlement secret ont été ouverts à Paris
par les soins d'un personnage qui tient de fort près au gouverneur du jeune
Pedro II, et des négociations ont été entamées avec le ministère français
pour libérer les navires portugais qui se trouvent à Brest, et (jui ont été
capturés sur don Miguel. Mais ces bàtimens sont le gage de l'indeumilé
fixée et due par le gouvernement portugais à la famille du malheureux
Sauvinet, incarcéré et ruiné par don Miguel, et le ministre qui livrerait
ce gage sans qu'il ait été libéré s'exposerait aux conséquences d'une grave
responsabilité devant les chambres et devant l'opinion. A cette ép0(|ue de
pols-de-vin et de marchés, le ministère ne saurait être trop circonspect
dans les démarches de ce genre (|u'il sera tenté de faire.
On s'occupe encore de l'embarquement mystérieux qui s'est effectué à
Brest, et sur lequel le ministère sera bien forcé de s'expliquer. On assure
que cet embar(juement forcé de trois personnages inconnus ne se rattache
pas à une affaire politique, mais à une intrigue du château. On dit en
outre que le principal |)ersonnage, celui qui a fait le plus de résistance au
moment de l'embaniuement , n'est pas une femme . comme on l'avait cru ,
mais un homme, un honune très obscur d'ailleurs, qui aurait porté ses
vues trop haut . et qu'on a jugé à propos de punir à la manière de Louis XIY
nEvuK. — r.nuoNiQL'E. 151
envers le M;iS(iiie de l"er. Or, comme ce n'est pas sons ce rapport (pi'il
est permis au gouvernement actuel de se rapproclier de la glorieuse mo-
narchie du grand roi , le ministère fera Itieii d'( claircir cette affaire devant
le |)iil)lic, avant (pie ces conjectures prennent plus de consistance.
Les élections nous ont éloignés pendant (|iK'ltpie temps des théâtres,
mais non |)as le |»ul)lic, (pii se porte avec emprt'ssenicnt à l'extrémité des
boulevards, pour voir le fameux acteur Frederick, dans la Robert
Mdcmir. comédie d'une bouffonnerie et d'ime verve sans exemple.
()m court aussi au théâtre des Variétés, où un mauvais vaudeville,
composé par vingt ou trente auteurs, et intitulé Tour de Babel, attire
la foule. C'est que dans ce mauvais vaudeville se trouve une joyeuse
parodie où le Coustitidionnel est mis en scène avec ses nombreux <lés-
abontiés. Cette plaisante satire contre le ConsHhdionnel a été jugée très
diversement; les uns en rient, les autres la blâment et en rient aussi;
([uant à nous, cette attaque nous semble dans le droit commun.
Le ConsiUitiionnel a de nombreuses plumes et de longues colonnes pour
se défendre. Qu'il oppose le bon sens à l'esprit, le talent à l'ironie, et le
l)id»lic, qui est excellent juge, lui donnera gain de cause; mais il paraît,
que le Conslihiiinnnel est en pénurie de ces moyens-là, car il a [iréféré
les moyens de police et de censme (ju'il avait déjà employés sous Char-
les X, quand il atlressa une pétition à ce monarque si lettré pour le sup-
plier de sévir contre le romantisme. Le vieux roi de France se montra
plus spirituel (]ue le vieux monarque des journaux; de ces deux caducités
ce fut la moins arriérée, la moins absolue, la moins entichée des vieilles
choses. Charles X répondit qu'en fait de littérature dramatique il n'avait
que sa place au parterre, et le ConsiUuiionnel fut réduit à accepter le
filcheux régime de liberté qui depuis (pùn/e ans donnait trente mille li-
vres de rentes à chacun île ses actionnaires. Cette fois, le Constiluliounrl
s'est montré plus avisé, il s'est dit avec raison que la liberté était bien [dus
facile à conqirimer aujourd'hui que sous Charles X , et il est venu trouver
iM. Thiers, qui est de trop haute naissance pour se contenter d'une simple
place au parterre. Le directeur des Variétés a été mandé près du ministre
et rudement admonesté. On lui a dit en pro[»res termes ()u'on n'était pas
virlorievx dans les élections pour se laisser baffouer soi et ses amis
les constitutionnels, et on lui a intimé l'ordre de châtrer la scène en
question, sous peine de voir fermer son théâtre. Charles X n'en eût pas
fait autant. Il est vrai que Charles X, le despote, n'était pas un ancien
rédacteur du (JmslituiUmnel.
— Notre iirochaine chronique renfermera une revue d'un grand uom-
bie de livres nouveaux dont le défaut d'espace a retardé l'examen.
I.VJ ni:vLE i)Ks Di.i X mondes.
L'KSP.VOE, SOUVENIRS I)K »S2."> KT 1)1. 4833 CtC. (I). M. A(lol|»ll(' dr
Hoiirgoiiii; ayaiil fail la puerre parili(|ue el lé^ilime de 1823 »■! l'annoc
dernière une i»ronicnade d'aurrcnienl en U)s|iaiçne , a cslinK: (|ih' , \ii la
.situation on se trouve cette conlrée, il ne pouvait convcnalticincril nous
priver (lo.s souvenirs qu'il a recueillis sur tllc eu sa double qualité de mili-
taire el de \oyaifeur.
Crest chose toute simple (pie M. Adol|»lic de Bour;?oing, qui a cueilli
sa part des lauriers que moissonnèrent les vainciueurs du Troradero ,
s'exalte et se ravisse lui-même à nous conter les moindres de leurs faiLs
d'armes dans la Péninsule. Ainsi, ne croyez pas, je vous prie, qu'il
veuille rire et s'amuser qnaml il compare aux guerriers d'Ossian le prince
généralissime et son étal-major assistant au passai^e de la Bi<!(isf;oa, à demi
voilés par les vapeurs humides de la rivière el de Taiihe naissante.
« La cavalerie était à cheval, s'écrie M.Adolphe deBourgoinj^, — et nul,
par parenthèse, ne s'avisera de lui contester l'exactitude de ce détail; la
cavalerie était donc à cheval ; le soleil commençait à ftaraîlre et réfléciiis-
sait ses premiers rayons rougeàtres dans les plaques de cuivre des bonnets
d'ours des vieux soldats;.... c'était noble, c'était grand. »
"V^ous voyez que l'auteur a su élever son style au niveau des exploits
qu'il raconte. Je vous parle de son style, parce (pi'en vérité. je ne .saurais
aulremeiit que vous dire à propos de son livre. II n'y faut en effet chercher
ni faits nouveaux, ni révélations piquantes, ni observation, ni pensée.
M. Adolphe de Bourgoing n'y a voulu lui-même évidemment rien mettre
de tout cela.
Je présume qu'à la lecture de quelque.s-uns des cheft-d'œuvre des
acrobates les plus distingués de notre prose nouvelle, se sentant sou-
dainement épris d'un violent amour pour l'expression chatoyante et le
mot bondissant , il n'aura pu résister au désir de danser aussi sur la phra.se
tendue. De cette émulation seront résultés ces Souvenirs d'Espagne dans
lesquels un mépris surhumain de la langue a trouvé moyen de .s'allier à
une allure lyrique tout-à-fait divertissante.
Nous ne blâmons pas assurément un militaire d'employer ainsi ses
loisirs; mais de pareils essais, plus utiles encore aux délassemens de leur
auteur (ju'aux joui.ssances du j)ublic, gagneraient peut-être infiniment à
rester en portefeuille.
(i) I vol. in-S", chez Dtifart, libraire, rue du Bac.
F. BULOZ.
jNOUVELJ.ES LETTRES
SUK
L'HISTOIRE DE FRANCE
î5chif6 ^u ôiïihîu' 6ih*lr.
TROISIEME LETTRE.'
HISTOIRi: DE MEROWIC, FILS DU ROI HILPKRIK. — LES ASILES
RELIGIEUX. — GO.\THRAM\-BOSE.
fo7G — 5T8.)
Depuis le dépari du roi Sifjhebert, Brunehilde, restée seule à
Paris, avait vu chaque jour (grandir ses espérances ambitieuses;
elle se croyait reine de JN'eustrie et déjà maîtresse du sort de ses
ennemis, lorsqu'elle apprit la mort de Sigîiebert, événement qui
de la plus haute fortune la faisait tomber tout à coup dans un dan-
ger extrême et imminent. Ililperik , victorieux par un fratricide ,
s'avançait vers Paris pour s'emparer de la famille et des tiésors
de son frère. Non-seulenvnt tous les Neustriens revenaient à lui
(r) Voir la livraison du i5 décembre r833.
TOME lir. — 15 JUILLET ^854'. 9
\7A nr.virK. i>Ks i>ir\ .\i(ini)Ks.
n;iii> (•\< < plidii . m;iis 1rs |iriin i[);m\ des AiiNir;isH'iis (••iimiciUMici;!
;i tfrc {j;i{;iu's , «l , >•' rriidaiil sur son pass;i{[i' , ils lui juraiciil lidé-
liic, soit [toui- obtcuir en l'clour des terres dti fisc, soit pour s'as-
suiri une |iidlr( lion d;u)s le dc'sordrc" (|ui menarail leur pays. I ii
st'ijjiieur. iioininedodin ou (io(le^vill , ri-cul , poui' prix de sa dél'ee-
liiiii . dr jjrandsdttinaiues dans le voisiuajfe de Soissons; cl le {jai-
di( M de l'anneau ro\;d ou du {jrand seeau (l'Auslrasie, le nl'eicn-
daire Sij; ou Sigoald, donna le nièuie exemple, qui fut suivi par
li(;ii]((iii|i d'aulres (I).
AtUTee par son niailieni' et par ces Irisles nouvelles, Tîru-
neliildc ne savait que n'soudre, et ne pouvait se liera personne; le
vieux palais iniperial qu'elle occupait au bord de la Seine était
devenu une prison pour elle et pour ses trois cnfans; quoiqu'elle
ri'v fut pas «{ardeeà vue, elle n'osait en sortir et re|)ren(jre le clie-
III in de l'Austrasie, de peur d'Otie arrêtée ou trahie dans sa fuite,
et d'afjjjraver encore une situation déjà si périlleuse (2). Convain-
cue de l'impossibilité de fuir avec sa famille et ses bagajjes, elle
con(;ut l'idt'C de sauver au moins son fils, (jui, tout enfant qu'il
étiiit, faisait trop d'ombrage à l'ambition de IJilpeiik pour que sa
vie fût épargnée. L'évasion du jeune Ilildebert fut préparée dans
le plus grand secret par le seul ami dévoué qui resuU à sa mère;
c'était le duc Gondoltald , le même qui, deux ans auparavant, avait
si mal défendu le Poitou contre l'invasion des Neustriens. L'enfant,
j)Iacé dans un grand panier qui servait aux provisions de la mai-
son , fut descendu par une fenêtre et transporté de nuit hors de
la ville. Gondobald , ou, selon d'autres récits, un homme moins
capable (pie lui d'inspirer des soupçons , un simple serviteur,
(i) Godinus auteni, qui à sorte Sigiberli se ad Chilpericiim Iranslulerat , cl
miiUis ab eo muneribus locuj)letalus est... Villas veio quas ei rex à fisco in Ici ri
torio suessionico indiilserat... Greg^. Turon. Hisl., lib. V; apiid Script, reriim fraiicic,
tom. II, pag. 233. — Siggo qiiooiif refercndarius , qui anniiliini re<;i.s SigiIxTti
teniierat, et al) Chilperico rege provocatus erat... Multi autem et alii de his qui se
de regno Sigiberti ad Cliilpericum tradidorant... Ihlci, pag. 2'54. — 5/^ est un dimi-
nutif familier.
(2) Igitur, interempto Sigiberto rege, Bninichildis regina cum fdiis Parisius lesi-
debat. Quod factum cùm ad eam perlaluni fuisset, et, contuibata dolore et lurlii,
quid ageret ignoraret... Cieg. Turon. Hist., lib. V, pag. 233.
tv^^ii-^"^
NOUVEI.I.KS I.ETiniiS SL'K l'ilISTOIIlK 1)K IIS VNCi:, 1 5o
vovof^ca seul avec le lils du roi Sijjlicberl, et le conduisit à Metz, au
{jranti elonncnient et à la {jrande joie des Austrasiens. Son arrivée
inattendue clian.jjea la face du pays; la défection cessa, et les Franks
orientaux s'empressèrent de relever leur royauté nationale. Il y
eut à Metz une .jji-ande assemblée des seigneurs et des guerriers
de l'Austrasie; llildcbcrt II, à peine âgé de cinq ans, y fut pro-
c^lamé roi , et un conseil choisi parmi les grands et les évèques prit
le gouvernement en son nom (1).
A cette nouvelle (|ui lui enlevait toute espérance de réunir sans
guerre à son royaume le royaume de son frère, Ililperik, furieux
de voir échouer le projet qui lui était le plus cher, fit diligence
pour arriver à Paris et s'assurer au moins de la personne et des
trcisors de Brunehilde (2), La veuve du roi Sighebert se trouva
bientôt en présence de son mortel ennemi , sans autre protection
(jue sa beauté, ses larmes et sa coquetterie féminine. Elle avait à
peine vingt-huit ans; et quelles que fussent à son égard les inten-
tions haineuses du mari de Fredegonde , peut-être la grâce de ses
manières, cette grâce que les contemporains ont vantée, eùt-elle
fait sur lui une certaine impression, si d'autres charmes, ceux du
l'iehe trésor dont la renommée parlait aussi , ne l'avaient d'avance
préoccupé. 3Iais l'un des fils du roi de Neustrie, qui accompa-
gnaient leur père, Merowig, le plus âgé des deux, fut vivement
touché à la vue de celte fennne si attiayante et si malheureuse ,
et ses regards de pitié et d'admiration n'échappèrent pas à Bru-
nehilde.
Soit que la sympathie du jeune homme fût pour la reine pri-
sonnière une consolation , soit qu'avec le coup-d'œil d'une fennne
habile en intrigues elle y entrevît un moyen de salut , eil(,' cni-
(i) Gondobaldiis diix adprchensum Childcberturn (iliiim cjiis parviiluni furtim
abstulit : ereplimiqiic ab imiiiiiicnti morte, coUcctisque geulibus super quas paler
ejtis regnum temierat, rcgeni instiluit, vix lustro œtalis uiio jàm peracto. Creg.
Tnion. Hist., lib. V, pag. 233. — Sed factione Gondoaldi ducis, Childebcrtiis in
perâ positiis, per fenestram à piiero acceptus est, et ipse puer singuliis cum Mettis
exhibuit. Fredegarii bist. Francor. epitom.; apiid Script, rerum francir., loin. Il ,
pag. 407.
(2; (^hiipericus rcx Parisiiis venit, adpri'hcnsamqiie Rrimicbildeiu... thesauros-
(jne ejus qiios Parisius delulcrat, al)slulil. Gieg. J'uion. Hist., lib. V, pag. 233.
î).
irH» iM.vi i: i>i;s m i \ mondks.
|)l»>\.i i(»iii (('(iiiillriiNaii d'adresse à (lai 1er celle passion iiaissaiile,
(|iii dcvii:! |H\'S(|iraiissilùl de ramoiir le plus aveii;;le e( le plus
»iiip(tr[e. Mil sy abaiidimnj'.m, Merowijy allait devenir l'ennenii de
sa |)r(ipri' laniille, riiisliiinienl d'une haine iniplacahle eonlre son
père cl cDnlie Unis K-s siens. Peui-ètie ne se l'ondait-il pas bien
compte de ce (|u'il y aurait de criininel et de danj-ereux pour lui
dans cott(^ situation violente; peut-être, prévoyant tout, s'ohstina-
l-il, eu dépit du danjfci- el de sa conscience, à suivre sa volonté e»
son penchant. Ouoi <|u'il en soit, et <|uelle <pie l'ùl Tassiduitc' de
Merovvijî auprès de la veuve de son oncle, llil[)erik ne s'aperçut
de rien , tout occupé qu'il était à l'aire compter et inventorier les
sacs d'or et d'arfjent, les coffres de joyaux et les ballots d'étoffes
précieuses (1). Il se trouva que leur nombre allait au-delà de ses
espérances, et cette heui'cuse découverte, inlkiant tout à coup sur
son humeur, le rendit plus doux et plus clément envers sa prison-
nière. Au lieu de tirer une vengeance cruelle du mal qu'elle avait
voulu lui faire , il se contenta de la punir par un simple exil , el
lui abandonna même, avec une sorte de courtoisie, une petite por-
tion du trésor dont il venait de la dépouiller. Jîrunchilde, traitée
plus humainement qu'elle-ujéme n'eût osé l'espéier en consultant
son propre cœur, partit sous escorte pour la ville de Rouen (jiii
lui était assignée comme lieu d'exil; la seule épreuve vraiment
douloureuse ([u'elle eut à subir après tant de crainte, fut de se
voir séparée de ses deux filles, Ingoude et Chlodoswinde , que
le roi llilpcrik, on ne sait jwurquoi, fit conduii'c et garder à
Meaux (2).
Ce départ laissa le jeune Merowig tourmenté d'un chagiin d'au-
tant plus vif qu'il n'osait le confier à personne ; il suivit son père
au palais de Draine, séjour assez triste pour lui , el (jui maintenant
surtout devait lui paraître insuppoitable. Fredegonde nourrissait
contre les enfans de son mari une haine de belle-mère, qui , à dé-
faut de tout autre exemple, aurait pu devenir proverbiale. Tout
ce que leur père avait pour eux de tendresse ou de complaisance
(i) Gregorii Tiiion. Hisl., lib. V, pag. 245.
(a) Brunichildcm ,'ipiul Rolhoniagensem civilalem in exilium trusit... Filias
vero ejus Meldis urbe teneri piœcepil. Ihid. , pag. 2 33.
,. ^ôYa^x
NOUVELLES LETTRES SLF. l'uLSTOIRE DI: FilA.NtE. 157
oxcitait sa jalousie et son dépit. Elle désirait leur mort ; el celle de
Theodebert, tué l'année précédente, lui avait causé une grande
joie (1). Merowi}», comme chef ruliir de la l'amille, était mainle-
nanl le principal ol)jel de son aversion et des persécutions sans
nombre qu'elle avait l'art de susciter contre ceux qu'elle baissait.
Le jeune prince; aurait voulu (|uiltei" Bi'aine et aller retrouver à
Rouen celle dont les rejfards el peut-être les paroles lui avaient
tait croire (pi'elle l'aimait; mais il n'avait ni moyens ni [)rétexl(>
|)Our tenter sûrement ce voyajje. Son père lui-mèu)e , sans se dou-
ter de ce qu'il faisait, lui en fournil bientôt l'occasion.
llilperik, peu fertile en projets nouveaux, mais d'une tenacile
imperturbable pour ceux (|u'il avait une fois résolus, après avoir
regk' de son mieux les affaires de la Neustrie, songea à faire iui.î
<|uatrièmc teniaiive sur les villes (|ui avaient été le sujet d'ui-.c
guerre de cinq années entre son frère et lui. (k's villes, leprises
par les généraux austrasiens un peu avant la mort de Sigliebert,
venaient toutes de reconnaître l'autorilé de son (ils, à l'exception
de Tours, dont les Iiabitans, séduits par les manœuvi'es de leur
ancien comte, Leudasle, (îauîuis d'origine et partisan dévoué du
loi llilperik, avaient prêté sermenl à ce roi. 11 s'agissait donc d'en-
treprendre encore une fois cette campagne si souvent reconnnen-
cée contre Poitiers, Limoges, Calioi-s ellîordeaux. Entre les deux
(ils (|ui lui restaient depuis la mort de Theodebert, llilperik choisit ,
poui- commander la nouvelle exp('dition, celui qui ne s'était pas
encore fait battre : c'était Merowig, Son p'Jre lui confia une petite
armée, et lui ordonna de {)rendrc, à sa tète, le chemin du i*oi-
tou(i2).
Cette direction n'était pas celle que le jeiaie homme aurait sui-
vie de préférence, s'il eût él<' libre de marcher à sa fantaisie ; < ar
il avait dans le c(eur une tout autre passioii <jue celle de la gloire
et des combats. En cheminant à petites journées vers le cours de
la Loire avccsescavalieiietvSes|)iétons, il pensait à Biunehilde, cl
(i) Eôquod (;iiii(I(lirunHui-< l'iedei^iinclis regiiiiv ncniili.s aniicitiis poliicliu' |iici
inlc-rreclioiie Theodoberli. Crrf^\ Tiirofi ■ Mi^t., lil). V, pii;^. 2|6.
(a) Chilpcriciis \cvn rilniiii siimii Mcro\f:clium cum cxerrilu l'iclavii, ilirigil.
/'•iJ., p.'ij;. îi"?.
ir»S lu'.vn iti;s Di.i \ M»»M>i'.s.
lij;itll;iil .le lie |);is se IruiiNcr Mir mic roule (|iii |»iil :iii iikhiis le
r;i|»|)r(»(li('r (rdlc. < '.cite idée roccnpanl sans (•esse lui lit Idcmùl
iM'iilrc tloviii' rdlijcl (Irsoii V(iya{;<' <i hi missicjndoiil il clailcliai-fn'.
Parvfiiii a l'ours, au lieu (iiiiic Niin|>l(' halle, il lil dans celle \ill(;
un s»'j()iii- (le plus d'une seniaiiu', pri'lexlant le desii' de celt'lHUir
iivs tV'tcs de Pâques à la hasili(|ue de Saint-Martin (I). Durant ce
lenips de lepos, il s'occupait, non do piéparer à loisii' son i)lan de
canipajjne, mais d'ananjjer des projets d'évasion, et de se coni-
poseï-, pai" tous les moyens possibles , avec des objets de grand
prix et d'un volume peu considc-rable , un ir('Sor facile à ti-ans[)or-
ter. Pendant que ses soldats couraient les environs de la ville, pil-
lant et ravageant tout, il rançonna jusqu'au dernier écu l'ami de
son père, le comte Leudaste, qui l'avait accueilli dans sa maison
avec toutes sortes de respects (!2), Après avoir dc-pouillé celle mai-
sou de ce qu'elle renfermait de plus précieux , se trouvant maître
d'une somme suffisante pour l'exécution de ses desseins, il sortit
de Tours, feignant d'aller voir sa mère qui était religieuse au
Mans depuis que Hilperik l'avait répudiée pour épouser Frede-
gonde. Mais au lieu d'accomplir ce devoir filial et de rejoindre
ensuite son armée, il passa outre et prit la route de Rouen par
Chartres et par Evreux (5).
Soit que Brunehilde s'attendît à un pareil témoignage d'affec-
tion , soit que l'arrivée du Hls de Hilperik fût pour elle une cause
de surprise, elle en eut tant de joie, et l'amour entre eux alla si
vite, qu'au bout de queUiues jours la veuve de Sighebert avait en-
tièrement oul)lié son mari et consentait à épouser Merowig (4).
Le degré d'affinité rangeait ce mariage dans la classe des unions
(i) At ille, relictà ordiiialione pafris, Tiironis venit, i!)k[ne et dies sancfos
Paschœ teauit. Greg. Turun. Hist., lib. V, pag. 233.
(a) Multùm enim regionem illani exercitiis ejus vastavit. Ib'ul., — Advcnicnte
autem Tiironis Merovecho, omnes res ejus ( Merovechus ) usqueqiiàque diripuit.
Ibid. pag. 261.
(3) Ipse vero simulans ad inatrem suam ire velle , PioUiomagun» peliit. Ibid. ,
pag. 233.
(4) Et ibi Briinichiidi regina? conjungitur, eamque sibi ia inatrimonio sociavit.
Ibid.
NOUVELLES LETTRES bUIÎ LillSTOMïE DE I « A.NCE. 151)
pi'uliilji'L's par les lois de re.j]iise ; el bien cjiie le sciupule relij;ieii\
eùl peu de prise sur la eonscienee des deux amans, ils ris(|Haieiil
de se voir eontiaries dans leur désir, faute de trouver un prêtre
qui voulût exereer son ministère en violation des règles eanoni-
((ues. L't'jjlise métropolitaine de Rouen avait alors pour évèque
Pra'textatus, Gaulois d'ori{]ine , (jui , par une sin{;ulière rencontre,
était le parrain de 3Iero\vij> , et qui, en vertu de cette paternité spi-
lituelle, conservait pour lui, depuis le jour de son baptême, une
véritable tendresse de père (1). Cet lionnne, d'un cœur facile et
d'un espi'it faible, ne put résister aux vives instances et peut-être
aux emportemens fougueux du jeune prince qu'il appelait son
lils, et, malgré les devoirs desonordre, il se laissa entraîner àbénir-
le mariage du neveu avec la veuve de l'oncle. Dans ce déclin de la
Gaule vers la baibarie, l'impatience et l'oubli de toute règle étaient la
maladie du siècle; et pour tous les esprits, même les pluséclaii'és, la
fantaisie individuelle ou l'inspiration du moment tendait à remplacer
l'ordre et la loi. Les indigènes suivaient trop bien en cela l'exernpKî
des con(ju(;rans germains, et la mollesse des uns concourait au
même but que la brutalité des autres. Obéissant en aveugle à un
mouvement de sympathie , Prsetextatus célébra secrètement la
messe du mariage pour Merowig et Brunehilde , et tenant, selon
les rites del'épotiuc, la main de chacun des deux époux, il prononça
les formules sacramentelles de la bénédiction conjugale, acte de
condescendance qui devait un jour lui coàtei' la vie, et dont les
suites ne furent pas moins fatales au jeune imprudent qui le lui
avait arraché (2).
llilperilv se trouvait à Paris, plein d'espérance pour le succès
de l'expf'dition d'Aquitaine, lorsqu'il reçut l'étrange nouvelle de
la fuite et du mai-iage de son fils. Au violent accès de colère qu'il
éprouva se joigMiaienl des soupçons de tiahison et la crainte d'un
complot ourdi contre sa personne et son pouvoir. Alin de le dé-
(i) riopriiuii mihi esse videbatur, quotl filio meo Meiovecho erat, quein de
lavacro regeueralionis excepi. Creg;. Tuioii. Hisl., lib. V, pag. 246.
(2) « Quid libi visuni esl, 6 episcope, iil inimicutn niciiiii Merovechiini, qui filius
<• esse dcl)iicral , cmiii ainilà suà, id est palnii sui iixore, roiijiingeres ? An ignani'i
• eias, qiia' pio liâc causa lanoiiuin stalula sanxissoiil •' . //'/</., pag. ^i-i.
! i() HKVi i; i)i:s i»i:i \ mo.ndi^s.
jouer, sil cil iinit i(iii|is ciicitrc. et ilc soustraire .Merowijj; à l'in-
fluonre n ;iii\ mauvais conseils de Hriineliilde, il j»arlit aussitôt
pour Iî(nirii. liicM i('so!ii (le les sc'parci' l'iiii de l'autre et de faire
ron)|)r(» leur union (I). Ccpeiidanl les nou\eaux ('poiix , fout en-
tiers aux premières joies du ninria.rfc, n'avaient encore son(j(' ([uii
liMir amour, et mn|n;ré son esprit actif et plein de n'ssources,
liruneliilde se vil prise nu dépourvu |)ar l'arrivi'c du roi de INeus-
trie. Pour ne pas tomber entre ses mains dans le piemier feu de
sa colère , et {ja/jner du temps s'il était possible, elle imagina de se
r('l ugier avec son mari dans une petite ('{jlise de saint ^Martin ,
bâtie sur les remparts de la ville. C'était une de ces basiliques de
bois, communes alors dans toute la Gaule, et dont la construction
élancée , les pilastres formés de plusieurs troncs d'arbres liés en-
semble, et les arcades nécessairement aiguës à cause de la difficulté
de cintrer avec de pareils matériaux , ont fourni, selon toute ap-
parence, le type originel du style à ogives, qui, plusieurs siècles
après, fit invasion dans la grande architecture (2).
Quoiqu'un pareil asile fût très incommode à cause de la pau-
vreté des logemens, qui, attenant aux murs de la petite église et
participant à ses privilèges, servaient d'habitation aux réfugiés,
Merowig et Ijrunehilde s'y établirent, décidés à ne point quitter
ce lieu tant qu'ils se croiraient en péril. Ce fut vainement que le
roi de jXeiistrie mit en usage toutes sortes de ruses poui- les attirer
dehors; ils n'en furent point dupes: el comme liilperik n'osait
employer la violence . craignant d'attirer sur sa tête la redoutable
vengeance de saint Martin, force lui fut d'entrer en capitulation
avec son fils et sa I)ell(^-fille; ils exigèrent, avant de se rendre, que
le roi leur promît, sous le serment, de ne point user de son autorité
pour les séparer l'un de l'autre. liilperik fit cette promesse, mais
d'une manière adroitement perfide, qui lui laissait toute liberté
(i) Hœc audiens Cliilpericns, qnod scilicel contra fas legemque canonicam uxorem
pairui accepisset, valdè stnariis, diclo citii'isadsiiprà memoratiim oppidum dirigit.
nreff. Tttro/i. Hisl., lih. V, pag. uZ'i.
(2) At illi ciim luec cognovisseut, cjuod eosdem separarc decernerel, ad basili-
camsancti Martini, qiiie super miiros cjvitalis lignois tabulis fabricata est, condi-
îziinn fariiint. /f,iJ.
ÎSOUVELLES LETTRES SUR l'iIISTOIRE DE FRANCE. Î41
ilii^^ir comme bon lui semblerait. Il jura que, si telle était la vo-
lonté de Dieu, il ne les séparerait point (1). Quelqu'ambigus que
i lissent les termes de ce serment , les réfugiés s'en contentèrent ,
et, moitié par lassitude, moitié par persuasion, ils sortirent do
i'enceinte privili-giée à laquelle l'éjjlisc de Saint-Martin de Rouen
communiquait son droit d'asile, llilporik, un peu rassuré par la
contenance soumise de son lils, retint prudemment sa colère et no
laissa rien deviner de ses soupçons; il embrassa même les deux
'.poux et se mit à table avec eux , affectant à leur éjjard un air de
Ifonliomie paternelle. Après avoir passé de la sorte deux ou trois
jours dans une parfaite dissimulation , il emmena subitement Me-
rowip;, et prit avec lui le chemin de Soissons, laissant Bruneliilde
a Ilouen sous une garde plus sévère (2).
A quelques lieues en avant de Soissons, le roi de Ncustrie et son
jeune compagnon de voyage furent arrêtés par les nouvelles les
lins sinistres. La ville était assiégée par une armée d'Austrasiens ;
iredegonde, qui y séjournait en attendant le retour de son mari,
avait à peine eu le temps de prendre la fuite avec son beau-lils
; ililodowig et son propre fils encore au berceau. Des récits de plus
n plus positifs ne laissèrent aucun doute sur les circonstances de
■otlv attaque inattendue. C'étaient les transfuges d'Austrasie, et à
'ur tête Godowin (;t Sigoald , qui , abandonnant llilperik poui- le
jeune roi Hildebert II , sur le point de rentrer dans leur pays, si-
;;iialaient cet acte de résipiscence par un coup de main audacieux
contre la capitale de la Ncustrie. Leur armée peu nombreuse se
composait surtout d'Iiabitans de la campagne rémoise, gens tur-
!)ui(ns qui, au premier bruit d'une guerre avec les Ncustricns ,
passaient la frontière pour aller faire du butin sur le territoire
(i) I\ex \eio atlM'nieus, cùfti iii rmiltis ingeniis eos txiiidè aulerrc nitcrttiii ,
el illi dolosè eum putantes facere, non crederent, jmavit eis dicens : Si , inquit,
-volunlns Dei fuerit, Insr Itos separare non conaretur. Creg. Tiirun. Hist., lil). V,
i.ig. 23:5.
(V.) Haec; illi .saciiiiiiciila audifules , dt: L'asilicà egressi siiul, exosciilatisqui' cl
';gnanter acceptis, epuiavil ciim cis. Post dips vcrù paucos, adsuiiitu sccnni rt-x
".i( rovcclin, Siu'ss'Oiins ipdiil. Il>((l.
rtiiKMiii ^I). Le n»i llil|u'i'ik n'ciil |>;is (!<■ ptiiic ;i ^;l^s(•mlll(•l ciiirc
Palis li Soissoiis il«'S forces plus auisidcialdcs. Il iiiaK lii sm-lc-
«liaiiip au scH'oiirs de la ville assi('{j('e ; inais toujours cireoiispeel ,
au lieu d'allaiiuer vivernenl les Austrasieiis , il se conleuta de leur
montrer ses iroiipesel de leur euvoyei" un niessajje, espérant (pi'ils
se retiicraient sans coinhat. Godewin el ses eompajjnojis répon-
dii'eiil (]u'ils eiaient là pour s(î !»attre. !\lais lisse ljallir(;nl mal ; el
llil|Hrik, vaim|ueur pour la première l'ois, entra joyeux dans la ea-
|)itale de son royaume (:2).
Cette joie lut pour lui de eoiirtedurcc, et do jyravcs rc-llexions ne
lardèrent pas à le rendic in(piiel el soucieux. Il lui vint à l'espril
que la tentative des Austrasiens contre Soissons était le r('sultat
d'un complot trami'par les intri{;ues de liruneliilde, (|ue 3Tero\vi{>
en avait eu connaissance, qu'il y avait trempé, cl que son air de
soumission el de bonne loi n'élail qu'un mascjue d'hypocrisie (5),
Fredejjonde saisit le moment poui' envenimer par des insinuations
perfides la conduite imprudente du jeune homme. Elle lui prêta de
grands desseins donl il était incapable, l'ambition de détrôner son
père, et de régner sur toute la Gaule avec la femme qui venait de
s'unir à lui par un mariage incestueux. Grâce à ses adroites ma-
nœuvres, les soupçons el la défiance du roi s'accrurent au point de
devenir une sorte de lerreui- panicjiu;. S'ima/;iiiant que sa vie était
en péril par la présence de son fils, il lui fil enlever ses armes , el
(i) CoUecti aliqui de Campanià, Siiessionas uibem aàgrediiinlur, iugatâque ex
eà Fredegonde reginà, atque ChlodoM'clio filio (jliilperici , volebaiU silji subderc
civitatem... Godinus aiilein caput belli islius l'iiil... (^reg. Turon. Ilisl., lil). V,
pag. 233. — Siggo qiioque referendaiiiis... ad flhildebertuui regeni Sigiberti liliiini
relicto Chilperico transivit. Ibid. pag. 234.
(2) Quod ut Chilpericii.s rex coinperil , ciiiii exercitu illuc direxit, initteii.s min-
liosnesibi iujuriainfacerenl... Illi aiileiu liaec négligentes, prajparanluradbelkiin,
commissoque prœlio invaluit pars Cbilperici... Fiigatisque reliquis, Suessionas
ingreditur. Ibld.
(3) Quae postquam acia smil, rex propter conjugalioneia liiimichildis , sus
pectum habere coepit Merovcchum filiiim sinim dicens, hoc praelium ejiis ni'qniliâ
surexisse. Ibid.
NoLVLi.i.Ks i.trruts nlk i.'iiisimikl I»!; iiivnci:. I i")
ordoimn qu'il (Vil gardé ;"i vue jusqu'à co (ju'uuc résolution dcliiii-
livc eût (JU; prise à sou égard (1).
Quel(juos jours après, une ambassade, envoyée par les seigneurs
quigouveniaicnirAustrasie au nom du jeune llildebert, et ehargée
de désavouer la tenlalive de Godewin comme un acte de guerre
privée, se rendit auprès de Ililperik. Le roi affecta un si grand
amour de la paix et tant damitié pour son neveu, (|ue les cnvoycis
ne craignirent pas de joindre à leurs excuses une demande dont
1(! succès était fort douteux , celle de la mise en liberté de Brune-
liilde et de ses deux filles. Dans toute autre circonstance, Ililperik
se lût bien gardé de relâcher, à la première requête, un ennemi
tombé en son pouvoir; mais frappé de l'idée que l'épouse deMe-
rowig bouleverserait son royaume, et saisissant l'occasion de faire
avec bonne grâce un acte de prudence, il accorda sans peine ce qu'on
lui demandait (2), A cette rcnocation inespérée df>s ordres qui la re-
tenaient en exil , Bruneliilde s'empressa de quitter Rouen et la
Ncustrie au plus vite, comme si la tci're eût tremblé sous ses pieds.
Dans lacrainte du moindre retard, elle brusqua ses préparatifs de
voyage, et résolut nième de partir sans son bagage, qui, malgré l'é-
norme diminution (ju'il avait subie, était encore d'une grande valeur.
Plusieurs milliers de pièces d'or et plusieurs ballots renfermant
des bijoux et des tissus de prix furent confiés par son ordre à
l'évèque Prietextatus , qui, en acceptant ce riche dépôt, se compro-
mit une seconde fois et encore plus gravement que la prcmièn?
pour l'amour de son filleul Merowig (5). Partie de Piouen, la mère
(i) Spolialumque ab armis , datis ciistodihus , libéré custodiri piiLcepit, tractans
qiiid de eo in posteniin ordinarct. Greg. Turon. Hist., lib. V, pag. 233. —
jiilriani Valesii Reiiim fi'ancir. lih. X, pa^. 73.
(2) Tune (luoipie Cliilpericu.s legalioiiem suscepil (;liilde!)erti jiiiiioris, nepolis
sui, petentis malrem siiam sibi reddi Brunichildem. (îujiis il'.e non aspernalus
preces, eam cuin niunere pacis poscenli reniisil Obo. yiimoini munaclù Floriac, de
C.estis l'ianc. ; apud Script, reruni francic., tom. III, pag. 7'S.
(3) Duo volucra speciebus et diversis ornamentis referla cpiœ adpreciabanliir
ainpUùs quàiii tria uiiUia sobdorum. Sed el saccuhun euiu iiuuùsinatis auri puiidei c
lenenlein quasi iiiiliia duo... quia res ejus, id est quiiique sareinas, eommeiidalas
li.ihorem. . Creg. Turon. Hisl., bb. V, pag. 2'i.^,
fil lii:Mjfc Ul.ï. UIA A MOMilï».
«le llildt'licrl II all;i iroiivor à Moaii\ ses deux iilk's; puis (•vilaiil
I"a|)|)io(liiMl('S()iss()ns, oilcscdiiij'jca vers rAiistrasicoii clic arriva
sans obslarlo. Sa pic'soncc, vivcinenl<l('sir('o dans ce pays, ne tarda
|)asà y causer de {;rantls troubles, en excitant la jalousie des clicls
puissans cl ambitieux (|ui voulaient rester seuls cliar(}és d(! la tu-
telle du jeune roi.
l.c (K'parl de liruneliiidc ne mil Hn ni aux deliamrs du roi llil-
perik ni à ses mesures de rijjueu!" contre son lils aînc*. Mero\vi{; ,
l)rivc de ses armes el de son baudrier militaire, ce <|ui , selon les
mœurs des Germains, étail une sorte de dtVradaiion civi»|ue, con-
tinua d't'lrc tenu aux arrêts sous une garde sûre. Dès (juc le roi se
l'ut remis de rap;itation que tant d'cvcnemens coup sur coup lui
avaient causée, il revint à son éleiiicl projet de conquête sur les
cinq villes d'Aquitaine, dont une seule, celle de Tours, était en sa
possession. N'ayant plus à choisir entre ses deux lils, il remit à
Clilodowi{}, en dépit de sou ancienne mésaventure, le commande-
ment de celte nouvelle expédition. Le jeune prince eut ordre de
se diri(;er sur Poitiers, et de lassembler autant d'iiornmes qu'il le
l)ourrait dans la Touraine et dans l'Anjou (1). Ayant levé une pe-
tite armée, il s'empara de Poitiers sans résistance , et y fit sa jonc-
lion avec des forces beaucoup plus considérables (pie lui amenait
du 31idi un grand seigneur d'origine gauloise, appelé Desiderius.
C'était un houmie de haute naissance, possesseur de grands
biensaux environs d'Alby, turbulent el ambitieux, sans aucun scru-
pule, comme on l'était alors, mais ayant, de plus quesesconcurrens
d'origine baibare , ([uelque largeur dans les vues et d'assez grands
lalens militaires. Gouverneur d'im district voisin de la frontière
des Golhs, il s*('tnit i-endu redoutable à cette nation enneniie des
Gallo-Franks, et avait acquis par ses actions d'éclat beaucoup do
renom et d'influence parmi les Gaulois méridionaux (!2). Le grand
(i) Chilpericus rex Cblodovechiiin filiiiin siiuiii Turonis transmisit. Qui cou-
gregalo exerciUi, in terminuni Turonicum cf Andcgavimi... Cicg. Tiiroii. Hisl.,
lib. V, pag. 239.
[1) (irrg. Tiiioii. Hisl., lib. VIII pag. 332. — Desiderius Fraiiroiiim (lux ,
(jotliis salis iiiiesliis Ex ilimn'ca .runiinis n'iclnririi\i<. npnd Sfii]'!. ronim fvancii- ,
loni. II, pag. 2 1.
NOLVF.Ll.F.S LETTRES SVU I.'lIISTOlRE DE IT.AXCE. 14'»
iiombi'o (riioinnu's bien équipés (]ui viiircnl, sous ses ordres, se
joindre aux lioupes neuslriennes, ('lait dû à celte inlluence; et du
moment que les deux armées n'eu firent plus qu'ime, ce fut Desi-
deriusqui on prit le commandement, .lupeant en homme de guerre
et en politique l'idée mesquine d'allei- surprendre une à une (juatre
villes séparées par des distances considérables , il substitua aux
projets de Ililperik un plan de conciuètc de tout le pays compris
entre la Loire , l'Océan , les Pyrénées et les Cevennes. Ce projet
d'invasion territoriale n'admettant aucune distinction entre les
villes qui dépendaient de l'Austrasie et celles qui appartenaient au
royaume de Gonthramn, Desiderius n'ciparjjna point ces dernières,
et commença par s'en)parer de Saintes qui lui ouvrait le chemin
de Boi-deaux (1).
A la nouvelle de cette agression qu'il n'avait nullement prévue,
le roi Gonthramn sortit pour la seconde fois de son inaction habi-
tuelle ; il lit partir en grande hâte, avec des forces suflisantes, le cé-
lèbre EoniusMummoIus, palrice de Provence, qui avait alors dans
toute la Gaulela l'C'putation d'être invincible. Munnnolus, s'avançant
à grandes journées pai- la plaine d'Auvergne, entra sur le teri'i-
loire de Limoges, et força Desiderius à abandonner la contn'cde
l'ouest pour se porter à sa rencontre (2). Les deux armées, com-
mandées par deux homn-ies de race gauloise, furent bientôt en pré-
sence ; il se livra entre elles une bataille rangée, une de ces batailles
qu'on ne voyait plus en Gaule depuis ({ue la tactique romaine avait
fait place à la guerre d'escarmouche et de partisans, la seule que
comprissent les barbares. La victoire fut vivement disput(;e; mais
elle resta, conmie toujours, à Munnnolus , (jui contraignit son adver-
saire à la retraite, après un carnage effroyable. Les chroniques
parlent de cincj mille hommes tués d'un côté et de vingt-quatre
mille de l'autre. La chose est difficile à croir-e; mais cette exagéra-
tion montre à quel point fut frappée l'imagination des contempo-
(i) Usque Santonas transiit, eam(|ue pervasil. Greg. Turon. Hisl., lil). V
pag. 239.
(a) Mummoliis vero palriciiis Guntchramni régis, ciim magiio exercitu iisque
Lemnoviciiiuni transiit, et contra Desidcrium , ducem Cliilperici régis, belliim
gessjf. Ibid.
I ii; KKVUi: i>i> in:i \ momu s.
IMiii^. N iiN.lIll 1 ;il IIK r liriisli iiiiiir liiCilcillfiil (Icllllilc , .MllMIllItillls
icloiiiii.i fil ;iiiiri'(', sdil «|ii(' Iflk'S l'iisseill SCS ilistiiKlioiis , soil
iiiril fiùl avoir Jissc/ l'ail ili. Qi;t)i<|ii(' vidorieux, il coiicni iiiic
'M-aii(i(' csliinc pour l'iiabilclo ilc iliuiuiiH! (jui venait de si' mesurer
avec lui: el plus lard celle opiiiii)ii servit à les r(''iiiiir tous iU-ux
dans une ( iilrepiise «|ui ne tendait à rien niuins qu'à lunder un
rovaunie {jauliiis. Desiderius se narouva en peu de temps à la tète
d'une nouvelle armée , et aidé |>ar la sympathie de race et par son
crédit personnel sur l'esprit des Gallo-llomains, il l'cprit ses opé-
rations militaires avec un succès (|ue l'ien ne vint plus interrompre.
(Jin<| ans après, d"A{;en à Poitiers et d'Alby a Limo{jes, toutes les
villes ai)partenaient au roi de Neusti'ie; et le Homain, auteur de
cette conquête, installe dans Toulouse, l'ancienne capitale des Yisi-
gotlis , exervait , avec le titre de duc , une sorte de vice-royauté (2).
Merowig avait déjà passé plusieurs mois dans un état de demi-
captivité, lors(|ue son arrêt lut prononcé par le tribunal domestique
où la voix de sa belle-mère Frede(>onde était la voix prépondé-
lanle. Cet arrêt sans appel le condamnait à perdre sa chevelure,
c'est-à-dire à se voir retranché de la famille des 3Ierowin(;s. En
effet, d'après une coutume antique et probablement rattachée au-
trefois à quelcjne institution reli{fieuse, l'attiibut particulier de cette
famille et le symbole de son droit héréditaire à la dijfniK; royale
étaient une longue chevelure conservée intacte depuis l'instant delà
naissance et que les ciseaux ne devaient jamais toucher. Les des-
cendans du vieux Mero\vi{} se distinjjuaient par là entre tous les
Franks; sous le costume le plus vulgaire, on pouvait toujours les
reconnaître à leurs cheveux, qui tantôt serres en natte, tantôt flot-
tant en liberté, couvraient les épaules et descendaient jusqu'au
milieu des reins (5). Retrancher la moindre partie de cet ornemenl,
(i) la quo prtelio cecidère de exercitu ejus quinque millia; de Desiderii vero
vigenti quatuor millia. Ipse quoqtie Desiderius fugiens vix evasil. Mummolus vero
particius per Arvernum rediit. Greg. Turon. Hist., lib. V, pag. aSg.
(2) Yid. Greg. ruron. Hist., pag. 281, 282, 296, 3o3, etc.
(3) Solemne enim est Francnrum regibus nunquam tonderi : sed à pueris intonsi
inanent : cœsaries tota decenter eis in Immeros projiendet : anterior coma è fronfe
discrimata in utnimqiie latus deflexa... Idque veliit insigne quoddam eximiaqiie
NOLVEl.l.lS I.KTTIIK.S SLll l.'llIS TOllii: 1)1. IKANCi;. 147
c'ctail prolancr leur pcisoiiiR-, lui çnlcver le priviiè{fe de i;i con-
seiraliun, et suspeiKlresesdi'oils à la soiiverainclé ; suspension que
l'usage limitait par loléranee au temps nëeessaire pour que les
eheveux croissant de nouveau eussent atteint une certaine mesure.
In prince Merowin{;ien pouvait subir de deux façons cette dé-
rhéance temporaire; ou ses cheveux étaient coupés à la manière
«les Franks , c'est-à-dire à la hauteur du col, ou bien on le tondait
très court, à la mode romaine, et ce genre de déjjradation , plus
humiliant (pie l'autre, était ordinairement accompa(;né de la tonsure
ccclésiasticiue. Telle l'ut la décision sévère prise parle roi Ibipcrik à
l'égard de son lîls; le jeune lionmie perdit du même couj) le droit de
porter les armes et le droit de régner 11 fut ordonné prêtre malgré
lui, au mépris des canons de l'église, et contraint de se dépouiller
de toutes les pièces de son costume national pour revêtir l'habit
romain de coideur noire qui était le costume du clergé (i). Mero-
>vi{f reçut l'ordre de monter à cheval dans cet accoutrement si peu
d'accord avec ses goûts, et de partir aussitôt pour le monastère de
Saint-Calais près du 3Ians, où il devait se former, dans une com-
plète réclusion, aux règles de la discipline ecclésiastique. Escorté
par des cavaliers armés, il se mit en route sans espoir de fuite ou
de délivrance, mais consolé peut-être par ce dicton populaire fait
pour les membres de sa famille victimes d'un sort pareil au sien :
« Le bois est encoi-e vert, les feuilles repousseront (!2). >
Il v avait alors dans la basilicpie de Saint-Martin de Tours, le
plus respecté des asiles religieux , un réfugié que le roi llilpcrik
cherchait à en faire sortir, alin de mettre la main sur lui. C'i'tait
l'Austrasien Gonthranin-lîose , accusé par le bruit i^iiblic d'avoir
honoris praeiogativa regio gencri apiid eos Iribiiilur. Siibditi enim orbicuialiin
tondentur. Ex Agatliœ historid ; apud Script, lerum fiancic, toiii. Il , pag. 49.
(i) Post haec Merovechus , c.ùm in custodià à pâtre lelinerelur, lon.siiratus est ,
miitatàque veste, cpia oleriois iiti mes est, presbyler ordinatnr. Gr.'g. Titron.
Hist., lib. V, pag. 2 3c).
(a) Etadmonasteriiiin Ceiioraauiiicuin, qnod vocatiir Aninsula , dirigitiir, ut ibi
sacerdotali erudiretur régula. Ibïd. — In viridi ligne hœ frondes succisa; snnt,
nec omninô arcscunt, sed velociler enierg»Mil ut crescere (lucaiil. Ilùd. li!) II,
pag. i8 5. .
\\S> m:\ve dks Dr.ix mondis.
lui- i\r SA |iio|»n' main le joiiiic l'IiioilchiTt , on luni .m nu/ins de
lavuif hiiss»' inassacrci" par ses soldai^, lors(|ircii onncnii {fciicrcnx
il pouvait loi accorik'r la vie \\). Siiipris an contre de rAcjnilainc
par la terrible nouvelle dn incnrtrede Si{]iiel»erl,('l ei'ai{;nain, non
sans niotil, de tond)cr entre les mains dn roi de Meustrie, il était
venn se n)ettreen snreté sons la prot(.'clion de saint Martin. A cette
sanvejfarde mysleriensc se joignait , ponr assnrei- an dne, Con-
ihranin une con)plètes('enrite, l'intervention i)lns visible, mais non
moins eftica<'e, de l*evè(|ue de 'l'onrs, Georjjius l'ioi-entins Gi'e.;;o-
rius, qi:i veillait avec fermeté au maintien des (Jroits de son enlise
eisurlout du droit d'asile. QueKpic péri! qu'il y eût alors, au milieu
de la société bouleversée, à del'endre la cause des faibles et des
proscrits contre la force brutale et la mauvaise foi des hommes
puissans, Grégoire montrait, dans cette lutte sans cesse renouvelée,
une constance que rien ne pouvait hisser et une di(jnité prudente
mais intrépide.
Depuis le jour on Gonthranm-Cose s'était installé avec ses deux
Hlles dans l'une des maisons qui foimaient le parvis de la basilique
de Saint-Martin , l'évèque de Tours et son cler^jé n'avaient plus un
seul moment de repos. Il leur ixillait tenir tète au roi llilperik, qui,
altéré de venffcance contre le réfii[fié et n'osant le tirer par vio-
lence hors de son asile, voulait, pour s'épar{jner le crime et les dari-
fjers d'un sacrilèfije, contiaindre les clercs eux-mêmes a le faire
sortir de l'enceinte privilé{jiée. D'abord ce fut de la part du roi
une invitation amicale, puis des insinuations menaçantes, puis
enfin, comme les messages et les paroles demeuraient sans effet,
des mesures comminatoires, capables d'agir par la terreur non-seu-
lement sur le clergé de Tours, mais sur la population entière. Un
duc neustrien appelé Rokkolen vint camper aux portes de la ville,
avec une troupe d'hommes levés sur le territoire du Mans. I! établit
ses quartiers dans une maison qui appartenait à l'église métropoU-
taine de Tours , et de là fit partir ce message adressé à l'évèque :
< Si vous ne faites sortir le duc Gonthramn de la basilique, je brû-
lerai la ville et ses faubourgs. » L'évèque répondit avec calme que
(i) Ut scilicel Guntchramnum , qui tune de morte Theodeberti impetebatur, à
basilicâ sanctà deberemus extrahere. Greg. Turon. Hist., lib. V, pag. a35.
NOUVELLES LETTRES SL K LIIISTOHIE DE FRANCE. 149
la chose était impossible. Mais il icçut bientôt un second message
encore plus menaçant : « Si vous n'expulsez aujourd'hui même
l'ennemi du roi, je vais détruire tout ce qu'il y a de verdoyant à une
lieue autour de la ville, si bien que la charrue pourra y passer » (1).
L'évêque Grégoire ne lut pas moins impassible que la première fois ;
et Rokkolen qui , selon toute apparence, avait trop peu de monde
avec lui pour tenter quelque chose de sérieux contre la population
d'une grande ville , secontenta, après tant de jactance, de piller et de
démolir la maison qui lui servait de logement. Elle était construite
en pièces de bois réunies et lixées par des chevilles de fer que les
soldats manceaux emportèrent, avec le reste du butin, dans leurs
havresacs de cuir (2), Grégoire de Tours se félicitait de voir finir
ainsi cette rude épreuve, lorsque de nouveaux embarras lui survin-
rent, amenés par une complication d'évènemens impossible à pn--
voir. ;
Gonthramn-Bose présentait dans son caractère une singularité
remarcjuable. Germain d'origine, il surpassait en habileté prati(jue,
en talent de ressources, en instinct de rouerie, si ce mot peut être
employé ici , les hommes les plus déliés parmi la race gallo-romaine.
Ce n'était pas la mauvaise foi tudesque, ce mensonge biutal accom-
pagné d'un gros rire (5) ; c'était (pie!(|ue chose de plus raffiné et de
plus pervers en même temps , un esprit d'intrigue universel , et en
quelque soile nomade, car il allait s'exerçant d'un bout à l'autre
de la Gaule. Personne ne savait mieux que cet Austrasien pousser
les autres dans un pas dangereux et s'en tirer à propos. On disait
(i) Qiiotl si non faceremus, et civitatem , cl oinnia subuibaiia ejiis juberel
incendio coucremari. Quo audilo miltimus ad eum legationem, dicentes : Ii.tc ab
antiquo facta non fuisse, quse hic fierl deposcebal... Sed ( Roccoleniis ) mandata
aspera remittit dicens: nisi hodie projeceritis Guntchramnum diiccm de basilicâ,
ità cuncla virentia qu.-e sunt circà urbem atloram , nt digniis dat aralio locns ille.
Greg. Tuion. hist., lib. V, pag. cS'ï.
(2) Cùm in domo ecclesiœ ultra Ligeriia rcsideret, doiuum ipsainqua; clavis ad-
fixa erat, disfixil. Jpsos qiioquo rlavos Cenomaiinici , qui lune oum eodem adve-
nerant, irapletis t'ollibus portant, annonas evertiinl et cuncta dévastant. Greg.
Turon.y ibid.
(3) Ipsis prodentibus Francis, quibus familiare est lidendo fidcni frangere. Ex
Flavic Vopisco, apud srripf rerum francic, tom. I, pag. 54 i.
TOVF. III. — SIPPI.Î.MKNT. '0
|,t() m \ ( I. 1)1. > lui \ MiiMU.S.
il<- lui (jiir |;itti:iis il n'av.iil \iùl ilc sciintiil:) un ;iiiii . miiisIc (raliir
;ui>v,iiùi après; et l'csl de là |»rol»abl(iii(iil <iiic lui vciiail son siir-
noiii {;»Mniaiii(|iir ^1). Dans l'asiledc Saiiil-Martin de Tours, au lieu
(le mener la \ie lialiiluelle d'un n'iugii- de dislinelion , c*esl-à-dir<»
de passor le jour .'i boire <I à inan{;er sans s'o(;cuper d'aulrc chose,
le duc (ioiilhrainn eiail à raflïil d(î loules les nouvelles, et s'in-
formait du moindre événement pour tàcliei- de le ineltre à profit.
Il apprit d'une manière aussi prompte qu'exacte les mésaventures
de -Alerowig, son ordination forcée et son exil au monastère de
Saint-Calais. L'idée lui vint de bâtir sur ce fondement un projet de
délivrance pour lui-même, d'inviter le fils de llilperik. à venir le
joindre pour partager son asile, et s'entendre avec lui sur les
ir.ovens de passer tous deux en Auslrasie. Gonlliramn-Bosc comp-
tait par là au[jmenter ses propres chances d'évasion, de celles
beaucoup plus nombreuses que pourrait trouver le jeune prince
dans le prestige de son rang et le dévouement de ses amis. Il coniia
son plan et ses espérances à un diacre d'origine franke, nomme
KikiiU, qui se chargea, par amitié pour lui, d'aller à Saint-Calais,
et d'avoir, s'il était possible, une entrevue avec Merowig(l2).
Pendant que le diacre Uikull' s'acheminait vers la ville du Mans,
Gailen , jeune guerrier frank, attaché à Merowig par le lien du
vasselage et par la fraternité d'armes, guettait aux environs do
Saint-Calais l'arrivée de l'escorte qui devait remettre le nouveau re-
clus aux mains de ses supérieurs et de ses geôliers. Dès qu'elle
parut, une troupe de gens postés en embuscade fondit sur elle
avec l'avantage du nombre, et la contraignit à prendre la fuite en
abandonnant le prisonnier confié à sa garde (ô). Merowig, rendu
à la liberté, quitta avec joie l'habit clérical pour reprendre le cos-
(i) Bosc , en allemand moderne Hccse, signifie malin, mécliunl. yoy. la
i" lettre. — Venimtanien nulli amirorum sacrainentum dédit, qiiod non protinùs
omisisset. Creg. Turon. hist., lib. V, pag 241.
(2) Hscc audiens Gunlchramnus Boso, qui timc in basilicà Sancli-Martini , iit
diximus, residebat, niisit Rirulfum subdiaconuro, lit ei consiliiini ocoiilté pra-beret
e\petendi basilicam Sancti-Martini. Greg. Turon. ■, pag. ajy.
(3) Ab alià parte Cailenus puer ejus advenit. (aimqne parvum solafiiiin qui cum
diicehant habereiil, ab ipso Onileiio in ilinere e.vcusiis (sl. Greg. Tiiri>n. hist.,
tbid.
NOUVELLES LLTTKES SU; I.IIISTUIKE DE l'IlANCE. l'il
liiinc tout iniliiaiie de sa nation, la chaussure de cuir préparé
avec !<' poil, la lunicjue à manc^hes courtes et lo justc-au-corps
doublé de fourrures, sur le(iuel passait le baudrier d'où pendait
répéc(l). C'est dans cet équipage que le messager de Gonlliramn-
lîose le rencontra, incertain de la direction qu'il d(;vait suivre pour
se mettre tout-à-fait en sûreté. La proposition de Rikulf fut ac-
cueillie sans beaucoup d'examen; et le [ils de Ililperik, escorté
«;ette fois par ses amis, prit aussitôt la route de Tours. Un manteau
de voyage, dont le capuchon se rabattait sur sa tète , lui servit de
préservatif contre l'étonnement et les risées qu'aurait excités la
vue de cette tète de clerc sur les épaules d'un soldat. Arrivé sous
les murs de Tours, il mit pied à terre ; et, la tète toujours envelop-
pée dans le capuchon de son manteau , il marcha vers la basilique
de Saint-3Iartin , dont, en ce moment, toutes les portes étaient ou-
vertes (i2).
C'était un jour de fête solennelle, et l'évèque de Tours qui ofîi-
ciait pontilicalement venait de donner aux Hdèles la communion
sous les deux espèces. Les pains qui s'étaient trouvés de reste
après la consécration de l'eucharistie couvraient l'autel, rangés sur
des nappes à côté (]i\ grand calice à deux anses qui contenait le vin.
L'usage voulait qu'à la (in de la messe ces pains, non consacrés et
siuïplemenl bénis par le prêtre, fussent coupés en monceaux et dis-
tribués entre les assistans : on appelait cela donner les culogies.
L'assemblée entièi'e, à l'exception des pei'sonnes excommuniées,
(i) Quorum pedes prinii peroue scloso talus aJ usqiie vincitibaiitur ; j,'Piuia ,
crura, suiœque sine tegniine. Prœter hoc vestis alla, stricta , versicolor, vix appro-
pinquaiis poplitibusexertis : manicae sola hrachiorum principia vêlantes... l'endiiîi
ex humero gladii balteis supercurrentibus strinxeiant clausa bullatis latera ilieno-
nibtis.Ex ApoUinari Sidonîo, apud script, reruni fraiicic, tom. I, pag. 79 i.
(t.) Opeitoque capile, indutusque veste ScECulari, beati Martini templum expetit.
(•l'fg. Turon. hist., lib. V, pag. 289 . — Ces mots ; operioqiie cap/le, se trouvent
éclaircis dans le sens que je leur attribue par le passage suivant du même auteur :
et tecto capitc ne agnoscaris s'Uvam pete.... et ille accfplo consilio, dam obtccto
capite fugere. n'Uerelur , exlracto quidam gladio capttt ejiis ctini cucnllo Jecidil.
Ijb. VII, pag. iio. — L'usage des manteaux à capuchon avait passé des Gaules
à Rome. yoy. les satires de Jnvenal pussïm , et le père Sloiilfauron , a/ifiai/ile er-
piiqucp.
l'J.
I.'i'i isivii nr>; ni r\ monuks.
;i\;iil |>;iil ;'i celle (lisliihiilicii l.iili' |»;ir les dincres , cumiiH' (('Ile
• le r»'ii(h;irisli(' »'l;iil l'.iilt' p.ir !<• piTlic (»ii r('\n|iic ofliciiml (I).
Après avoir pnrcniini la liasiliqiic, en doimaiil ;i clincim sn poi'-
lioii (le i^îliii licni, les diarrcs de Saint-.Maiiiii virent |)n'S(I('s poiles
Mil lininmtMpii leur ('lait ine(Minii, el dont le visajjeà deinienveloppi'
Minlilail iiidi(|tiei' de sa paît l'iiitenlion de ne |)as se; faire ((jniiai-
tre. Ils passèrent (l(>vant lui aver nK'Hance cl sans hii rien offrir.
I.'liiiineiii' du jeune Merowijf, nainiellenient violente, sN'tailencon-
echauflee par les soucis et par la fati}}ue de la roule. En se voyant
prive d'une faveur que tous les assisians avaient obtenue, il tonil»a
<laiis un accès de dc'pit furieux, 'l'raveisanl la fouh; qui remplis-
sait la nef de réfjlise , il p('n('tra jus(|ue dans leclueur, où se trou-
vait (iréjfoire avec un autre évèque, liajjlieneniod, Frank d'origine,
(|ai venait de succéder à saint Germain dans la uM-ti-opole de Paris.
Parvenu en face de l'estrade où siégeait Grégoire , dans ses habits
pontificaux, ^lerowig lui dit d'un ton brusque et impérieux:
« Kvèque, pourquoi ne me donne-t-on pas des eulogies, comme
au resKî des fidèles? Dis-moi si je suis excomnnmié(2i?» A ces mots,
il rejeta en arrière le capuclion de son manteau, et découvrit aux
regards des assistans son visage rouge de colère el l'clrange figure
d'un soldai tonsuré.
L'évèque de Tours n'eui pas de peine à reconnaître le fils aîné
du roi ililperik, car il l'avait vu souvent et savait déjà toute son
histoire. Le jeune fugitif paraissait devant lui chargé d'une double
infraction aux lois ecclésiastiques, le mariage à l'un des degrés
prohibés et la renonciation au caractère sacré de la prc'trise, faute
si grave , que les casuistes rigides lui donnaient le nom d'apostasie.
Dans l'é'iat de culp.abiliK' flagrante où le plaçaient le costume sécu-
(i) Nobis aulem missas celebiaiilihus in sanrlam Ijasilicam, aperla reperiens
oslia, ingressus est. Greg. Tiiion. hist,, lil). V. pai;. 7.39. — Prsefatio D. Theod,
Riiinarl ad Greg. Turon. liisf. pag. gS.
(2) Peliit, ut ei eiilogias dare deberemus. Erat aiitem Innc noliiscum Ragnp-
modiis Parisiacae sedis episcopiis , qui sancto Gerniano siiccesseral. Greg. Turon.
liist. liî). V, pag. 23f) — En rendant le discours direct j'ai employé une formule
d'allocution très commune dans l'histoire de Grégoire de Tours : Quid tibi rlsum
est, o episcope, etc. f^oy. plus haut pag. iSg.
NOUVELLES Lim'RKS SLK LllISTOlKK l)L 1'KV.M:i:. I.'iô
lier et les armes qu'il avait sur lui, Merowijj ne pouvait, saus
passer par l'épreuve d'un jujfemcnt cauoni<jue, être admis ni à la
communion du pain et du vin consacrés, ni même à celle du pain
simplement l)(';ni , <]ui était comme une liyui'e de l'autre. C'est ce
<|ue répondit révé(|ue Gré/joire avec son calme et sa dij^uité ordi-
naiies. Mais sa parole à la fois {>ravc et douce ne réussit (ju'à au{»-
mcnler l'emportement du jeune lionnne, (|ui, ])erdanl toute mesure
et tout respect pour la sainteté du lieu ,, s'écria : « Tu n'as pas K-
pouvoir de me suspendre de la commimion cinétienne sans l'aveu
de tes frères les évé({ues, et si, de ton autorité privée, tu me retran-
ches de ta connnunion , je me conduirai en excommunié et je tueiai
(juel(|u'un ici (î). » Ces mots, prononcés d'un ton farouche, épou-
vantèrent l'i^iiditoire et firent sur l'évèque une impression de tris-
tesse profonde. Craignant de pousser à bout la frénésie de ce jeune
barbare et d'an)ener ainsi de {jrands malheurs, il céda par néces-
sité ; et après avoir, pour sauver au moins les formes h.'gales, déli-
bei'(' (piekjue temps avec son collèjfue de Pasis, il lit donnera
31ero\vig les eulogies qu'il réclamait (2).
Dès qu(i le lîls de ililperik, avec Gailenson frère d'armes, ses
jeunes compagnons et de nombreux serviteurs, eut pris un logement
dans le parvis de la basilique de Saint-Mailin, l'évèque de l'ours se
hâta de remplir certaines formalités qu'exigeait la loi romaine , el
dont la principale consistait pour lui à déclar^'r au magisti"at com-
pétent et à la partie civile l'arrivée de chaque nouveau réfugié (5).
Dans la cause présente, il n'y avait d'autre juge et d'autre partie inté-
ressée que le roi liilp'erik. C'était donc à lui (|ue la déclaration de-
vait être faite, quelle que fût d'ailleurs la nécessité d'adoucir par
(i) Qiiod cùm refataremus, ipse clamaïc cœpit et dicere, (jiiod non iwlc eum
à communione sino fratrnm ronniveutià suspendeiennis MinaLalnr enim ali-
(jnos de populo noslro intcificere,si commnnioiifni nostrani non nieruisset. Greg.
Turon. hist., lib. V pag. aSg.
(2) Illo auteiQ hajc dicenti;, ciim consensu fralris qui pra'sens eral, contestatâ
causa cauonicà, eulogias à nobis acccj)it. Verilus auleni sum, ne dùiii unum à
communione suspeudebam , in niultos exislerein bomicida. <î''i'. Tuwu. liist,,
ibid.
(J) Loi de l'empereur Léon pour les asiles (4(>())- — ^oy, bisloirc ccclésiasli([nc
de Fleurv, lome VI , pag, 562
des aclt'!> de d« iVi fiicc laijjrciir df son i(s>ciiliiii('iil. lu di;icic
df réfjlisc mrtropoliioiru' de Tours parlil pour Soissous, ville roy;de
de Neuslrie, avec la mission do faire un récil exact de tout co i|ui
venait d'avoir lien. Il eut pour conipajjnon , dans eetle ambassade,
un parentderévè(]ue, appeli' Nieelins, (jui se rendail à la cour de
Ililperik pour des affaires personnelles (1).
Arrives an i)alais de Soissons et admis ensemble à l'audience
royale, ils commen(;aient à exposer les motifs de leur voyage, lors-
(jue Fiede^fonde survint et dit : « Ce sont des espions, ils viennent
s'iiiformer ici de ce que f.iit le roi , afin d'aller ensuite le rapporter
à Merowig. > Ces paroles suffirent pour njettrv en émoi l'esfjiit
soupçonn«'ux de Ililpei'ik. L'ordre fut donné aussitôt d'arrêter ISi-
cclius et le diacre porteur du messnjje. On les depAuilla de tout
rarxjent qu'ils avaient sur eux, et on les conduisit aux extrémités
du ioyauine, d'oii ils ne revinrent l'un et l'autre qu'après un exil de
sept mois (2). Pendant que le messajjer et le parent de Gréjjoire de
Tours se voyaient traités d'une si rude manière , lui-même reçut
de la paît du roi Ililperik. une dépêche conçue en ces termes :
t Chassez l'apostat hors de votre basilique, sinon j'irai brûler tout
le pays. » L'evèque répondit simplement qu'une pareille chose
n'avait jamais eu lieu, pas même au temps des rois goths qui étaient
hérétiques, et (ju'ainsi elle ne se ferait pas dans un temps de véri-
table foi chrétienne. Obligf' par cette réponse de passer de la me-
nace à l'effet, Ililperik se décida, mais avec mollesse; et grâce à
l'instigation de Fredcgonde qui n'avriil aucune peur du sacrilège, il
fut résolu que des troupes seraient rassemblées, et (jucle loi lui-
même se mettrait à leur tête pour aller châtier la ville de Tours et
forcer l'asile de Saint-Martin ^5i.
(i) NicelJus vir neptis mex, propriam liabens causain, ad Chilpericum Regeui
abiitcum Diacono nostro, qui régi fugam Merovechi narraret. , Cieg^. Turon. hist.,
lib. V, pag. 239.
(2) Quibus \isLs , Fredegundis regina ait : •< Exploratores sunt , et ad sciscitandum
<• quid agal rex advenerunt , ut sciant quid Merovecho reuuntienl. » Et statim
exspoliatos in exilium relrudi prœcepit, de quo mense septimo expleto relaxafi
sunt. Oreg. Turon , ihid.
(3) Igilur Chilpericus nuntios ad nos direxil , dicens : « ejicile apostalam illum
NOUVELLES LETTRES SLR LiUSTOlKE DE 1 RA.XX. io5
En apprenaiu la nouv(?llo do ces préparatifs, Mero\vi{{ l'ul saisi
d'une lerreur dont l'expression se colorail d'un certain sentiment
re!i{fieux. « A Dieu ne plaise, s'éeria-t-il, que la sainte basilique de
mon seigneur Martin subisse aucune violence, ou que son pays soit
désolé à cause de njoi ! » Il voulait partir sur-le-champ avec Gon-
tliiamn-Bose et tâcher de gagner l'Austrasie, où il se flattait de
trouver auprès de Brunehilde un asile siu', du repos , des richesses
et toutes les jouissances du pouvoir; mais rien n'était prêt pour ce
long voyage: ilsn'avaientencoreniassezd'liommes autourd'eux, ni
assez de relations au dehors, l/avis de Gonthramn fut qu'il fallait
attendre et ne pas se jeter par crainte du péril dans un péril beau-
coup plus grand (1). Incapable de rien tenter sans le concours de
son nouvel ami , le jeune prince chei'chait un remède à ses anxiétés
dans des actes de dévotion fervente qui ne lui étaient pas oïdinaires.
Il résolut de passer tout un(; nuit en prières dans le sanctuaire de
!a basilique, et faisant apporter avec lui ses effets les plus précieux,
il les déposa comme ofliande sur le tombeau de saint Martin; puis,
s'agenouillant près du sépulcre, il ])ria le saint de venir à son se-
cours, de lui accorder ses bonnes grâces, de faire que la liberté
lui fût jiromptement rendue et qu'un jour il devînt roi (2).
Ces deux souhaits, pour Alerowig, n'allaient guère l'un sans
l'autre, et le dernier, à ce qu'il sen)bi(% jouait un assez grand rôle
dans ses convei-sations avec Gonthr.imn-Bose et dans les projets
4|u'ils faisaient en conuTiun. Gonlhranm , |)lein de (;onfiance dans
les ressoui'ces de son esprit, invoquait rarement l'appui des saints;
<• de basilici, sin aiileni , lotam legionem illam igni siiccindam. ■> Ciimque nos res-
cripsissemus , inipossibile esse qiiod temporibus hiereUcorum non fuerat, Cluislia-
iiornni nunc temporil)us fieri , ipse exercitiim rommovet. Gieg. Tiiron. hist., lib. V,
pag. 239.
(i) Cùm videret Meroveclius patrem sutim in hâc deliberafione intentum, ad-
sumto secum Guntchramno dnre ad Brunichildeni pergere cogitât, dicens : << Absit
<< ut propter meam personam basilica Domini Martini violentiam perferat, aut
<• regio ejus per me captivitati subdatur. >» Gre^;. Turon. hist., lib. V, pag. 240.
(2) Et ingressus basiiicain, di'nn vigilias ageret , res quas secum habebat , ad
scpulchnnu beali Martini exliibuit , orans ut sibi sanrius succurercl , atque
ei concederet gratiam suam , ut leguum accipeie possel. ('leg. Turon, ii>i(/.,
pag. 241.
mais fil irviinclic il ;ivail recours aux iliseiirs ilc lionne .iNcniufe .
aliii tl t|ti(»ii\( r |t;ir leur science l;i jusiesse de ses coniliinaisons.
Laiss;ini doiic Merowijj prier seul, il depèclia l'un de ses serviteurs
vers une l'eniine 1res habile, a ce <iu'il disail , (|ni lui avait i)i'edii,
enirautres choses , lannée, le jour et l'heurc! où devait mourir le
roi llarilterl ^^1). Inlerro.'fée au nom du duc (jonihianui, sur l'ave-
nir fjui lui était réservé à lui et au fils de llilperik , la sorcière , qui
proliablcinenl les connaissait bien tous deux, donna cette ri'ponsc
adressée à tionthramn lui-même : « Il arrivera (|ue le roi llilperik
trépassera dans Tannée, et rpie ]\Ier()>vi{{, à l'exclusion de ses IVères,
obtiendra la royauté; loi, Gonthranm, tu seras pendant ciiu| ans
duc de tout le royaume; mais, à la sixième année, tu recevras, par
la favcui- du |)euple, la di.j|nilé épiscopale dans une ville située sur
la rive gauche de la Loire , et enlin tu sortiras de ce monde vieux
et plein de jours (2). >
Gonthramn-liose, qui passait sa vie à faire des dupes, était dupe
lui-même de la friponnerie des sorciers et des devineresses. Il res-
sentit une giande joie de cette prophétie extravagante; , mais con-
forme sans aucun doute à ses rêves d'aml)ition et à ses désirs les
plus intimes. Pensant que la ville indiquée si vaguement n'était
autre que celle de Tours, et se voyant déjà en idée le successeur
de Grégoire sur le trône pontifical, il eut soin de lui faire part,
avec une satisfaction maligne, de sa bonne fortune à venir, carie
litre (l'évêque était fort envié des chefs barbares. Grégoire venait
d'arriver à la basilit|ue de Sainl-Marlin pour y célébrer l'office tie la
nuit, lorsque le duc austrasien lui fit son étrange confidence, en
homme convaincu du savoir infaillible de la prophélesse. L'évêque
(x) Tune direxit Guntchramnus piieruin ad mulicrein (juamd.Tm, sil)i jarii
cognitani à tempore Chariberti régis, hal)enlem spiritum Pythonis ut ci quae erant
eventura narraret. Greg. Titron. hist., lih. V, pag. 240.
(2) Quae hœc ei per pueros niaiidata reuiisit : ■< Futunim est enim ut rex Chil-
" pericushoc anno dcllciat, et Meiovechus re\ exclusis t'ratiibus onme capiat leg-
•' nuiii. Tuvero ducatum totiusregniejus annisquinque tcnel)is. Sexto veroanno iiï
« iiiià civitatiim , quœ super Ligeris alveum sila est in dcxlrd ejus parte, favenle
' populo, episcopalùs giatiamadipisceris » Greg. Tiiron. hist., ibld. — Il l;iiii
entendre ici par les mots dexird parle la droite du fleuve en remontani son cours.
Vov. .-tdriani J'alcsii nolil'iam GaUiariim.
NOLVLLLIiS LETTIIES SL'K l/lIlSTOlRi: 1>1. I liANCE. llîïl
l'cpoiiilit : 4 C'est à Dieiiqu'il l'auldciuaiiderdc i)aieillcs choses, i cl
iK^ put s'empêcher de lirc i^l). Mais cette vanité, aussi folle qu'insa-
tiable, ramena douloureusement sa pens('e sur les hommes et les
misères de son temps. De tristes reflexions le préoccupèrent au
milieu du chant des psaumes; et lorsqu'après l'office des vi{jiles,
voulant prendre un peu de repos, il se fut mis au lit dans un appai-
lement voisin de l'église , les crimes dont celte église semblait de-
voir être le théâtre, dans la guerre contre nature allumée entre le
père et le fils, tous les malheurs qu'il prévoyait, sans pouvoir les
conjurer, le poursuivirent en quelque sorte jusqu'au moment où il
s'endormit. Durant le sommeil, les mêmes idées, traduites en
images terribles, se présentèrent encore à son esprit. Il vit un
ange qui traversait les airs , planant au-dessus de la basilique cl
criant d'une voix lugubre : « Hélas! helas! Dieu a frappé llil[)erik
et tous ses fils ! pas un d'eux ne lui survivra et ne possédera son
royaume (!2). » Ce songe parut à Grégoire une révélation de l'ave-
nir bien autrement digiu^ de foi que les réponses et tous les pres-
tiges des devins.
Merowig, léger et inconséquent par caractère, eut bientôt re-
cours à des distractions plus d'accord avec ses habitudes turbu-
lentes, que les veilles et les prières auprès du tombeau des saints.
La loi qui consacrait l'inviolabilité des asiles religieux voulait que
les réfugiés fussent pleinement libres de se procui-er toute espèce de
provisions , afin <|u'il fût impossible à ceux qui les poursuivaient de
les prendre par la fomine. Les prêtres de la basilique de Saint-31ar-
lin se chargeaient eux-mêmes de pourvoir des choses nécessaires
a la vie leurs hôtes pauvres et sans domestiques. Le service des
riches était fait tantôt par leurs gens (jui allaient et venaient en
(i) Statim jlle vanitate elatus , tanquam si jam in cathedra Turonicae ecclesiie
resideret, ad me ha>c dettilit verba. Ciijiis ego inridens stiiltitiani , dixi : " A Deo
luec poscenda sunt » Illo quoque ciim confusione discedente, valdè inridebam
liomiiiem, qui talia credi pulabat. Greg. Turcn. hist. , lib. V, pag. 240.
(2) Vigiliis in basilicà sancti Antislilis celebralis, dùm lectulo dccubans ob-
dormissem , vidi angelum per aéra volanleni : cùmque super saiictam basilicani
priEleriret, voce niagnà ait : <• Heu! heu! percussit Deui Chilpericuui , et onmes
- filios ejus, nec superabil de his qui processeruul ex lumbis ejus qui regat reguuni
•• illni^ i:i .Tl( initin. » Orrg. Tiiron., ilùd.
l'iS lii:Vl!E DES UtUX MO.NDKS.
toute liboi'lc, tniitùt par dcslioniinesci pur di.'s fcrniiH's du deliors,
doiil la prcscnre o(«'asioiiait souvent de rcniharras cl du scan-
dale. A toute heure, les cours du |)arvis et je pi'ristyle de la hasili-
(|uecUiienl remplis d'une l'unie al'l'airc-e ou de promeneurs oisifs
cl curieux. A l'heure des lepas, un biuil d'orjjie, couvrant pai-
fois le chant des offices, allait trouble!' les jirèlres dans leurs siallos
et les reli{)ieu\ au fond de leurs cellules. Quehjuefois aussi les
convives, pris devin, se (pierellaienl jus(pr;t en venir aux coups, et
des rixes san(f|antes av.iient lieu aux portes cl nuiine dans l'intérieur
de réalise (II.
Si de par< ils désordres ne venaient point à la suite des festins
où Merovvijf cherchait à s'étourdir avec ses compa{»nons de refufje,
la joie bruyante n'y rnan(juait pas ; des éclats de rire et de {grossiers
bons mots retentissaient dans la salle el accompajfnaient surtout
les noms de Hilperik et de Fredegonde. IMerowig ne les ménageait
pas plus l'un que l'autre. Il racontait les crimes de son père et les
débauches de sa belle-mère, traitait Fredegonde d'infâme prosti-
tuée, et Hilperik de mari imbécillc, persécuteur de ses propres en-
fans. « Quoiqu'il y eût en cela beaucoup de vrai , dit l'historien
contemporain, je pense qu'il n'était pas agréable à Dieu que de
telles choses fussent divulguées par un lils (2). » Cet historien ,
Grégoire de Tours lui-même, inviKi un jour à la table de; Merovvig,
entendit de ses oreilles les scandaleux propos du jenni; homme.
A la fin du repas, Merowig, resté seul avec son pieux convive,
se sentit en veine de dévotion et pria l'évèque de lui faire «juelque
lecture pour l'instruction de son ame. Grégoire prit le livre de Sa-
lomon , et l'ayant ouvert au hasard , il tomba sur le verset suivant :
< l/œil qu'un fils tourne contre son père lui sera arraché de la tête
(i) Nam saepè caedes infrà ipsum atrium, quod ad pedes beati extat, exegit
( Ebenilfiis) , exercens a<.siduè ebrietafes ac vanitates.... Introeuntes piicllae, cum
reliqiiis pueris ejus, sii.^pieiebant pictiiras parieluiii , rimabanliirque ornaineuUi
beati sepulcbri : qiiod valdc faciuorosuni religiosis erat haec ille cùm post
cœnam vino niadidus adverlisset Fiiribuudiisingrediliir..,. Greg. Titron. bist.,
lib, VII , pag. 3oo.
(2) Merovechus vero dc patre atque iiovercâ mnlta crimina loqiiebalur : quaj
viim ex parte vera essent, credo arceplurn non fuisse Dec, ut ha;c per filimn miI-
garenlnr. Greg. Titroii. hist., lib. V, j)ag. 240.
NOUVELLES LETTRES SUR LllISTOlUE DE IISA.NCE. loi)
par los corbeaux de la vallée. » Celle rencontre faile si à propos lui
prise par l'évèque pour une seconde révélaiion de l'avenir, aussi
menaçante que la première (1).
Cependani Fredo(}onde, plus acharnée dans sa haine el plus
active que son mari, résolul de prendre les devans sur rexj>édi-
tion qui se préparait et de faire assassiner Merowig au moyen d'un
guet-à-()ens. Leudaste, comte de Touis, qui tenait à s'assurer des
bonnes {;races de la reine, et qui d'ailleurs avait à se venger du
pillage commis dans sa maison l'année précédente, s'offrit avec
empressement pour exécuter ce meurtre. Comptant sur l'impi'é-
voyance de celui qu'il voulait tuer pai- surprise, il essaya différens
stratagèmes pour l'attirer hors des limites où s'arrêtait le droit
d'asile; mais il n'y réussit pas. Soit par un dépit sauvage, soit pour
exciter la colèj-e du jeune prince, jusqu'au point tUi lui faire per-
dre tout seniimenl de prudence, il lit attacjuer à main armée ses
serviteurs dans les rues de la ville [H). ]ji plupart furent massacrés;
et Merowig, saisi de fureur à cette nouvelle, serait allé tête baissée
dans le piège, si le prudent Gonihramn ne l'eût retenu. Comme il
s'emportait outre mesure, disant qu'il n'aurait de repos qu'après
avoir châtié d'une manière sanglante le complaisant de Frede-
gonde, Gonihramn lui conseilla de diriger ses représailles d'un
côté où le danger fût nul et le profit consid('rable, el de faire paver
le coup, non à Leudaste, qui était sur ses gardes, mais à un autre,
n'importe lequel, des amis du roi ïlilpcrik ou des familiers de sa
maison (5).
(i) Quâilam enini die ad conviviuin ejiis adscitiis dùm pariler sedercniu.s,sup-
pliciter peliil aliqua ad inslniclioneni aiiiin.'c legi. Ego verô reseialo Saloiuoiiis
libro , versiculum qui primus occiirrit ari'ipiii, qui hœc conliiiebat : « Ocuiuiu (|ui
« adversùs adspexerit paliem, effodiant cum coivi de iou\alld)us. » lllo cpioque
non intelligente, consideravi hune vcrsicnluiu ;i domino prœpaiatum. Grc§'. Turo/i
liist., lih. "V, pag. 240.
(a) Leudastes lune cornes cùm multas ei in aniore Fredegundis insidias lenderel ,
ad exlrcniuni pucros ejus, qui in pago cgressi fueiant , cirrunivenlis dolis gladio
trucidavit, ipstimquc interiniere cupiens si reperire loco oppoituno poluisset.
Creg. Turoii. liist., ib'ul.
(3) Sedille consilioususGunlchramni, etse ulcisci desiderans.... Gipg. Turon.
liist., ibid.
Ii>" UEVfl m s IM I \ MMNfttS.
Maiilcil, |Hiiiii(i- iiK'dc» in du roi, Ikuiiiiic tri's riche el d'un n:itn-
I cl piii li(lli(|ii(ii\ , se iroiniiii iiloi's ;"i 'l'ours, vciKinl de; Soissoiis
r[ se rciuhm à Poilici's, s:i ville iiiitalc II ;iv;iil ;iv<'c lui très peu
dr {{c'iisci li('au(OU|) de bajjujjes; el pour les jeuiu^s {juerriers, <;om-
pajpions de Merowiji;, rien n'élail plus lacilc (piedc renicvcr dans
son hôtellerie. Us y entrèrenl en elïel à l'iiiiprovisle, el baiiiicnt
crucllenieni le jmeilique nu'deciii, «jui, heureusement pour lui,
jtarvint à s'eeha|>per, else rc'iujpa prescpie nu dans la catli«'drale,
laissant au\ mains des assaillans son or, son arjicnlel le reste de
son l>a{}a{}C il). Tout cela lui re/;ard(! connue de bonne prise pai*
le fils dellilpeiik, qui, satisfait du tourcju'il venait de jouer à son
père et se croyant assez ven{jé , voulut montrer de la clémence.
Sur la prière derévè(jue, il Hl annoncer au pauvn' ■Marileïf, qui
n'osait plus sortir de son asile, qu'il èUiil libic de continuer sa
roule (2). Mais au momenl où Merowig sapplaudissail d'avoir pour
conipa.jrnon de fortune el pour ami de cœur un honmie aussi avisé
(|ue Gonlhramn-Bose , celui-ci n'hésitail pasàvendi-e ses services
à la mortelle ennemie du jeune homme inconsidéré (|ui plaçait en
lui toute sa coniiance.
Loin de partager la haine que le roi llilperik vouait au duc Gon-
tliranm, à cause du meurtre de 'rheodebert, Frede.jfonde lui sa-
vait gré de ce meurtre qui l'avait debarrass('e d'un de ses beaux-
fils, comme elle souhaitait de l'èlre des deux autres. Son inléicl
en faveur du duc auslrasien était devenu encore plus vif, depuis
(ju'elle entrevoyait la possibilité de le faire servir d'inslrumenl pour
la perle fie 3Ierowig. Gonilnanm-Bose se chargeait peu volontiers
d'une commission p(;rilleuse; mais le mauvais succès des lentaiives
du comte Leudaste, homme plus violent qu'adroit, détermina la
reine à tourner les yeux vers celui qui pourrait, non pas exécuter
<le sa propre main , mais rendre infaillible par son astuce l'assass!-
(i) Redeunle Marileifo archiatro de prœseatià régis, (eum) comprehendi pra;-
cepit : ca'sumque giavissimè, ablato auro argenloque ejus, et reliqiiis rébus quas
secum e\hibebat , nudum reliquit. Et interfecisset utiqiie , si noa , inter maiiiis
cwdentium elapstis, ecclesiam expetisset. Cn-g. Turon. , bist. lih. V , pag. «40.
(2) Quem nos poslea indutum veslimeutis , oblentà viià, Pitlaviiin reiiiisiniiis.
ihid.
NOUVELLES LLITUKS SLIi l'iIISTOIRE 1)1. 1 ISANCE. Hil
liai qu'elle in('(lil;iil . Elle envoya donc près de Gontlniimn une per-
sonne afli(l<'e (|iii lui remit de sa part ee messa^je : " Si lu parviens
:i faire sortir Merowi}} de la basilique, afin <|u'on le tue, je te ferai
lin nin,oni{i(pic présent (1). » Gonlliramn-Boseaccepta de {jrand cœur
la proposition. Persuadé que l'habile Frcde^jonde avait déjà pris
toutes ses mesures et que des meurtri(;rs apostés faisaient le guet
aux environs de Tours, il alla trouver Mcnnvig, et lui dit du ton le
plus enjoué : « Pourquoi menons-nous ici une vie de lâches et de
paresseux, cl restons-nous tapis comme des hébétés autour de
cette basilique ! Faisons venir nos chevaux , prenons avec nous (Jes
chiens et des faucons, et allons à la chasse nous donner de l'exercice,
r(îspirer le {jrand air et jouir d'une belle vue (2). »
Le besoin d'espace el d'air libre que ressentent si vivement les
emprisonnés parlait au cœur de Merowifï , et sa facilité de carac-
tère lui faisait approuver sans examen tout ce que proposait son
ami. 11 accueillit avec la vivacité de son âge celte invitation at-
irayanle. Les chevaux furent amenés sur-le-champ dans la cour de
la basilique, et les deux réfugiés sortirent en complet équipage de
«liasse, portant leurs oiseaux sur le poing, escortés par leurs ser-
viteurs et suivis de leurs chiens tenus en laisse. Us prirent pour
but de leur promenade un domaine appartenant à l'église de 'l'ours
et situé au village de Jocundiacum , aujourd'hui Jouay, à peu de
distance de la ville. Us passèrent ainsi tout le jour , chassant et
courant ensemble , sans que Gonthramn donnât le moindre signe
de pr(''(>cciipation el parût songer à autre chose (ju'à se divertir de
son mieux. Ce (|u'il attendait n'arriva point. Ni durant les courses
dc' la journée, ni dans le trajet de retour, aucune troupe armée
ne se présenta pour fondre sur Merowig, soit que les émissaires
(:) Misit ad Guntchramnum Bosonem Fredegundis regiiia, qiia;quf vi jani pro
morle Theodoberti patrocinabatur, occulte dicens: Si Merovechiim ejicere potiieris
•< de l)asilicâ ut interticiatiii-, magiiuinde me inunusaccipies. » Crrg. Turoii. hisl.,
lib. A', pag. 240.
(2) At ille pr<est6 putans esse interfectores , ait adMerovechum : « Ut quid liic
" quasi segnes et, timidi residemus, et ut bebetcs circà basilicani hanc oceulimur?
« veniant enim equi nostri , et acceptis accipilribus, cum canibus exerceamur
'■ venatione, spectaculisque pattilis jocunoemur- » Hoc enim agebat cfiUidè, ut
cnin à sanctâ basilicà separaiet. Gre^. Juron, bisl., itid.
Kii iii:m r. ni.s i)i;i;x M<l^Dlis.
i\r l"i»'(l('{;oiulc ne riissciil pas ciicorv arrivcsà Tours, suit (|ui' ses
in.Niriii'lions ciissculctf mal suivies. MiTowij; rciiU'a donc paisildc-
uiciit dans ri-nci'iulc qui lui servait d'asilt.', joyeux dosa liljcrle de»
(|ucl(|U('s heures et ne se doutant nullement (ju'il eût elc; en dan.'jer
de périr pai- la plus insijjue trahison ^I).
L'armée qui devait mareher sur Tours était prête; niaiscjuand
il s'agit de partii-, ililpeiik devint tout à eoup indécis et timor»';
il auiait vimlu savoir jusqu'à quel point allait en ce moment la sus-
eeplihilite de saint Martin contre les inlracteursdc'sesprivil('/;es, cl
si le saint lonl'esseur était en \eiiie d'indul^fcnce ou de colère,
(vonune personne au monde ne pouvait donner là-dessus la nioindn;
information , le roi conçut l'étrange idée de s'adresser par écrit
au saint lui-même, en sollicitant de sa pari une réponse nette et
|)Ositive. Il rédigea donc une lettre qui énonçait en manière de
plaidoirie ses griefs paternels contre le meurtiicr de son fils Theo-
debert et faisait contre ce grand coupable un appel à la justice du
saint. La requête avait pour conclusion celle demande perempto'ire :
« M'esl-il permis ou non de tirer Gonlhramn hors de la basilique (2)? »
Une chose encore plus bizarre , c'est (ju'il y avait la-dessoas un
stratagème, et (jiie le roi Hilperik voulait ruser avec son correspon-
dant céleste , se promettant bien , si la permission lui était donn(;e
pour Gonlhramn , d'en user également pour s'emparer de Merowig
dont il taisait le nom , de peur d'effaroucher le saint. Cette singu-
lière missive fut portée à Tours par un clerc de race franke, nommé
Baudeghisel, qui la déposa sur le tombeau de saint Martin, el nu't
à côté une feuille de papier blanc pour que le saint put écrire sa
réponse. Au bout de trois jours, le messager revint, et trouvant
sur la pierre du sépulcre la feuille blanche telle qu'il l'y avait mise,
(i) Egressi itaque, ut diximus, de basilicâ ad Jociindiacensem domum rivitati
])ro\imam progressi siint : sed à nemine Merovechus nocitus est. Gre^. Tttion.
hist., lib. V, pag. 241.
(2) Et quia iinpetebatur tune Guntchramaus de inteiitu , ut diximus, Theodo-
berti , misit Chilpeiicus rex nunlios et epistolam scriplain ad sepulcbrum Sancti-
Martini, q\iœ habebat iiiserluiii, ut ei beatus Maitinus lescriberet , utrùni liceret
exlrabi Guutcbramnum de basilità ejus , an nou. Greg. Titroii. hi^t., lib. X,
ibid.
NOUVLl.I.ES l.E'nnES SL'li LUlSTOIUi: bE FHANCE, HtT)
sans le moindre signe d'éciilure, il jugea (jue saint Martin refusait
(le s'expliquer et retourna vers le roi Ililperik (i).
Ce que le roi craignait par-dessus tout, c'était que Merowig
n'allât rejoindre Brunehilde en Austrasie, et qu'aidé de ses conseils
et de son argent , il ne réussit à se créer un parti nombreux parmi
les Franks neusiriens. Celte crainte l'emportait même dans l'esprit
de Ililperik sur sa haine contre Gonlliramn-Bose , envers lequel
il se sentait des velléités de pardon, f)oui'vu (ju'il ne favorisât en
rien le dépai'l de son compagnon d'asile. De la naquit un nouveau
plan, où Ililperik se montre encore avec le même caractère de
finesse lourde et méticuleuse. Ce plan consistait à tirer de Gon-
tliramn , sans lequel Merowig, faute de ressources et de décision ,
était incapable d'entreprendre son voyage, la promesse sous le
serment de ne point sortir de la basiliciue sans en donner avis au
roi. Le roi Ililperik comptait de cette manière être averti assez à
temps pour pouvoir intercepter les communications entre Tours et
la fi'onlière d' Austrasie. Il envoya des émissaires pailer secrètement
à Conthranm ; et dans cette lutte de fourbe contre fourbe, celui-ci
ne recula pas. Se liant peu aux paroles de réconciliation que lui
envoyait Ililpeiik, mais trouvant (ju'il y avait là peut-être une der-
nière chance de salut, si toutes les autres venaient à lui man(ju('r,
il prêta le serment qu'on lui demandait, et jura dans le sanctuaire
même de la basilique , une main sur la nappe de soie qui couvi'ail
le maitre-autel (!2). Cela fait, il ne mit pas moins d'activité (ju'au-
paravant à tout pn-parer dans le plus grand mystère pour une
évasion inopinée.
Depuis le coup de fortune qui avait fait tomber entre les mains
des réfugiiîs l'argent du médecin Marileïf , ces préparatifs mar-
chaient rapidement ; des braves de profession , classe d'hommes
(i) Sed Raudegiselus diaconus, qui hanc epistolam exhihiiit, cliarlam pnram
cuin eàdcin quam detulerat, ad sancluin tmniilum misit. Cùtnque per triduiini
expectasset, et niliil lescripti reciperet, redivit ad Ciiilpericum. Greg. Tarori.
hist., lib. V, pag. 241.
(2) nie verô misit alios, qui à Guntrhramno sacrameiita exigèrent, iil siiic
cjus scientiâ basilicam non relinqiieret. Qui ambienter juians pallaiii altaris fide-
jiissorem dédit, niniquani se exindc sine jussione regià egressiirum. Gie^. Tiiroti.
hist., ibid.
Mii l;i M I. I»l .^ 1)1 L\ >liiM)l.>.
<|iif l.'i coikiih'Ic ;i>.iil irt'('<', s'oflraicnl en loiilr puni' servir d'cs-
(•(Hlf jiis(|ir;m II rmc du \()v;i,<m'. I.ciir iidiuIh'c .s'('Icv:i hiciilùl :i
plus (If ciiKi (Tiils. Avec iiiic ])art'ill(' Idicc, l'i-vasion «-lail facile e(
lanivee on Aiislrasie exln'meinetit piobahle. (idnlIiiaiiiii-Jiosf
jujfca (jnil nv avail plus de iimiil" pour dilTiM-cr' davanta(je, <'t se
{pirdaiit bien, inal{;ro son serment, de faire doiuierau roi le nioiii-
di'c avis, il dit a Mei-ovvi{î (|u'il fallait sonjjcr au d(''|)arl. Mer(iwi{;,
faillie et ii'résolu , lors(|ue la passion ne le soulevait pas, sur le
point «le ris<]ner eelte {;rande aventure, fléeliil et retoniba de nou-
veau dans ses anxiétés. « Mais, luiditlionthranni , est-ce que nous
n'avons pas pour nous les prédictions de la devineresse? » Le jeune
prince ne fut pas rassuré, et, pour faire; diversion à ses tristes pres-
sentiniens, il voulut chercher à une meilleure source des informa-
tions sur l'avenir (I).
Il y avait alors un procédé de divination relijjieuse prohibé par
les conciles, mais pratiqué en Gaule, malgré cette défense, par les
hommes les plus sages et les plus éclairés; Merovvig s'avisa d'y
recourir. Il se rendit à la chapelle où était le tombeau de saint 3Iar-
tin , et posa sur le sépulcre trois des livres saints : celui des Rois , le
Psautier et les Evangiles. Durant toute une nuit, il pria Dieu et le
saint confesseur de lui faire connaître ce qui allait arriver, et s'il
devait espérer ou non d'obtenir le royaume de son père (2). Ensuite
il jeûna trois jours entiers; et le quatrième, revenant près du tom-
beau , il ouvrit les trois volumes l'un après l'autre. D'abord ce fut
le livre des Hois qu'il avait surtout hâte d'interroger. Il tomba sui-
une page en tète de laquelle se trouvait le verset suivant : « Parce
que vous avez abandonné le Seigneur votre Dieu jiour suivre des
dieux étrangers, le Seigneur vous a livrés aux mains de vos enne-
mis. » En ouvrant le livre des Psaumes, il rencontra ce passage :
< Tu les as renversés au moment oii ils s'élevaient. Oh! comment sont-
(i) Merovechus vero non credens Pythouiss.'c... Girg. Turon. liist., lil). V,
lag. 241.
(a) Très libres super Sancti sepulchruni posuit, idest, psalleiii , regiiin, evan-
geliorum : et vigilans lotà nocte, peliit ut sibi beatus confesser quid eveniret osten-
deret, et utrùm possit regnum acripere, an non, ut Domino indicante cognosreret.
Greg^. Turon. hist., ih'id.
NOUVELLES LETTRES SLK LHISTOIIIE DE 1 liANCK. lO.J
ils tombés dans la dcsolalion ! » Enlin, dans le livre des Évangiles
il lut ce verset : « Vous savez que la pàque se fera dans deux jours
et que le Fils de l'homme sera livré pour être crucifié (1). » Pour ce-
lui qui dans chacune de ces paroles croyait voir une réponse de
Dieu même , il était impossible de rien imajjiner de plus sinistre ,
et il y avait là de quoi ébranler une anie plus forte que celle du fils
de riilperik. Sous le poids de cette triple menace de trahison, de
ruine et de mort violente, il resta comme accablé et pleura long-
temps à chaudes larmes auprès du tombeau de saint Martin (t2).
Gonlliramn-Bose, qui s'en tenait à son oracle, et qui d'ailleurs
ne trouvait là aucun sujet de crainte pour lui-même, persista dans
sa résolution. A l'aide de cette influence que les esprits décidés
exercent d'une manière qu'on pourrait dire magnétique sur les
caractères faibles et impressionnables, il raffermit si bien le cou-
rage de son jeune compagnon , que le départ eut lieu sans le moin-
dre délai, et que Merowig monta à cheval d'un air tranquille et
assuré. Gonthramn , dans ce moment décisif, avait à se faire une
autre espèce de violence; il allait se séparer de ses deux filles,
réfugiées avec lui dans la basilique de Saint-Martin, et qu'il n'o-
sait emmener à cause des hasards d'un si long trajet. Malgré son
égoisme profond et son imperturbable fourberie, on ne pouvait
pas dire qu'il fût absolument dépourvu de bonnes qualités, et
parmi tant de vices il avait au moins une vertu , celle de l'amour
paternel (3). La compagnie de ses filles lui était chère au plus haut
degré. Pour les rejoindre , quand il se trouvait loin d'elles , il n'hé-
sitait pas à exposer sa personne; et s'il s'agissait de les garantir de
(pielque danger, il devenait batailleur et hardi jusqu'à la témérité.
Contraint de les laisser dans un asile que le roi Ililperik, devenu
(i) Post haec continuato triduo in jejuniis , vigiliisalque oralionibiis, adbeatuni
tumulum iterùm accedens , revolvit librum , qui eral Regum : versus auleni
primus paginae quam reseravit, hic erat... Greg. Turon. Hist., lit). V, pag. 241.
— V. Rois, liv. 3, chap. 9, v. 9. — Ps. 72, v. 18. — Ev. selon saint Matthieu,
chap. 26, V. 2.
(2) In his responsionibus ille confusus flens diutissimc ad sepulchrum beati
antistilis... Oreg. Turon. Hist., iib. V, pag. 24 r.
(3) Guntchramnus verô aliàs sanè bonus. Nam ad perjuria nimiùm praeparatus
erat... Greg. Turon. ihid.
TOME III. H
|(JG iu;vn m s i>i i \ >io.\in;s.
tiiritii\. |)ttuv;iit irss«'i tic lospcclcr, il se proinil de venir les «licr-
clici" liii-iiu'iiic, cl rc lui ;ivcc cctlc pcnsc'O, la sciik; boniK! qui put
{{(•rnuT (l;ms sou aaïc, <|u'il rraiM-liil les limih'S coiisacircs, {^alop-
|XHU à ('Ole de .M<'io\vi{; (I).
Près lie six cenls cavaliers, reeiutes selon toute apparence paiini
les aventuriers et les raj^alionds du |iays , soit Kranks , soit Gaulois
dori{}ine, aeeompnjfnaient les deux rujjitil's. Lonjfcanl, du sud au
nord, la rive {;auelie de la Loire, ils lircnl roule en bon ordre; sur
les terres du roi Gontlnainn. Arrives près d'Orléans, ils lournè-
lent vers l'est pour éviter de passer par le royaume de Ililperik, ei
parvinrent sans obstacle juscpi'aux environs de la ville d'Auxen»';
mais là s'arrêta leur bonne fortune. Erp ou Erpoald , comte de
celte ville , refusa le passage , soit (|u'il eût reçu quelque dèptclie
tlu roi Ililperik , rèclanianl son assistance amicale, soit qu'il agit
de son propre mouvement pour maintenir la paix entre les deux
royaumes. Il parait que ce refus donna lieu à un combat, dans lecpiel
la troupe des deux proscrits eut complètement U; dessous. Merowi};,
<jue la colère avait sans doute poussé à quelque imprudence, tomba
entre les mains du comte Erpoald; mais Gonthranm, toujours
liabile à s'esquiver, battit en retraite avec les débris de sa petite
armée (t2i.
N'osant plus s'aventurer du côte du noid , il [)rit le parti de re-
tourner sur ses pas, et de gagner l'une des villes d'A<|uitaine qui
appartenaient au royaume d'Austrasie. Les approches de Tours
étaient pour lui extrêmement dangereuses. Il devait craindre que
le bruit de sa fuite n'eût décidé Ililperik à faire marcher ses troupes,
et que la ville ne fût remplie de soldats. Mais toute sa prudence ne
prévalut point contre l'affection paternelle; au lieu de passer au
large avec sa bande de fuyards, peu nombreuse et mal armée, il
alla droit à la basilique de Saint-Martin : elle était gardée; il y entra
par force et en sortit aussitôt, emmenant ses (illes qu'il voulait met-
(i) Âdsumto secum Gunlcbramno duce, cum quingenlis aut eo ampliùs viiis
discessit. Egressus autem basilicam sanctam Greg. Tiiroii. Hist. , lib. V,
pag. 241.
(a) Cùm iter ageret per Autisiodorense lerritoriuui , ab Erpone duce Gunt-
cbramui régis coniprchensus est. Greg. Turon. îbifJ.
NOUVELLES LETTRES SUR L HISTOIRE DE FRANCE. 1(^7
Ire en sùrele hors du royaume de llilperik. Après ce coup de main
audacieux, Gonlhramn piit le chemin de Poitieis, ville qui était re-
devenue austrasicnne depuis la victoire de Mummolus. Il y arriva
sans aucun accident, installa ses deux compagnes de voyage dans la
basilique de Sainl-llilaire, et les quitta pour aller voir ce qui se pas-
sait en Austrasie (1). De crainte d'une seconde mésaventure, il lit
cette fois un long détour, et se dirigea vers le nord par le Limousin ,
l'Auvergne et la route de Lyon à Metz.
Avant que le comte Erpoald eût pu avertir le roi Gonihianin et
recevoir ses ordres relativement au prisonnier, Merowig parvint à
s'échapper du lieu où il était retenu. Il se réfugia dans la principale
église de la ville d'Auxerre, dédiée à saint Germain, l'apùtre des
Bretons, et s'y établit en sûreté comme à Tours, sous la protection
du droit d'asile (2). La nouvelle de sa fuite arriva au roi Gonlhramn
pres(|u'aussitôt que celle de son arrestation. G'était plus (ju'il n'en
fallait pour mécontenter au dernier point ce roi timide et pacifique,
dont le soin principal était de se tenir en dehors de toutes les que-
relles qui pouvaient naître autour de lui. Il craignait que le séjour
de3Ierowig dans son royaume ne lui suscitât une foule d'embarras,
et aurait voulu de deux choses l'une, ou qu'on laissât passer tran-
quillement le fils de llilperik ou qu'on le retînt sous bonne garde.
Accusant à la fois Erpoald d'excès de zèle et de maladi-esse , il le
manda sur-le-champ auprès de lui ; et lorsque le comte voulut ré-
pondre et justifier sa conduite, le roi l'interrompit en dis;int : « Tu
as arrête celui que mon frère appelle son ennemi; mais si ton in-
tention était sérieuse, il fallait m'amener le prisonnier sans perdre
de temps, sinon lu ne devais pas toucher un homme (|ue tu ne
voulais pas garder (5). » \\
(i) Guntchiamnus Boso Turonis ciiin paucis armatis venieas, filiassuas, quas
in basilicâ sanctâ reliquerat, vi abstutit, et eas usque Pictavis civitatem, quai
eral Childeberti régis, perduxit. Ore^. Turon. Hist., lib. V, pag. 249.
(2) Cùmque ab eo detineietur, casu nescio quo dilapsus, basilicam sancti
Germani ingressus est. Greg. Turon. Hist., lib. V, pag. 241.
(3) « Retiuuisti, ut ait frater meus, iuimiciim suuin: quod si hoc facere cogitabas,
<« ad me ciim debuisli priùs adduccre : siu autem aliud , nec tangere débiteras ,
« quem tenere dissimulabas. ■> Grcg, Turon. ibid.
11.
K^H UKVtli Ur.S ItlXX MUMtKS.
l/t'xprossidii aml)i{;uc de ces n'inoclios proiivnil de la pnrl du
nti Cc.mlnMinii aiitaiil do r(''|»ii}j;nani(> à prendre parti <;{)iHre le
lils (|iic (le crainte de se brouiller avec le p»'re: il Ht toniljorsnr le
conile I'.r|)(»ald le poids de sa mauvaise lunneur; et, non content de
le destituer de son emploi, il le (ondamna de plus à une aujendcî
de sept cents piè<es d'or (I). Il paiait rpi'en (h'pildes messages et
des instances de llilperik, (ionthramn ne prit aucune mesure pour
inquiéter le réfu{jié dans son nouvel asile, et que bien loin de là ,
sans se eomi)rometlrc et en sauvant les apparences , il agit de façon
que Merovvig trouvât promplement l'occasion de s'évader et de
continuer son voyage. En effet, après deux mois de séjour dans
la basili(jue d'Auxerre, le jeune prince partit accompagné de son
fidèle Gailen ; et cette fois les roules lui furent ouvertes. Il mil enfin
le pied sur la terre d'Auslrasie, oii il espérait trouver le repos, des
amis, les joies du mariage et tous les honneurs attachés au titre
d'époux d'une reine, mais où l'attendaient seulement de nou-
velles traverses et des malheurs qui ne devaient finir qu'avec sa
vie (:2).
Le royaume d'Auslrasie, gouverne au nom d'un enfant par un
conseil de seigneurs et d'évèques, était alors le théâtre de troubles
continuels et de dissensions violentes. L'absence de tout frein légal
et le déchaînement des volontés individuelles s'y faisaient sentir
plus fortement que dans aucune autre portion de la Gaule. Il n'y
avait à cet égard aucune distinction de race ni d'état; Barbares
ou Ilomains, prélats ou chefs militaires, tous les hommes qui se
croyaient forts par le pouvoir ou la richesse, luttaient à qui mieux
mieux de turbulence et d'ambition. Divisés en factions rivales, ils
ne s'accordaient qu'en ur*; seule chose, leur haine acharnée contre
Brunchilde, à qui ils voulaient enlever toute infiuence sur le gou-
vernement de son fils. Cette aristocratie redoutable avait [)Our prin-
cipaux chefs i'évèque de Ileims /Egidius, notoirement vendu au
roi de Neustrie, et le duc Raukhing, le plus riche des Auslrasiens ,
(i) Guntchramnus rex in ira commotus Erponeni septingenlis aurcis damnât,
et ab honore removet. Greg. Turon. Hisl., lib. V, pag. 241.
(2) Merovcchus propè duos menses ad ante dictam basilicam lesidens , fngam
iniit, et ad Brunichildeni nginam iisque pervenit. Greg. Turon. Hisl. ibid.
-N,
NOUVELLES LETTRES SLR l'hISTOIRE DE 1 RANGE. 109
caractère typique, si l'on peut s'exprimer ainsi, (jiii faisait le mal
par goût, comme les autres Barbares le faisaient par passion ou
par intérêt (1). On racontailde lui des traits d'une cruauté vraiment
fabuleuse, comme ceux que la tradition populaire impute à «juehpies
châtelains des temps féodaux , et dont le souvenir reste attaché
aux ruines de leurs donjons. Lorsqu'il soupait, éclairé par un es-
clave qm tenait à la main une torche de cire , un de ses jeux favo-
ris était de forcer le pauvre esclave à éteindre son flambeau contre
ses jambes nues, puisa le rallumer et à l'éteindre encore plusieurs
fois de la même manière. Plus la brûlure était profonde , plus le
duc Raukhing s'amusait et riait des contorsions du malheureux
soumis à cette espèce de torture (2). Il fit enterrer vifs, dans la
même fosse, deux de ses colons, un jeune homme et une j(;une
fille , coupables de s'être mariés sans son aveu , et qu'à la prière
d'un prêtre il avait juré de ne point séparer. « J'ai tenu mon ser-
ment, disait-il avec un ricianemenl féroce; ils sont ensemble pour
l'éternité (5). »
Cet homme terrible, dont l'insolence envers la reine Brunehilde
passait toute mesure et dont la conduite était une rébellion per-
Hianente, avait, pour acolytes ordinaires, Bertefredet Ursio, l'un
Germain d'origine, l'autre fils d'un Gallo-Romain , mais imbu à
fond de la rudesse et de la violence des mœurs germaniques. Dans
leur opposition sauvage, ils s'attaquaient non-seulement à la reine,
mais à quiconque tâchait de s'entendre avec elle pour le maintien
(i) Raucbingus vir omni vanitale repletus, superbià tumidus, clatione proter-
vus : qui se ità cum subjectis agebat, ut non cogaosceret in se aliquid bumanitatis
liabere, sed ultrà moduni humanœ nialitiie atque stullitite in suos desœviens nefanda
niala gerebat. Greg. Turon. Hist., lib. V, pag. 233.
(2) Nam si ante eum, ut adsolet, convivio urentem puer cereum tenuisset,
nudari ejus tibias faciebal, atque tamdiù iii bis cereum coraprimi , donec lumine
privaretur: iterùm cum inluminatus fuisset, simibter faciebat, usque dùm totœ
libiîB famuli tenenlis exurerentur; liebatque ut, boc fiente, iste magnâ laitiliâ e\-
sultaret. iùid., pag. 234.
(3) SepcUvitque eos viventes dicens : " Quia non frustravi juramentum meum,
" ut non separaienlur hi in sempiternum... - In lalibus enim openbus valdè
nequissimus erat, nuliam abam babens potius utiUtalem, nisi in cachinnis ac dobs.
170 ni:vL'K i»p.s ih:l'x mo.ndks.
tio l'oidrc cl (le l;i |>;ii\ |iiil)li(|iii-. Ils l'ii voiilaicnl surloiil :iii lîo-
in:)in Lii|)iis, duc tic CJKimpajjîic ou de la campajpK; nirnoisc,
adiiiinistralcur scvcre cl vi{;ilaiii , iioiiiTi des vieilles Iradilions du
{jouveiiieincnl impc'rial (1). l*rcs(iue chaque jour, les domaines de
Lupus éiaicnt d('vastés, ses maisons pillc'cs vl sa vie mcnat:ée par
la faction du duc llankliinj;. Une fois, lUsio et Berlefred , suivis
d'une iroupe de cavaliers, fondirent sur lui et sur ses jjens, aux
portes même du palais oii le jeune roi logeait avec sa mère. Alliré<^
par le tumulte, JJiuneliilde accourut, et, se jetant avec; courage au
milieu descavaliers armés, elle cria aux chefs des assaillans: « Pour-
quoi attaquer ainsi un honmie innocent? Ne faites point ce mal,
n'engagez pas un combat qui serait la ruine du pays. » — « Femme,
hii répondit Ursio avec un accent de fierté brutale , retire-toi ;
qu'il te suffise d'avoir gouverné du vivant de ton mari; c'est ton fils
qui règne maintenant, et c'est notre tutelle et non la tienne qui fait
la sûreté du royaume. Ketire-toi donc, ou nous allons t' écraser sous
les pieds de nos chevaux (2). »
Cette situation des choses en Austrasic répondait mal aux espé-
rances dont s'était bercé Merovvig. Son illusion ne fut pas de longue
durée. A peine arrivé à Metz, capitale du royaume, il reçut du
conseil de n-gence l'ordre de repartir sur-le-champ, si toutefois
même il lui fut permis d'entrer dans la ville. Les chefs ambitieux
qui traitaient Brunehildc comme une étrangère sans droit et sans
pouvoir, n'éliiient pas gens à supporter la présence d'un mari de
cette reine, qu'ils craignaient en feignant de la mépriser. Plus elle
Ht d'instances et de prières pour que Merowig fût accueilli avec
hospitalité et pût vivre en paix auprès d'elle , plus ceux qui gou-
(i) Illis consulibus romana potentia fulsit;
Te duce, sed nobis hic modo Roma redit.
Juslitià florente, favent, te judice, leges,
Causarumque aequo pondère libra mânes
{Foiiunati Pictav. ep'isc. carmen de Lupo duce; apud
Script, rerum francic, tom. II, pag. 5f4.
(2) Haec illà loquenle, respondit Ursio : « Recède à nobis , ô mulier : sufficint
tibi sub vire tenuisse regnum. Nunc aulem ûlius tuus régnât, regnunique ejus
non tuâ , sed nostrà tuitione salvatur. Tu verô recède à nobis , ne le ungulac
cquornm noslronimnim lerrâ confodiant. . Creg. Turon. Hisl., lib.VI, pag. aO?.
NOUVELLES LETTRES SUR l'hISTOIRE DE FRANCE. 171
vcrnaienl au nom du jeune roi se montrèrent durs et intraitables.
Ils avaient pour j)rétexte le dan/jer d'une rupture avec le roi de
Neustrie; ils ne manquèrent pas de s'en prévaloir; et leur condes-
cendance pour les al'fcctions de la reine se borna à conjjédier sim-
plement le HIsde llilporik, sans lui l'aire de violence ou le livrer à
son père (1). Privé de son dernier espoir de reluge, Merowig re-
prit le chemin qu'il v(;nait de suivre; mais avant de passer la fron-
tière du royaume de Gonlhiainii , il s'écarta de la grande route et
se mit à eii'er de village en village à travers la campagne rémoise.
Il allait à l'aventure, marchant de nuit et se cachant le jour, évitant
surtout de se montrer aux gens de haute condition qui auraient pu
le reconnaître, craignant la trahison, exposé à toutes sortes de
misères, et n'ayant pour l'avenir d'autre pei'spective que celle de
regagner sous un déguisement l'asile de Saint-Martin de Tours.
Dès (ju'on eut perdu sa ti-ace , on pensa qu'il avait pris ce dernier
parti , et le bruit en courut jusqu'en Neustrie (:2).
Sur ce bruit, le roi llilperik fit aussitôt marcher son armée pour
occuper la villede Tourset garderrabbayedeSaint-Marlin. L'armée
parvenue en Touraine se mit à piller, à dévaster et même à incen-
dier la contrée, sans épargner le bien des églises. Toutes sortes de
rapines furent commises dans les bàtimens de l'abbaye, où une
garnison était cantonnée; des postes de soldats bivouaquaient à
toutes les issues de la basilique. De jour comme de nuit, les [)orles
en restaient closes, à l'exception d'une seule par laquelle un petit
nombre de clercs avaient la permission d'entrer pour chanter les
i>l'nces ; le peuple était exclu de l'église et privé du service divin (5).
(i) Sed ab Austrasiis non est collecUis. Grcg. Turon. Hist., lib. V, pag. 241.
— Adiiaui P'alesii, Rerum francic. lib. X, pag. 83.
(2) Merovechus verô dum in Remensi cainpanià latitarel , iiec palàm se Ausliasii.-;
crederet. Grcg. Turon. Hist., lib. V, 246. — Post ha>c sonuif , qiiôd Merovechus
ilerùni basilicam sancti Martini conareliir expetere. Ibidem.
(3) Exeicitus aulpiu Cliilperici régis usque Turonis accedens, regionem illam
in prwdas miltit, succeudit al(iue dévastât : nec rébus sancti Martini pppcrcit.
Creg. Turon. Hist., lib. V, pag. 241.— Chilpericus vero cnstodiri basilicam jubet,
et omnes claudi adiliis. Custodes autem unum ostiuin , pcr quod pauci clerici ad
officiun» ingrcdercnlur, reliisqucnles , vcliquaostia dausa tencljanl, quod non sine
•aedio popuiis luit, ihul., pag. 246.
17'J IIIMI. Kl. s 1»! I \ VIO.MH.s.
Kii nit'iiic temps (jiic ces ilisposilioiis .s'rxtcutaienl [>our couper la
iTtiailt' :ui l'iijfiiil', le roi llilperik , proliahleineiil avec l'aveu (h'S
seijftieurs d'Auslrasie, passa la frontière on armes, el fouilla loul le
territoire où il était possible (jne Merowi{f se tînt <'aclK;. Traqué
comme une b('t(,' fauve que des chasseurs poursuivent, le jeune
lioiiuue ri'ussil pourtant à échapper au\ recherches de son père,
(;ràce à la commisération des gens de bas éia{;c, Franks ou llomains
d'origine, à qui seuls il pouvait se conlier. Après avoir inutilement
battu le pays et fait une promenade militaire le long des forêts des
Ardennes, llilperik rentra dans son royaume, sans que la troupe
qu'il conduisait à cette expédition de maréchaussée eiit commis
contrôles habitans aucun acte d'hostilité (1).
Pendant que Merowig se voyait réduit à mener la vie de pros-
crit et de vagabond, son ancien compagnon do fortune, Gon-
thramn-Bose, revenant de Poitiers, arriva en Austrasie. Il était,
dans ce royaume , le seul homme de quelque importance dont le
lils de Ililj)erik pût réclamer le secours; et sans doute il ne tarda
pas à connaître la retraite et tous les secrets du malheureux fugi-
tif. Une fortune si complètement désespérée n'offrait à Gonthranm
que deux perspectives entre lesquelles il n'avait pas coutume d'hé-
siter : un dévouement onéreux et les profits d'une trahison ; ce fut
pour la trahison qu'il se décida. Telle fut du moins l'opinion géné-
rale; car, selon son habitude , il évita de se compromettre ouverte-
ment, travaillant sous main, et jouant un rôle assez équivoque
pour qu'il lui fût possible de nier avec assurance, si le complot ne
réussissait pas. La reine Fredegonde, qui ne mantjuait jamais
d'agir pour son compte, dès qu'il arrivait, ce qui n'était pas rare,
que l'habileté de son mari fût en défaut, voyant le peu de succès
de la chasse donnée à Merowig, résolut de recourir à d'autres
moyens moins bruyans, mais plus infaillibles. Elle conununiqua
son projet à iîigidius, évé(|ue de Reims, qui était avec elle en
relation d'amitié et d'intrigues politiques; et par l'enticmise de
ce dernier, Gonthramn-Bose reçut encore une fois de brillantes
(i) Pater veio ejus exercilum contra Campanenses commov il , putans eum ibi-
dem occultari : sed nihil nocuit , nec eum potuit reperire. Grcg. Tttron, Hist.,
lib. "V, pag. 241.
NOUVELLiiS LliTTUES SUR LIllSTOmE DE FKANCli. 175
promesses et les instructions de la reine. Du concours de ces deux
lioninies avec l'implacable ennemie du fils de Ililperik , résulta
contre lui une machination artistement combinée pour l'entraîner
à sa perte , en le prenant par son plus grand faible , sa folle ambi-
tion déjeune homme et son impatience de régner (1).
Des hommes du pays de Térouanc, le pays du dévouement à
Fredegonde, se rendirent en Austrasie d'une manière mystérieuse
pour avoir une entrevue avec le fils de Ililperik. Parvenus jusqu'à
lui dans la retraite où il se cachait, ils lui remirent le message
suivant au nom de leurs compatriotes : « Puisque ta chevelure a
grandi , nous voulons nous soumettre à loi , et nous sommes prêts
à abandonner Ion père si lu viens au milieu de nous (2). » Merowig
saisit avidement cette espérance ; sur la foi de gens inconnus ,
mandataires suspects d'un simple canton de la Neustrie , il se ci'ul
assuré de détrôner son père. 11 partit sur-le-champ pour Térouane,
accompagné de quelques hommes dévoués en aveugles à sa fortune,
Gailcn, son ami inséparable dans les bons et dans les mauvais
jours, Gaukil, comte du palais d' Austrasie sous le roi Sighebert
et maintenant tombé en disgrâce, enfin Grind et plusieurs autres
que le chroniqueur ne nomme pas, mais qu'il qualifie du titre de
braves (3), Us s'aventurèrent sur le territoire neustrien, sans songer
que, plus ils avançaient, plus la retraite devenait diflîcile. Aux con-
fins du district sauvage qui s'étendait au nord d'Arras vers les côtes
de l'océan, ils trouvèrent ce qu'on leur avait promis, des troupes
d'hommes qui les accueillirent en saluant de leurs cris le roi Me-
(r) Loquebantur eliain tune liomines, in hâc circutnvenlione Egidium episco-
pum et Guntchramnuin Bosonem fuisse maximum caput , eô quùd Guntchramnus
Fredegundis reginae occultis amicitiis poliretur pro interfectione Tlieodoberli j
E^idius verô, quôd ei jam longo tempore esset carus. Greff. Turon. Hist., lib. V,
pag. a46.
(a) Merovechus vero, à Tarabennensibus circumventus est, dicentibus, quùd,
relicto pâtre ejus Chilpcrico, ei se subjugarent, si ad eos accederet. Greg. Turon.
Hist,, iib. V, pag. a46. — Danibelem quondam cltTicum, ca;saric capilis crescente,
regem I-ranci constituunt. Erchanberti fragmentum ; apud Script, rerum francic,
tom. II , pag. 690.
(3) Qui velociter, adsunitis secum viris forlissimis, ad ecs >emt. Greg, Turon.
Hist,, lib. V, pag. 246.
17 i lîf.vir iti-.s ni i\ MOMti.s.
ro\vi{;. liivilcs à so n'ixtscr dans iiiic (!«• ces Icrnics (|u"lial>il.'iit la
popiilaiinii Ijankc, ils y onlrrronl sans drliaucc; mais aiissiiôi les
porU's rurcnl l(iin«rs sur eux, îles jjaiilcs «kc iipcrcnl loiiics les
issues, et (les postes arnK'Ss'ciahlironl autour <Ie la maison eounuc
autour d'une ville assie{;ée. lài uièuie temps des eoui riers mon-
lèrenl à cheval et lirent dili,'fence vers Soissons, pour anrjoncer au
roi llilpcrik que, ses ennemis ayant donne dans le i)ié[;e, il pouvait
venir et disposer d'eux (1).
Au bruit des portes l)arricndées et à la vue des dispositions mi-
litaires (|ui rendaient la sortie impossible, Mcrowi{;, saisi par le
sentiment du danj^ei-, demeura pensif el abattu. Celle imaj;inatioii
iriiomme du Nord, triste el nhcuse, (jui formait le trait l(^ plus
saillant de son caractère, s'exalta peu à peu jusciu'au déliio; il fui.
obsc'dc par des pensées de mort violente et d'horribles imaj^es de
tortures et de supplices. Une profonde terreur du sort qui lui
éuiit réservé s'empara de lui avec de telles an{}oisses, que, désespé-
rant de tout , il ne vit de recours que dans le suicide (2). Mais le
coura{Te lui manquait pour se frapper lui-même ; il eut besoin d'un
autre bras (jue le sien, el, s'adressanl à son frère d'armes:
« Gailen , dit-il , jusqu'à présent nous n'avons eu qu'une ame et
qu'une pensée; ne me laisse pas, je t'en conjure, à la merci de
mes ennemis; prends une épée et tue-moi. » Gailen, avec l'obéis-
sance d'un vassal, lira le couteau qu'il portait à la ceinture, et
frappa le jeune prince d'un coup mortel. Le roi Hilperik, qui ar-
rivait en grande hâte pour s'emparer de son fils, ne trouva de lui
qu'un cadavre (5).
Gailen fut pris avec les autres compagnons de Merowig; il avait
tenu à la vie par un reste d'espérance ou par une faiblesse inex-
(i) Hi pr.neparatos cletegentes dolos, in villam eiiin qiiamdam concludunt, el
tiicumsteptum cum armatis, mintios patri diiigunl. Quod ille audiens, illùc pro-
pcrare destinât. Greg. Turon. Hist., lib. V, pag. a46.
(2) Sed hic cùm in hospitiolo quodam retineretur , limens ne ad vindiclam
inimicorum multas liieret pœnas Greg. Turon. ibid.
(3) Vocato ad se Gaileno familiari suo , ait : « TJna nobis usqiie nunc et anima et
consilium fuit : rogo ne patiaris me manibiis inimicorum Iradi ; sed acceplo
gladio inriias in me. >• Quod ille neo diibitans , riini rultro ronfodit. Advenientc
aiitem regc. mortuus est lepeiius. Ihid.
NOUVELLES LETTRES SUR l'hISTOIKE DE FRANCE. 175
plicable. Il y eut des personnes qui mirent en doute la vérité de
<|uelques-uns de ces faits, et crurent (luel^Yedegonde, allant droit
au but, avait fait poignarder son beau-fils et supposé un suicide
pour ménager les scrupules paternels du roi. Au reste, les traite-
inens affreux que subirent les compagnons de Merowig semblèrent
justifier ses presscnlimens pour lui-même et ses terreurs antici-
pées. Gaïlen périt mutilé de la manière la plus barbare ; on lui
coupa les pieds, les mains, le nez, les oreilles; Grind eut les
membres brisés sur une roue qui fut élevée en l'air et où il expira.
Gaukil , le plus âgé des trois , fut le moins malheureux; on se con-
tentîi de lui trancher la tête (1).
Ainsi Merowig porta la peine de sa déplorable intimité avec le
meurtrier de son frère , et Gonthramn-Bose devint pour la seconde;
fois l'instrument de cette destinée de mort qui pesait sur les fils
de llilperik. 11 ne sentit pas sa conscience plus chargée qu'aupara-
vant , et comme l'oiseau de proie qui revient au nid après avoir
terminé sa chasse, il s'inquiéta de ses deux filles qu'il avait laissées
à Poitiers. P]n effet, cette ville venait de retomber au pouvoir du
roi de Neustrie ; le projet de conquête suspendu par la victoire de
Mummolus avait été repris après un an d'interruption; et Deside-
rius, à la tête d'une armée nombreuse, menaçait de nouveau toute
l'Acjuitaine. Ceux qui s'étaient le plus signalés par leur fidélité au
roi llildebert, ou contre lesquels le roi Hilperik avait quelques griefs
particuliers, étaient arrêtés dans leurs maisons et dirigés sous
escorte vers le palais de Braine. On avait vu passer ainsi , sur la
route de Tours à Soissons, le Romain Ennodius, comte de Poi-
tiers, coupable! d'avoir voulu défendre la ville, et le Frank Dak, fils
de Dagarik, (|ui avait essayé de tenir la campagne comnie chef de
partisans (2). En de pareilles circonstances, un retour à Poitiers
(i) Exstiterunt tune qui adsererent verba Merovechi, quœ superiîis diximiis,
à reginâ fuisse conficla; Merovechum verô ejus fuisse jussu clàm interemptum.
Gailenum vero adprehensum, ahscissis manibus et pedibus, auribus et narium
summitatibus , et aliis multis cruciatibus adfeclnm, infeliciter nccaverunt. Grin-
dionem quoque, intextumrota;, in sublime sustulerunt. Gucilioncm, qui quondam
romcs palatii Sigiberli rcgis fucrat, abscisso oapite inlcrfererunt. Greg. Tiirori.
Hist., lib. V, pag. 246.
(2) Chilpericus quoque rex Piclavuni pervasit, atque nepolis sni homines ah
I7(» UICVUE DKS DKUX MO.MHIS.
K'Uùl pour (iuiilliratnii-Bosc une eiiln'[)iise siii{|(ili(ri'iii('ni péril-
leuso; mais il ik; calcula pas celle fois, cl rcsolul de niotue à loui
pii\ SCS tilles hors du danger d'cUic enlevées de leur asile. Accom-
pajfue de quelques amis, car il en irouvait loujours mal{;ré ses
trahisons nuiltipliécs , il pril le chemin du midi par la roule la |)lus
sûre , parvint à Poitiers sans accident, cl réussit avec non moins de
liouheur à faire sorlii" ses deux Hlles de la basilique de Saint-Hi-
laire. Ce n'était pas tout, il fallait s'éloi{jner au plus vite et ga{;ncr
piomptemenl un lieu où nulle poursuite ne fùl plus à craindre:
Gonlhranm et ses amis, sans perdre de temps, rcnïontèrenl à
cheval, et sortirent de Poitiers |)ar la porte qui s'ouvrait sur le
chemin de Tours (1).
Ils marchaient près du chariot couvert qui portait les deux jeunes
filles, armés de poignards et de courtes lances, équipage ordinaire
des voyageurs les plus pacifiques. A peine avaient-ils fait quelques
centaines de pas sur la roule, qu'ils aperçurent des cavaliers qui
venaient au-devant d'eux. Les deux troupes firent halte afin de se
reconnaître, et celle de Gonlhramn-Bose se mit en défense, car les
gens qu'elle voyait en face d'elle étaient des ennemis (2). Ces gens
avaient pour chef un certain Drakolen, partisan très actif du roi
de Neustrie, et qui justement revenait da palais de Braine, où il
avait conduit le fils de Dagarik et d'autres captifs les mains liées
derrière le dos, Gonlhramn sentit qu'il fallait se battre; mais, avant
d'en venir aux mains, il essaya de parlementer. Il détacha vers Dra-
kolen un de ses amis, en lui donnant les instructions suivantes :
t Va, et dis-lui ceci en mon nom : Tu sais qu'autrefois il y a eu al-
liance entre nous, je te prie donc de me laisser le passage libre;
ejus sunt hominibus effugali. Ennodium ex coraitatu ad régis prœsentiam per-
du.verunt... Cùm Dacco, Dagarici quondam filius, relicto rege Chilperico, hùc
illùcque vagaretur, à Dracoleno duce, qui dicebalur industrius, fraudulenter
adprebensus est, quem vinctum ad Cliilpericum regeni Brennacum deduxit
Creg. Turon. Hist., lib. V, pag. 249.
(i) His diebus Gunlchramnus Boso filias suas à Pictavo auferre conabatur.
Greg. Turon. ibid,
(a) Dracolenus se super euni objecit : sed illi, sicut erant parati, resistentes,
se defensare nitebanUii . ihid.
NOUVELLES LETTRES St'U LHISTÛIUE DE FRANCE. 177
])rends ce que tu voudras de mes efl"els, je l'abandonne tout jusqu'à
rester nu; mais que je puisse me rendre avec mes filles où j'ai l'in-
tention d'aller (1). » En entendant ces paroles, Drakolen, qui se
croyait le plus fort, fit un éclat de rire, et montrant un paquet de
cordes suspendu à l'arçon de sa selle, il dit au messager : « Voici
la corde avec laquelle j'ai lié les autres coupables que je viens de
mener au roi, elle servira pour lui (2), » Aussitôt, donnant de l'é-
peron à son cheval, ilcourut sur Gonlhramn-Bose et lui porta un
coup de lance; mais ce coup fut mal dirigé, et le fer de la lance se
détachant du bois tomba à terre. Gonthramn saisit le moment avec
résolution, et fra|)pant Drakolen au visage, il le fit chanceler sur
les arçons; un autre le renversa et l'acheva d'un coup de lance à
travers les côtes. Les Neustriens, voyant leur chef mort, tournèren
bride, et Gonthi-amn-Bose se remit en rout(!, non sans avoir soi-
gneusement dépouillé le cadavre de son ennemi (5).
Après cette aventure, le duc Gonthramn chemina tranquillement
vers l'Austrasie. Arrivé à Metz, il reprit la vie de grand seigneur
frank, vie d'indépendance farouche et désordonnée, qui n'avait rien
(le la dignité du patriciat romain , rien des mœurs chevaleresques
des cours féodales. L'histoire dit peu de choses de lui durant un
intervalle de trois années ; puis, tout d'un coup, on le voit à Con-
stantinople, où il paraît avoir été conduit par son humeur inquiète
et vagabonde. Il ne revient de ce long voyage que pour prendre
(i) (iuntchramnus verô misit iinum de amicis suis ad eum, dicens : « Vade et
die ei : scis enim quèd fœdus inler nos initum habemus, rogo ut le de meis re-
moveas insidiis. Qiiantumvis de rébus tollere non prohibée : tanlum mihi eisi
nudo licealcuni filiabus meis accedere qu6 voluero. » (^reg. Turon. Hist.,lib, V,
pag. 249.
(2) <« Ecce, inquit, funiculum, in quo alii ( ulpabiles ad regem, me ducente ,
directi sunt ; in quo et hic hodie ligandus illùc deducelur vinctus. Greg.
Turon. ib'id,, pag. aSo.
(3) Elevatoquc conto , Dracolenum artat in faucibus. Suspensumque de equo
sursùm, unus do amicis suis cum lanceâ latere verberalum finivit. Fugatisque
sociis, ipsoque spohato , Guntcliramnus curu filiabus liber abscessit Greg. Turon.
ibid.
I7S iir.viii. iu;n ui:lx mo.mjks.
pari à la {jraiitlf mtrijîiic dii sirclc, uiio iiilnjjiic qui r(>miia la (iaulc
tiilii'ir, et tlans laijiu'IU^ l'ospril de livalilc ilcs Fraiiks-Aiistiasicus
l'onlre leurs livres de l'oiiesl lit alliance avec la haine nalioiiale des
(iaiilois méridionaux, pour la destruction des deux royaumes dont
Soissons et Cliàlons-sur-8aùiie étaient les capiuiles.
Augustin Thierry.
LETTRES
D'UN
VOYAGEUR.
aiTa'
Je l'ai raconlé bien «les fois un rêve que je fais souvent e( qui m'a tou-
jours laisse, après le réveil, une impression de l)onlieui' et de méianeolie.
Au commencement de ce lève, je me vois assis sur une rive déserte, el
une barque, pleine d'amis qui chantent des airs délicieux , vient à moi sur
le neuve rapide. Ils m'appellent, ils me tendent les bras, et je m'élance
avec eux dans la barque. Ils me disent : « Nous allons à... ( ilsnonmieni
un pays inconnu ), hàtons-nous d'arriver. On laisse les inslrumens, on
interrompt les chants. Chacun prend la rame. Nous abordons... à quelle
rive enclianlée? Il me serait impossible de la décrire; mais je l'ai vue vingt
fois, je la connais; elle doit exister quelque part sur la terre ou dans (juel-
• prune de ces planètes dont tu aimes à contenqdcr la pâle lumière dans
les bois au coucher de la lune. — Nous sautons à terre; nous nous élan
(i) Voyez la première lettre, livraison du i5 mai i834.
ISi» HKViiK nrs i»r.i \ m<»M)i:s.
çons. on comaiil cl ni rliaiil.iiil , à havois los buissons eiulKuitncs. Mais
alors loiil (lis|>at'ait , ol je lu'i'voillo. J'ai rccoimiicnct' soiivciil ci- lu;a«i
rt^ve, et je n'ai jamais |ni le mener plus loin.
Cequ'il y a d'elranijc, c'est que ees aniis(|ui me convient et (|iii ni'en-
trainent , je ne les ai jamais vus dans la vie réelle. (^)uan(l je m'éveille,
mon iniaiiination ne se les représente pins, .l'onblie leurs traits, leurs
noms, leur nombre et leur dge. Je sais confusément qu'ils sont tous beaux
et jetmes; boinmeset femmes sont couronnés de fleurs, el leurs cbeveux
flotlent sur leurs épaules. La barque est prandc el elle est pleine. Ils ne
sont pas divisés |)ar coiq)les, ils vont pCle-mt'^Iesansse clioisir , el semblent
s'aimer tous éf^alemenl, niais d'un amour tout divin. Leurs chants el
leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois que je fais ce rêve , je
retrouve aussitôt la mémoire des rêves précédens où je les ai vus. INlais
elle n'est distincte que dans ce moment-lù; le réveil la trouble el l'efface.
Lorscpie la barque parait sur l'eau, je ne songe à rien. Je ne l'attends
pas; je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus
souvent, c'est de laver mes pieils dans la première onde du rivage. Mais
cette occupation est toujours inutile. Aussitôt (pie je fais un pas sur la
irrève, je m'enfonce dans une fange nouvelle, et j'éprouve un sentiment
de détresse puérile. Alors la barque parall au loin; j'entends vaguement
les chants. Puis ils se rapprochent, el je reconnais ces voix qui me sont si
chères. Quelquefois après le réveil , je conserve le souvenir de quelques
lambeaux des vers (ju'ils chantent; mais ce sont des phrases bizarres et
(jui ne présentent plus aucun sens à l'esprit éveillé. Il y aurait peut-être
moyen, en lescommenlanl, d'écrire le poème le plus fanlasti(iue que le siècle
ait encore produit. Mais je m'en garderai bien, car je serais désespéré de
composer sur mon rêve , et de changer ou d'ajouter quekpie chose au
vague souvenir qu'il me laisse. Je brûle de savoir s'il y a dans les songes
quelfiue sens prophétique, quelque révélation de l'avenir, soit pour cette
vie, soit pour les autres. Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'apprît ce
qui en est, et qu'on m'ôtàt le plaisir de chercher.
Quels sont ces amis inconnus qui viennent m'appeler dans mon som-
meil et qui m'emmènent joyeusement vers le pays des chimères? D'où
vient (jue je ne peux jamais m'enfoncer dans ces perspectives enchantées
que j'aperçois du rivage? D'où vient aussi que ma mémoire conserve si
bien l'aspect des lieux d'où je suis parti et de ceux où j'arrive , et qu'elle
est impuissante à se retracer la figure et les noms des amis (|ui m'y con-
duisent? Pourquoi ne puis-je soulever, à la lumière du jour, le voile ma-
gique qui me les cache? Sont-ce les âmes des morts qui m'apparaissent ?
Sont-ce les spectres de ceux que je n'aime plus? Sonl-ce les formes con-
LETTRES n'ux VOYAGEUR. 181
fuses où mon anir doil puiser de nouvelles adorations? Sonl-ce seulement
des couleurs mêlées sur une palette par mon imagination qui travaille en-
core dans le repos des nuits?
Je te l'ai dit souvent, le matin , tout fraîchement débarque de mon île
inconnue, tout pâle encore d'émotion et de regret : rien dans la vie
réelle ne peut se comparer à l'affection <}ue m'inspirent ces êtres mysté-
rieux , et à la joie (jue j'éprouve à les retrouver. Elle est telle que
j'en ressens l'impression physique après le réveil , et que pour tout
un jour je n'y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si beaux,
si purs, à ce qu'il me semble! Je me retrace, non pas leurs traits, mais
leur physionomie , leur sourire et le son de leur voix. Ils sont si heureux ,
et ils m'invitent à leur bonheur avec tant de tendresse ! Mais (luel est-il ,
leur bonheur?
Je me souviens de leurs paroles : — « Viens donc, nie disent-ils; que
fais-tu sur cette triste rive? Viens chanter avec nous; viens boire dans
nos coupes. Voici des fleurs; voici des instriimens. — « Et ils me pré-
sentent une harpe d'une forme étrange, et que je n'ai vue que là. Mes
doigts semblent y être habitués depuis long-lemps; j'en tire des sons di-
vins, et ils m'écoutent avec attendrissemenl. — O mes amis! ômesbien-
aimés! leur dis-je, d'où venez- vous donc , et pourquoi m'avez-vous aban-
donné si long-temps ? — C'est loi , me disent-ils , qui nous abandonnes
sans cesse. Qu'as-lu fait, où as-tu été depuis que nous ne t'avons vu?
Connue te voilà vieux et fati2:ué ! connue les pieds sont couverts de boue !
Viens te reposer et rajeuniravec nous. Viens à où la mousse est comme
un tapis de velours où l'on marche sans chaussure Non! ce n'est pas
comme cela qu'ils disent. Ils disent des choses bien belles, et que je ne
peux pas me rappeler assez pour les rendre. Moi, je m'étonne d'avoir pu
vivre h)in d'eux, et c'est ma vie réelle (jui alors me semble un rêve à demi
effacé. Je vais leur demainlanl aussi où ils étaient pendant ce temps-là.
— Comment se fait-il, leur dis-je, que j'aie vécu avecd'aulresêlres, que
j'aie connu d'auties amis? Dans (|uel monde inaccessible vous étiez-vous
retirés ? et comment la mémoire de noire amour s'était-elle perdue? Pour-
quoi ne m'avez-vous pas suivi dans ce monde où j'ai souffert ; d'où vient
que je n'ai pas songé à vous y chercher? — C'est que nous n'y sommes
pasj c't si que nous n'y allons jamais, nie répondent-ils en souriant. Viens
par ici, par ici avec nous. — Oui, oui! et pour toujours, leur «iis-je. ne
m'abandonnez pas, ô mes frères chéiis! ne me laissez pas emporter
par ce flot qui m'entraîne toujours loin de vous ; ne me laissez plus remet! re
le pied sur ce sol mouvant où je m'enfonce jus(|u'à ce que vous ayez dis-
paru à mes yeux, jusqu'à ce que je me trouve dans une aulre vie, avec
TOME m. — SUPPLÉMENT. 1-
|S:i RKVUK lU'.s \)\X\ MUNUKS.
«l'aiilres iiiiiis ijni ii<- miiis v.iNmiI |»:is. — l'on ri ingrat (|iic lu cs ! inc
ili.s(*iit-ils, en mu lailLiiil iciuliTiiiciit . lu vcu\ loujours y icloiii'iicr, cl ,
i|uauil lu en rt'>i('iis. lu iii* nous iccouiiiiis |»lus. — Oli ! si, je vous ic-
rouu.iis' A [iirst'iU il iu«' sfnible <|ii«'je ne nous ai jamais (|uill(>s. Vous
voilà loujours jouucs , loujouis lieuicux. — Alors, je les nomme tous, el
ils m'embrassent en me ilonnanl nn nom t\iie je ne me rappelle pas , et
i|iii n'est pas celui que je porte dans le monde des vivans.
Celle apparition d'une lrou|>e d'amis dont la banpie me porte vers une
rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma
vie. Je me souviens fort bien (juc dans mon berceau , dès l'àtcc de cin(| ou
six ans, je voyais en mciulormant une troupe de beaux enfans couronnes
de Heurs , (pu m'appelaient cl me faisaient venir avec eux <lans une t;randc
(•0(piille de nacre, flottante sur les eaux, et qui m'emmenaient dans un
jardin magnilique. Ce jardin était différent du rivafçe imaginaire de mon
île. Il y a entre eux la même disproportion qu'entre les amis enfans et
les amis de mes rêves d'aujourd'hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes
prairies , des libres torrens et (k's jdanles sauvajjes que je vois maintenant,
je voyais alors un jarilin régulier, des gazons taillés, des buissons de Heurs
à la portée de mon bras, des jets d'eau parfumée dans des bassins d'ar-
gent , et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine. Je ne sais
pounpioi les roses bleues me semblaient les fleurs les plus surprenantes et
les plus désirables. Du reste , mon rêve ressemblait aux contes de fées
«lont j'avais déjà la tête nourrie, mais aux souvenirs desquels je mêlais
toujours un peu du mien. ÎMaintenant il ressemble à la terre libre et
vierge (pie je vais cberchant , et (jue je peuple d'affections saintes et de
bonheur impossible.
Eh bien ! il m'est arrivé , l'autre soir, de me trouver en réalité <lans
une situation qui ressemblait un peu à mon rêve, mais qui n'a pas fhii de
même.
J'étais au jardin public vers le coucher du soleil. Il y avait, comme
à l'ordinaire, très peu de promeneurs. Les Vénitiennes élégantes craignent
le chaud et n'oseraient sortir en plein jour , mais en revanche elles crai-
gnent le froid et ne se hasardent guère dehors la nuit. Il y a trois ou
cpiatre jours faits exprès pour elles dans chaque saison où elles font lever
la couverture de la gondole, mais elles mettent rarement les pieds à terre ;
c'est une espèce à part, si molle et si délicate, qu'un rayon de soleil ter-
ni: leur beauté, et qu'un souffle de la brise expose leur vie. Les hommes
civilisés cherchent de préférence les lieux où ils peuvent rencontrer le
iteau sexe. Le théâtre, les ninversazioni, les cafés el l'enceinte abritée
<le la Piazzelta à sept heures du soir. Il ne reste donc aux jardins que
LKTÏP.KS d'un VOYAGEL'Ri 185
((uelqiies vieilianls grognons, (iiielqiies fumein-s stupides, et (inelques bi-
lieux mélancoliques. Tu me classeras dans Inqnelle des (rois espèces il te
plaira.
Peu à peu je me trouvai seul, et l'élégant café qui s'avance sur les
lagunes, éteignait ses bougies plantées dans des iris et dans des algues de
ciislal de Murano. Tu as vu ce jardin l)ien humide et bien triste la der-
nière fois ! Moi, je n'y allais pas chercher de douces pensées , et je n'es-
pérais pas m'y débarrasser de mon spleen. l\Iais le printemps ! comme tu
dis, qui pourrait résister à la vertu du mois d'avril? A Venise, mon ami ,
c'est bien plusviai. Les pierres même reverdissent, les grands marécages
infects que fuyaient nos gondoles il y a deux mois , sont des prairies
aciuaticpies couvertes de cressons, d'algues, de joncs, de glayeuls et de
mille sortes de mousses marines d'où s'exhale un parfum tout particulier,
cher à ceux qui aiment la mer, et où nichent des milliers de goélands,
de plongeons et de cannes petières. De grandes hirondelles toutes noires
rasent incessamnirnt ces prés floltans ou ciu-Kpie jour le llux et leretlux
font passer les flots de l'Adriatique, et apportent des milliers d'insectes,
de madré[)ores et de cof|uillages.
Je trouvai, au lieu de ces allées glaciales que nous avions fuies ensemlile,
la veille de ton départ, et où je n'avais pas encore eu le courage de re-
tourner, un sable tiède et des tapis de pâquerettes, des bosquets de su-
macs et de sycomores fraîchement éclos au vent de la Grèce. Le petit pro-
montoire planté à l'anglaise est si beau, si touffu, si riche de fleurs, de
parhmis et d'aspects , que je me demandai si ce n'était pas là le rivage ma-
gique (pie mes rêves m'avaient fait pressentir. Mais non, la terre promise
est vierge de douleurs, et celle-ci est déjà trempée de mes larmes.
Le soleil était descendu derrière les monts Vicenlins. De grandes nuées
violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La lour de Saint- JMarc,
les coupoles de Sainte-Marie, et celle pépinière de flèches et de minarets
qui s'élève de tous les points de la ville, se dessinaient en aicruiiles noires
.sur le ton étincelant de l'horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dé-
gradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt; et l'eau, calme
et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de celle immense
irisation. Au-dessous de Venise, elle avait l'air d'un grand miroir de
cuivre rouge. Jamais je n'avais vu Venise si belle et si féerique. Celle
noire silhouclle jetée entre le ciel el l'eau ardente , comme dans une mer
de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d'archilecture que le
poêle de l'Apocalypse a dû voir flotter siu- les grèves de Patmos, quand il
rêvait sa Jérusalem nouvelle, el (pi'il la comparait à une belle épousée de
la veille.
12.
ISi Ili:VL"K 1)I".S Iil I \ MllMd s.
I'«'ii il |MMi les ('i)iil('tirs s'obsciiiTiiciil , li-s (•(iiilt)nis (Icviiiniil plii'.
iii.issifs, l«'s iiroroiiiloiii's plus inyslrriensos. Venise prit rasperl (Tniie Molle
immense, |)iiis d'un iiois de liaiils evpn^s (»n les canaux s'enfonçaieiil
«•omme de iriands olieniins de sable arpenté. Ce sont là les inslans où
l'aime ;^ iei:ard<'r an loin. Quand les formes s'elTaeenI , (|uand les objets
semblent trendtler dans la brmue; «|uand mon ima-jinalion peut s'élanrer
dans lin eliam|) immense de eonjeclures e| de caprices; quand je peux , en
clignant un pen la pau[iière, renverser el bouleverser nneeité, en faire
une forél , un camp ou un cimetière; ipiand je peux niélainor[thoser en
neuves paisibles les grands ebemins blancs de poussière , el en lorrens
rapides, les petits sentiers de snble (pii descendent en serpentant sur la
sombre verdure des collines, alors je jouis vraiment de la nature, j'en
dispose à mon gré. je rèirne sur elle, je la traverse d'un regard, je la
{teiiple de mes fantaisies.
Quand j'étais adolescent , el ipie je gardais encore les troupeaux dans
le plus paisible et le plus nisliipie pays du monde, je m'étais fait une
grande idée de Versailles, de Saint-Cloml, de Trianon, de tous ces anti-
ques palais dont ma grand'mère nie parlait sans cesse comme de ce (pi'il
y avait de plus beau à voir dans l'univers, ,1'allais par les ebemins au com-
mencement de la nuit, ou à la première blancheur d\i jour, et je me
créais à grands ti aits Trianon , Versailles et Sainl-Cloud dans la vapeur
i]ui flottait sur nos champs. Une baie de vieux arbres mutilés par la coi-
gnée. au bord d'un fossé, devenait un peuple de tritons et de nayades de
marbre enlaçant leurs bras armés de conques marines. Les taillis et les
vitrnes de nos coteaux étaient les parterres d'ifs el de buis, les noyers de
nos aiiérets , les majestueux ombrages des grands parcs loyaux ; el le filet
de fumée qui s'élevait du toit d'une chaumière cachée dans les arbres, et
dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et trend)lante , devenait
à mes yeux le grand jet d'eau que le plus simple bourgeois de Paris avait
le privilège de voir jouer aux grandes fêtes, et qui était pour moi alors
une des merveilles du monde fantastique.
C'est ainsi ipi'à irrands frais d'ima^îination je me dessinais dans un
vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j'ai vues depuis.
C'est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope, «pie
j'.ii trouvé d'abord le vrai si petit el si peu majestueux. Il m'a fallu du
temps pour l'accepler .sans dédain, et pour découvrir enfin en lui des
beautés particulières et des sujels d'admiration autres «pie ceux que j'y
avais cherchés. Mais dans le vrai , quelque beau «pi'i! soit, j'aime à bâtir
encore. Cette méthode n'est ni d'un artiste, ni d'un poète, je le sais.
C'est le fait d'un fou. Tu m'en as souvent railh-, toi «[iii aimes les grandes
LKTTKKS b'c.N VOYACiail. l8o
lij^iies pures, les eonloius li.iicliiuenl dessines, la liiinièie riche cl spleii-
(liilc. Tu veux abonier ftancliemeiil dans le beau, voir et seulir ce qui
est, savoir [>our(]uoi elconinieut la nature est dij^ne de ton admiration et
de (on amour. J'expli(|uais cela à notre ami , un de ces soirs , conmie nous
passions ensemble en i;ond(»le sous la sombre arcade (in pont des Soupirs.
Tu te souviens île celte pelite lumière qu'on voit au i'ond du canal et qui se
rellète et se nndtiplie sur les vieux marbres luisans de la maison de Bianca
Capello. Il n'y a pas dans Venise un canalello plus mystérieux et plus
inélancoli(|ue. Celte lumière unique qui brille sur Ions les objets et qui
n'en éilaire aucim , {|ui danse sm- l'eau et semble Jouer avec le remous des
baripies qui passent, connne un follet atlaclic à les poursuivre , me lit
souvenir de celle grande ligne de réverbères (pii Irenible dans la Seine et
qui dessine dans l'eau dos zig-zags de feu. Je racontai à Pielro comme
(juoi j'avais voulu un soir te faire goûter cette illumination aquati(pie, et
connne quoi, après in'avoir ri au nez, tu m'embarrassas beaucoui)avec cette
question : — En quoi cela est-il beau? — Et (pi'y Irouviez-vous de beau
en effet, me dit notre ami? — Je m'imaginais, réiiondis-Je, voir dans le
jellelde ces lumières des colonnes de feu et des cascades d'élincellesipii
s'enfonç^aient à perle de vue tians une grotte de crislal. La rive me [larais-
sait soutenue et portée par ces piliers Imninenx , et j'avais envie de sauter
ilans la rivière, pour voir (pielles éiianges sarabandes les esprits de l'eau
dansaient avec les esprits du feu dans ce palais enchanté. — Le docteur
haussa les épaules, et je vis qu'il avait un profond mépris |)Our ce galima-
tias. Je n'aime pas les idées fantastiques, dit-il, cela nous vienl des
Allemands, et cela est tout-à-fait contraire an vrai beau (jne cherchaient
les arts dans notre vieille Italie. Nous avions des couleurs ; nous avions
des formes dans ce temps-là. Le fantastique a passé sur nous une éponge
trempée dans les brouillards du Nord. Pour moi , je suis comme notre ami,
conlinua-t-il, j'aime à contempler. Anuisez-vous à rêver si cela vous
plaît.
Je te demande, une fois pour toutes, une licence en bonne forme
pour le chapitre des digressions, et je reviens à la soirée du jardin public.
J'étais absorbé dans mes fantaisies accoutumées, lorsipie je vis sur
le canal de Saint-Georges, au milieu des points noirs dont il était parsemé,
un point noir qui filait rapidement, et qui laissa bientôt tous les autres en
arrière. C'était la nouvelle et pimpante gondole du jeune Catidlo. Quand
elle fut à la portée de la vue, je reconnus la Heur des gondoliers en veste
de nankin. Cette veste de nankin avait été le sujet d'une longue discus-
sion a casa dans la malinée. Le docteur, voulant la mettre à la reforme,
sous prétexte d'une augmentalion d'embonpoint dans sa persomie, l'avait
IS<» RKVl'i: I>1> OKLX MoMil.s.
ilodm (■ ,1 siiii jciiiif liôrc Ciiilin. M.iis Caltillu. cl.iiit siirvciiii . sollicil.i Ir
|KMir|K)iiit ;iv«*r mu' iriace irrcsisliltlf. iMa ;:oii\fiiiaiile (ialtiiia, (|iii ne
voit lusd'iiii mauvais cvil le scapiilaiiT siispciulii au cuu blanc et rainasse
(hi îjondiilit'r, observa (|ue le seiiineur .Iules avail l)CMU('on|i f^iantli eelte
aniK-e, el (pie la veste hii serait trop eourle. En eonsétpience(;aliiil<», ipii
esl cpialre fois irrand ol jîros comme les deux frères enseniMe, se (il fort
d'endos-er im vêlement trop roml |)(uii- i'im, trop elroil i>om l'autre. .le
ne .sius |)ar (piel procédé miraculeux le iMiiiotaiire en vint à bout sans le
faire cracpier; mais il esl certain ipie je le vis apparaître sur la lai,Mnie dans
le propre vOlement d'été du docteur. A la vérité, ce riche équipaijfc nui-
sait un peu à la souplesse de ses mouvemens , et il ne se balançait pas sur
la poupe avec toute l'éléj^ance accoutumée. Mais avant d'enfoncer la rame
dans le tranijuille miroir de l'onde . il jetait de temps en temps un regard
de satisfaction sur son iniaijje resplendissante, el charmé de sJi bonne
tenue, péncué de reconnaissance poiu" l'anie iréiK'reiise de son patron, il
enlevait la i^oiidole d'un bras vijjoureux et la faisait bondir sur l'eau connue
une siu-celle.
Giulio était à l'antre bout de la gondole, et le secondait avec toute l'ai-
sance d'un enfant de l'Adriatique. Notre ami Pietro était couché indo-
lemment sur le tapis , et sa belle FJeppa , a.ssise sur les coussins de maro-
quin noir, livrait au vent ses lony;s cheveux d'ébène, (jui se séparent sur
son noble front et tombent en rouleaux souples el nonclialans jusque sur
.son sein. Nos mères appelaient , je crois, ces deux longues boucles repen-
tirs. Je m'en suis rappelé le nom précieux en les voyant autour du visage
triste et passionné de Beppa. La barque se ralentit tandis que l'un des
rameurs prenait haleine, et quand elle fut près de la rive ombragée,
elle se laissa coider mollement avec l'eau qui caressait les blancs escaliers
de marbre du jardin. Alors Pierre pria Beppa de chanter, (iiulio prit sa
guitare, el la voix de Beppa s'éleva dans la nuit connue l'appel d'une sy-
I ène amoureuse. Elle chanta une strophe de romance que Pierre a com-
po.sée pour je ne sais quelle femme , pour Beppa peut-être :
Ton lei sull' cnda placida
Errai délia laguna ,
Ella gli sguardi iminobili
lu te fissava, o kina!
E a che pensa va allor.'
Era un moi rente palpito .'
Era un nascpute amor.'
—Te voilà, Zorzi? me cria-t-elle en m'apercevant au-dessus de la rampe.
LKTTHES I)'u^ VOVAGLUll. 187
Que tais-lii là loiil seul , vil.iiu boudeur i' Viens avec nous prendre le calé
au Lido. — Et lunier une belle [ùpe de caroubier, dit le docteur. — Et
prendre un peu la rame à ma place, dit Giulio. — Ah! pour cela, je le
remercie, répondis-je; cpiant au docleur, toutes ses pipes ne valent pas
imc de mes cigarettes; mais pour loi, aimable Beppa, (pielle excuse pour-
rai-je trouver? — Viens donc, dit-elle. — Non, repris-je, j'aime mieux
confesser (|ue je suis un butor et rester où je suis. — J' i ! le vilain carac-
tère, dit-elle, en me jetant son bou(piet à demi eflcuillé à la ligure. Est-
ce que tu ne deviendras jamais plus aimable (jue cela , mio Zorzi bene-
delto? Et pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous:-' — Que sais-je?
rcpondis-je. Je n'en ai nulle envie , et pourtant j'ai le plus grand plaisir du
inonde à vous rencontrer. — Calullo, qui est sujet, comme tous les ani-
maux domestiques de son espèce , à se mêler de la conversation , et à don-
ner sou avis, haussa les épaules et dit à Giidio, d'un air fm et entendu :
Forestol — Oui, précisément, répondit Giulio, entends-tu, Zorzi, voilà
Cfilullo qui le traite de malade extravagant. — Peu m'importe, repris-je,
je ne suis pas des vôtres. Tu es trop belle ce soir, o Bepjja; le docteur est
trop ennuyeux, le justaucorps de (^atulio m'est insupportable à voir, et
(jiulio est trop fatigué. Au botit d'un quart-l'heure de hien-èlre, les yeux
de Beppa me feraient extravaguer, et il m'arriverail peut-être de faire
pour elle des vers aussi mauvais que ceux du docleur; le docteur en serait
jaloux. Calullo doit nécessairement crever d'apoplexie avant d'arriver au
J.ido, el Jules me forcerait de ramer. Bonsoir donc, ô mes amis; vous
êtes beaux comme la lune el rapides comme le vent, votre harque est venue
à moi comme une douce vision. Allez-vous-en hien vite avant que je m'a-
perçoive (|ue vous n'êtes pas des spectres.
— Qu'a-t-il mangé aujourd'hui? dit Beppa à ses compagnons. — llibu ,
répondit gravement le docteur. — Tu as deviné juste, ô mon grand Es-
culape, lui dis-je. Pois, salade et fenouil. J'ai fait ce que lu appelles un
dîner |iylhagorique. — Régime très sain, répondit-il, mais trop jieu sub-
stantiel. Viens avec moi manger un riz aux huîtres el boire une bouteille
de vin de Samos à la Quinlavalle. — Va au diable! enipoisonueur, lui
dis-je. Tu voudrais m'abrulir par des digestions laborieuses et m'affadir
le caractère par de liquoreuses boissons, pour me voir élenilii ensuite sur
ce lapis connue un vieux épagneul an retour de la chasse , et pour n'avoir
|iliis à rougir de ton intempérance et de ton inertie, Vénitien que tu es.
— El que prélends-lu faire à Venise, si ce n'est le far nienle? dit Btpjta.
— Tu as raison, benedelta, lui répondis-je; mais lu ne sais pas que mou
far uiente est délicieux là oii je suis à le regarder? Tu ne sais pas quel
plaisir j'ai à voir courir celle gondole sans me donner la moindre peine
ISS
itKvn: i)i;s dki \ momjks.
IHiui la faire allrr. il me sniiblc alors (|iio je dors, et qno je fais nu rôve
i|iii m'i'sl bien «lier, ô ma Htppa, et dans letjucl tie mystérieuses créaltires
m'a|'|)ar.iiss('iit dans une bannie et passent comiiie loi en cliantanl. —
(^)iielles sont ees mystérieuses crealnros? demanda-t-elle. — Je rifrnoie,
répondis-je; «"e ne sont pas des honunes, ils sont trop bons cl tro|) beaux
poiw ce!.! , el pourtant ee ne sont pas des animes, Beppa, car lu n'es pas
avec eux. — Viens me raconter cela, dil-elle, j'aime les rêves à la folie.
— Demain, lui dis-je, aujourd'Iun rends-moi un peu l'illusion du mien.
Clianle, lUppa, ebanle avec ce beau timbre ii;utlural (pii s'éclaircil el
s'épure jusipi'aii son de la eloclie de cristal, clianle avec celle voix indo-
lente qui sait si bien se passionner, el qui ressemble à une odaliscpie pa-
re.'î.sense (]ui lève peu à peu .son voile el finit par le jeter pour s'élancer
blanclie el nue dans son bain parfiimé, on plutôt à un sylplie qui dorl
dans la brume embaumée du crépuscule, el qui déploie peu à peu ses
ailes pour munter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante, Beppa,
chante, et éloisne-loi. Dis A les amis d'aiiiter les rames comme les ailes
d'un oiseau des mers, el de t'emporler dans ta gondole comme une blan-
che Lé. la sur le dos brun d'un cygne sauvage. Va, romanesque lille,
passe el chante, mais sache que la brise .soulève les plis de ta mantille de
dentelle noire, et que celle rose mystérieusemenl cachée dans les cheveux
par la main de ton amant va s'effeuiller, si lu n'y prends garde. Ainsi
s'envole l'amour, Beppa , quand on le croit bien gaidé dans le cœur de
celui (ju'on aime. — Adieu, maussade, me cria-l-elle, je te fais le plaisir
de te ([uiller. mais [lour le |ninir, je chanterai en dialecte, et tu n'y com-
prendras rien. Je souris de celte prétention de Beppa d'ériger son palois
en langue inintelligible à des oreilles françaises. J'écoulai la barcarole,
qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil [larler vé-
nitien, fait, à ce qu'il semble , pour la bouche des enfans.
Coi pensieri maiiinrouici
No le slar a tornientar.
Vien cou mi, montemo iii goiulola
Ândareuio iu uiezo al mar.
Co , spandeiido el liime palido
Sora l'aqiia inarzcnlada
La se specia e la se cocola
Coine dona iiianiorada.
Pasarenio i |)orti e l'isole
(',he contorna la cilà ;
El sol more senza nuvolc
K la luiia nasraià.
Sla bavela die le zogola
Sui coveli siiibovolai ,
No xc lorbiii délia polveie
Dele rode e dei cavai.
Slo remelo clie ne dondola
lusordirne no se sente
LETTRES D U.N VOYAGELK.
189
Corne i sciocJii de le scurie
Corne i urli de la zeate.
In ua stalo al too consiniile
Mo tiovà ciiu}iiani indrio,
Co sto seniplice riniediu
Dal to mal me sou ^iiario.
Ti xe bella , ti xe zovene ,
Ti xe fresca corne un fior,
Vieil per tuti le so lagreiiu;
Ridi adeso e fa 1' amor.
In conchiglia i greci , Venere,
Se sognava un altro dî;
Forse , visto i aveva in gondola
IJna bêla corne ti.
La nuit était si calme et l'eau si sonore , (jue j'entendis la dernière
strophe distinctement, ([uoique les sons n'arrivassent plus à mon oreille
que comme l'adieu mystérieux d'une ame perdue dans l'espace. Quand
je n'entendis [)lus rien, je regrettai de ne pas être avec eux. Mais je m'en
consolai en me disant que si j'y étais allé, je serais déjà en train de m'en
repentir.
Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son semblable : tout
porte au spleen , tout tourne au suicide ; et il n'y a rien de plus triste an
monde , et siu'tont de plus ridicule qu'un pauvre diable qui tourne autour
de sa dernière heure et qui parlemente avec elle pendant des semaines et
des années, conmie l'homme deShakspeare avec la vengeance. Les gens
s'en moquent. Ils sont autour de lui à le regarder et à crier connue les
spectateurs d'un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le tremplin.
— Il sautera ! Il ne sautera pas ! — Les hommes ont raison de rire au nez
de celui qui ne sait ni les quitter ni les supporter , (jui ne veut pas renon-
<"erà la vie et qui ne veut pas l'accepter comme elle est. Ils le punissent
ainsi de l'ennui impertinent qu'il éprouve et (pi'il avoue. I\Iais leur justice
est dure. Ils ne savent pas ce qu'il a fallu cie souffrances et de déboires
pour amener à ce pf)int de préoccupation inconvenante un caractère tant
.soit peu orgueilleux et ferme.
Je conseille donc à tous ceux (pii se trouveront, soit par habitude, soit
par accident , dans une semblable disposition , de faire des repas légers
pour éviter l'irritation cérébrale de la digeslion , et de se promener seuls
au bord de l'eau , les mains dans les poches, un cigarre à la bouche, pen-
<lanl un certain nombre d'heures, proportionné à la force et à la ténacité
de leur mauvaise humeur.
Je rentrai à miiuiil, et je trouvai Pierre cl Bep|)a cpii chaulaient dans
la (jalerie; c'est Giulio qui l'a décorée de ce titre ponq)eux en attachant aux
murailles quatre paysages peints à l'huile où le ciel est vert, l'eau rousse,
les arbres bleus , et la terre couleur de rose. Le docteur prétend faire sa
l'JO KEVUK DES DELX JUJMiES.
rurliiiio ou les vcikI^iiU à *|iicl(|ii(' An^'lais iinbirillo, cl (liiilii) iricltnd
r:iiiT inscrire le nom de noire italaisdnns l.i nouvelle édition <lu C.iiid*; du
voyaeeiu à \ cuise. Poiu' s'inspirer, sausdoule, de la vue des bois cl des
uiouLc'iics , le docleiu' a fait placer le jtetil piano (|iù lui sert à improvi-
ser, sous le plus enfume de ces paysai^es. Les heures où le doclcur impro-
vise sont les plus béates de noire journée à tous. Ik'ppa s'assied au piano
et exécute lentemenl avec une main un |)elil lliènic nmsical (|ui sert à
l'improvisateur pour suivre son rhylbnie lyri(|ue, et ainsi éclusenl dans
une matinée des myriades de strophes [lendant lescjuelles je m'endors {iro-
fonilémeiit dans le hamac; C/iuiio roule à cheval sur la rampe {l\\ balcon,
au grand ristpie de lomher dans ((uelrpie ban|ue , et de se réveiller à
(^hioggiaou à Palestrine. Beppa elle-même laisse ses grands cilsn(»irs s'a-
baisser sur ses joues pâles, el sa main continue l'action mécanirpie du
doigter, tandis que son imagination fait (juelque rêve d'amour à travers
les nuages du sommeil , et que le ohat roulé en pelotte sur les cahiers de
musique exhale de temps en temps un miaulement plein d'emmi et de
uiélancolie.
Ce soir-là , Heppa élail seide avec Pierre et Vespasiano ( c'est le nom du
chat). — Miracle, docteur ! dis-je eu entrant ; conmienl as-tu fait pour veiller
si tard? Nous étions inipiiets, me dit-il d'un ton grondeur, tandis que sa
dernière rime expirait encore amoroso sur ses lèvres, et vous savez que
nous ne dormons pas quand vous n'êtes pas rentré. — Ah çà ! mes amis ,
répondis-je , votre tendresse est une persécution. IMe voilà obligé d'avoir
desremorils de votre insomnie, cpiand j'ai cru faire la promenade la plus
innocente du monde. — I\lon cher enfant, me dit Jiep[)a en me prenant
les mains, nous avons une prière à te faire. — Qui est-ce qui pourrait te
refuser (juelque chose , Beppa ? Parle. — Donne-moi la parole d'honneur
de ne plus sortir seul après la nuit tombée. — Voilà encore tes folles sol-
licitudes, ma Beppa , lu me traites comme un enfant de quatre ans, quand
je suis plus vieux (|ue ton grand-père. — Tu es environné de iJaiigers,
me dit Beppa avec ce petit Ion de déclamation .senlimenlale (jui lui sied si
bien; celle qui te [wursuit est ca|)able de tout. Si lu aimes un peu la vie
à cause de nous, Zorzi, enftrme-toi à la maison, ou quitte le pays pour
(pielque temps.
— Docteur, ré[)ondis-je , je te prie de tàter le pouls de notre Beppa.
Certainement elle a la lièvre et un peu de délire.
— Beppa s'exagère le danger, dit-il ; d'ailleurs ce danger, quelcju'il fût,
ne saurait commander à un homme une chose aussi ridicule (pie de fuir
devant la colère d'une femme. Pourtant il ne faut pas Irop rire dans ce
pays-ci de certaines menaces de vengeance , et il serait prudent de ne
LETTRES D L.N VOYAGEUR. lîJI
pas lani œurir st'iil à des lieiues intliies, el par les quartiers les plus dé-
serls el les plus dangereux de Venise.
— Dangereux '. lui dis-je en haussant les épaules, allons! voilà de la
piétcniion. Mes pauvres amis! vous vous battez les flancs, pour soutenir
raniitjîie réputation de votre patrie; mais vous avez beau faire, vous
n'êtes plus rien , pas même assassins ! Vous n'avez pas une femme capable
lie loucher à lui poignard s;ins tomber évanouie ni plus ni moins (lu'une
petite maîtresse parisieime, el vous ciierclieriez lonu^-temps avant de trou-
ver un bravo pour seconder un projet semblable , eussiez-vous à lui offrir
tout le trésor de Saint-Marc en récom[>ense.
Le docteur fit un petit mouvement du doigt par lequel les Vénitiens ex-
priment beaucoup de choses, et qui piqua ma curiosité. — Voyons, lui
dis-je, ((u'avez-vous à répondre? — Je réponds, dit-il, de vous trouver
avant douze heures, pour la modique sonune de cinquante francs tout au
plus, un bon spadassin, capable de donner à qui bon vous semblera une
roltellata d'aussi solide (jualité que si nous étions en plein moyen âge.
— Grand merci , mon maître ! répondis-je. Cei)endanl une cuIteUata
me parait une chose si romantique et tellement adaptée à la mode nou-
velle, que je voudrais en recevoir une, dût-elle me retenir trois jours au
lit.
— Les Français se moquent de tout, reprit-il, et ils ne sont pas i)lus ter-
ribles que les autres en présence du danger. Pour nous , nous sonunes
heureusement très dégénérés dans l'art du couteau ; cependant il y a en-
core des amateurs qui le cultivent , et il n'y a pas de danger qu'il se perde
comme les autres arts.
— Vous ne me ferez pas croire que cela entre dans l'éducation de vos
dandies ?
— Cela n'entre dans celle de personne , répondit-il d'un air un peu
suffisant . Cependant il y a dans la main d' un Vénitien une certaine ailrcsse
naturelle , (jui le rend capable de devenir habile en peu de temps. Tenez ,
essayons cela ensemble. — Il alla prendre sur son bureau un vieux petit
couteau de mauvaise mine, et ouvrant la porte de ma chambie, il se mé-
nagea une distance de dix pas , et plaça les bougies de manière à éclairer
im pain à cacheter collé au but pour point de mire. Il tenait le couteau
d'un air négligé el sans paraître songer à mal. — \ oyez-vous, dit-il ,
on fait connue cela . on a une main dans sa poche , on regarde le tenqis
(ju'il fait , (tu sillle un air d'opéra , on passe à distance de son honune, et
sans (jue personne s'en aperçoive , sans presipie mouvoir le bras , on lance
le harpon. Ilegardez ! avez-vous vu !'
— .le vois, docteur, lui dis-je, (|ue la perruque est tomjiée sur les ge-
llhi RKVUK Ui:S Itl.l'X MOXUtS.
iioii\ tleHt*p|i.i, cl i|ih: le (liai s'eiiruil cpoiivaiitc; (|iiaii(l lu voiidias juiier
a:i coulcaii Uml ilf \nn\, il faiulra làrlior «U' ne |ias lu liahir pai dos inci-
ilt'iis aiis.si luirU'stiutN. — .Mais lo coiiloaii ! dit -il , suis se docKiicurlcr cl
sans soiiircr à relever sa pentKjiie, ou esl le e<tuleau, je vous prie:' — Je
rei;ardai le luit. Le rouleau elail eerlaiiieiiieut piaulé dans le pain à
eachcler.
— Tudieu ' lui dis-je, esl-ee ainsi (pie lu saijjfiies tes malades, ("lier
docteur?
Il est vrai ipiej'ai [)enlu niu perruipie , dil-il d'un air trioniplianl ,
mais rem;ui|ue/ ipie j'avais aflaire à une fiorte de plein rlu^ne, incoiilesla-
blemeiil plus diflieile à peiiélrer ipie le siernnm, rt'|)if;aslre ou le cœur
d'un lioinnie. — Quant aux femmes, ajoula-l-il, inéllez-vous de celles
«|ui sont blanches , courtes ei bloiulej». Il y a un certain type (jui n'a pas
dégénéré. Quand le bleu dt- l'a'il est foncé , ei le coloris du visaçe clian-
i^eanl, tâchez qu'elles n'aient pas de ressentiment contre vous, ou bien
n'allez pas luire le gentil sous leurs balcons
. . . Tu ne te dotiies pas , mon ami , de ce que c'est que Venise. Elle n'a-
vait pas quitté le deuil qu'elle endosse avec l'hiver, (|uand tu as vu ses vieux
piliers de marbre grec, dont tu coni[>arais la couleur et la forme à celle des
ossemens desséchés. A présent, le printemps a soufflé sur tout cela comme
une [)oussière d'émeraude.Le pied de ces palais, où les huîtres se collaient
dans la mousse croupie , se couvre d'une mousse vert tendre , et les gon-
doles coulent entre deux tapis de celte belle verdure veloutée où le bruit
de l'eau vient s'amortir lauïuissammeiil avec l'écume du sillage. Tous
les l}a!cons se couvrent de vases de Heurs, et les fleurs de Venise, nées
dans une glaise tiède, tcloses dans un air humide, ont une fraîcheur, ime
richesse de tissu et une langueur d'attitudes qui les font ressembler aux
femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et é|:»hémère comme la
leur. Les ronces doubles grimpent autour de tous les iiilicrs, et suspen-
dent leurs gdiîiaiules de [letites rosaces blanches aux noires arabesques
des balcons. L'iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse si purement
rayée lie rouge et de blanc, qu'elle semble faite de l'étoffe qui servait au
costume des anciens Vénitiens , les roses de Grèce et des pyramides de
campanules gigantesques s'entassent dans les vases dont la rampe est cou-
verte; queUpiefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat cou-
ronne tout le balcon d'un bout à l'autre . et deux ou trois cages vertes ca-
chées dans le feuillage renferment les rossignols qui chantent jour et nuit
comme en pleii.e campagne. Cette (luanlité de rossignols apprivoisés est
un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un (aient remarquable pour
mener à bien la diflicile éducation de ces pauvres chauleurs prisonnieis,
LETTl'.KS I)t'.\ VOYAGKUU. 1!),"
et savent, par loiiles sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l'en-
iiui de leur captivité. La nuit , ils s'appellent et se répondent de cha(i(i«
côté des canaux. Si une sérénade passe , ils se taisent tous pour écouter,
et , (juand elle est partie , ils recommencent leurs chants, et semblent ja-
loux de surpasser la mélodie qu'ils viennent d'entendre.
A tous les coins de rue , la madone abrite sa petite lampe mystérieuse
sous un dais de jasmins, et les inujuctii, ombragés de grandes treilles,
répanilent le long du grand canal le parfum de la vigne en fleur, le plus
suave peut-être parmi les plantes.
Ces tragnetti sont les places de station pour les gondoles publiques.
Ceux qui sont établis sur les rives du canalazo sont le rendez-vous des
farhini qui viennent causer et fumer avec les gondoliers. Ces messieurs
sont groupés là d'une manière souvent théâtrale, l'antlis que l'un, cou-
clie sur sa gondole, bâille et sourit aux étoiles, un autre debout sur la
rive , dél)raillé , l'air railleur, le cliapeau retroussé sur une foi et de longs
cheveux crépus , de.-sine sa griinde silhouette sur la muraille. Celui-là est
le matamore du tragnetto. Il fait souvent des courses de nuit du côté de
Canaregio dans une barque où les passagers ne se hasardent guère, et il
rentre quel(|uefois le matin avec la tète fendue d'un coup de rame, qu'il
prétend avoir reçu au cabaret. Il est l'espoir die sa famille, et sa poitrine
est chargée d'images, de reliques, et de chapelets que sa femme, sa
mère et ses sœurs ont fait bénir pour le préserver des dangers de sa
piofession nocturne. Malgré ses exploits, il n'est ni vantard, ni insolent.
La prudence n'abandonne jamais un Vénitien. Jamais le plus hardi con-
trebandier ne laisse échapper un mot de trop , même devant son meilleur
ami ; et quand il rencontre le garde-finance dont il a supporté le feu la
veille , il parle avec lui des événemens de la nuit avec autant de sang-froid
et de [)résence d'esprit que s'il les avait appris par la voix publique. —
Auprès de lui, on peut voir souvent un vieux sournois qui en sait plus
long que les autres, mais dont la voix s'est enrouée à crier sur les canaux
ces paroles d'une langue inconnue , dérivée peut-être du turc ou de l'ar-
ménien, qui servent de signaux aux rameurs de Venise, pour s'avertii-
et s'éviter dans l'obscurité ou au détour d'un angle du canal. Celui-ci,
couché sur le [»avé, dans l'attitude d'un chien rancuneux. a vu les fastes
de la république; il a conduit la gondole du d;rnier doge, il a ramé sur
le Bucentanre. Il raconte longuement, quand il trouve des auditeurs, des
histoires de fêles qui ressemblent à des contes de fées ; mais quand il craint
de n'être pas entendu avec recueillement, il s'enferme dans son mépris
du temps présent et contemple avec philosophie les trous notnbreux de sa
casatpie, en se rappelant (ju'il a porté la veste de soie bariolée, l'écliarpe
lîM IIKVUE DKS 1>KUX MONDKS.
Ilotlaiito il Ui lt;ir«'IU' Miipliiiiu'e. Tiois on (|ii.ilir aiilrcs se prcsscnl f.ire
à f.ictMifvaiil la niatlone. Ils seinbloiil avoir iiii secret triiii|ioilaiirc h se
eoulier. On ilirail |inN(|ii(' d'un irmiipe de bandils incdilaril un assassinai
sur la n)ule de lenacine. Alais ils vont se livrer à la plus iiuioeenle dv
leurs passions, etile de clianler en elio-ur. J.e iettore, (pii esl en f^cuc'ral
un fjros réjoui à la voix îjrasse el f^rùle, commence en fausse! du haut de
sa tôle el du fond de son nez. Celui-là, selon letn- expression (•nerfîi(|ue ,
(jaiitc la noie, el chante seul le premier vers. Peu à [k'ii les aulres le
suivent, el la basse-taille, plus raucpie (pi'nn bœuf enrhumé, s'empare
•les trois ou (piatre notes dont se compose sa partie, mais (|u'elle place
toujours bien, el ipii certainement sont d'un t;rand effet. I.a liaissc-laiile
est d'oriiinaire un yrand jeune honnne sec, bronzé, ;\ physionomie i;rave
el dédaii^nense, un des quatre ou cimi types physicpies dont h Venise
comme partout la population se compose. Celui-là est penl-être le pins
rare, le plus beau el le moins national. Le pnr sanjç insidairedes lagunes
produit le type (pie décrit ainsi Gozzi : Biaurn , hiomlo e (jrnssolto. —
Robert va sans doute rassembler, dans le cadre qu'il rem[i]it à présent à
Venise, les plus beaux modèles de ces diverses variétés, et nous donner de
celte race caractérisée une idée à la fois poétique el vraie. Sa couleur,
broyée aux ardens rayons dn soleil de l'Italie méridionale, pâlira sans
doute à Venise et se teindra d'une clialeur moins âpre et moins éblouis-
sante. Heureux l'homme qui peut faire de ses impressions el de ses sou-
venirs, des monumens éternels!
Les chants qui retentissent le soir dans tous les carrefours de cette ville
sont lires de tous les opéras anciens el modernes de l'Italie, mais lelle-
nient corrompus, arrangés, adaptés aux facultés vocales de ceux qui s'en
emparent . qu'ils sont devenus tous iniligènes, et que plus d'un composi-
teur .serait embariassé de les réclamer. Tout est bon, rien n'embarrasse ces
improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient sur-le-
champ nii chœur à quatre parties. Un chœur de liossini s'ada[»le à deux
voix au milieu d'un duo de Mercadante, el le refrain d'une vieille barca-
role d'un maestro inconnu, ralentie jusqu'à la mesure grave du chant
d'église, termine tranquillement le thème tronqué d'un caniique de
Mozart. Mais l'instinct musical de ce peuple sait tirer parti de tant de
monstruosités le plus heureusement possible, et lier les fragmensde celte
mutilation avec une adresse qui rend souvent la transilion difficile à aper-
cevoir. Toute musique est simplifiée et dépouillée d'ornemens par leur
procédé, ce qui ne la rend pas plus mauvaise. Ignorans de la niusi(pie
écrite, ces flileltanti passionnés vont recueillant dans leur mémoire les
bribes d'harmonie qu'ils peuvent sai.sir à la porte des théâtres on sous le
LETTRES 1) UiN VOYAGEUlt. I9o
balcon des palais. Ils les cousent à d'autres portions cparses qu'ils possè-
dent d'ailleurs, et les pins exercés, ceux (|ui conservent les traditions du
chant à plusieurs parties, règlent la mesure de l'ensemble. Celte mesiue
est un impitoyable adagio auquel doivent se soumettre les plus brillantes
fantaisies de Rossini , et vraiment cela me range à l'avis de ceux qui pen-
sent que la musi(|ue n'a pas de caractère par elle-même, et se ploie à ex-
primer toutes les situations et tous les senlimens possibles, selon le mou-
venieuL (ju'il plaît aux exécutans de lui donner. C'est le champ le plus
vaste et le plus libre qui soit ouvert à l'imagination, et bien plus (|ue le
peintre, le musicien crée pour les autres des effets opposés à ceux qu'il a
créés pour lui. La première fois que j'ai entendu la symphonie pastorale
de Beethoven, je n'étais pas averti du sujet, et j'ai composé dans ma tête
un poème dans le goût de Milton sur celle admirable harmonie. J'avais
placé la chute de l'ange rebelle et son dernier cri vers le ciel précisément
à l'endroit où le compositeur fait chanter la caille et le rossignol. Quand
j'ai su (]ue je m'étais trompé, j'ai recommencé mon poème à la seconde
audition, et il s'est trouvé dans le goût de Gessner, sans que mon esprit
fit la moindre résistance à l'impression que Beethoven avait eu dessein de
lui donner.
L'absence de chevaux et de voitures et la sonorité des canaux font de
Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et d'au-
bades. Il faudraii être bien enthousiaste pour se persuader que les chœurs
de gondoliers et de fiichini sont meillems que ceux de l'Opéra de Paiis ,
comme je l'ai entendu dire à queUpies personnes d'un heureux caractère.
Mais il est bien certain (|u'un de ces chœiu's, entendu de loin sous les ar-
ceaux des palais moresques (jue blanchit la lune, ftiit plus de plaisir ([u'iuie
meilleure musique exécutée sous les châssis d'une colonnade en toile
peinte. Les grossiers dilellanti beuglent dans le ton et dans la mesure. Les
froids échos de marbre prolongent sur les eaux ces haiinonies graves et
rudes comme les vents de la mer. Celte magie des effets acoustiques, el le
besoin d'entendre une harmonie quelcon([ue dans le silence de ces nuits
enchantées, font écouter avtc indulgence, je dirais presque avec recon-
naissance , la plus modeste chansonnelie qui arrive , passe et se perd dans
l'éloignement.
Quand on arrive à Venise , et qu'un gondolier bien tenu vient vous at-
tendre à la porte de l'aiibeige, avec sa veste de drap el son chapeau rond,
il est impossible de retrouver en lui la plus légère trace de celte élégance
(ju'ils avaient aux temps féeriques de Venise. On la chercherait en vain
sous les guenilles de ceux qui abamlonuent leurs vêtemens à un désordre
plus pittoresque. Mais l'esprit incisif, pénétrant et sidUil de celte classe
J'K» nivvur. mes m.ix momïks.
«'l'Ièbre nVsl p;is encore loiit-à fait penlii. I.oiirs pliysioiioinies oui péiié-
raleinont ce oaraclfre tie finesse iniellciise (\\ùn\ |M>inTail prendre an pre-
mier cotip-iriril [tour de la piîle bieiiveillaule. mais (|iii earlie une nuu-
danle canslicil»- ol nue asiuce prolonde. Le caracicre de celle race et celui
de la nation vénitienne est encore ce (pi'il a été de tout lenjf)s, la prn-
tlence. Knilc part il n'y a plus de paroles el moins de fail.s , pins de que-
relles et moins île rixes. Les barcarolcs ont un merveilleux talent pour se
dire des injures, mais il est bien rare qu'ils en viennent aux mains. Deux
barques se rencontrent el se beurlent à l'an^rle d'un mur, par la mala-
dresse de l'im et l'inallcntion de l'antre. Les deux barcarolcs alicndcnt
en silence le clioc (|u'il ncNt plus tem[ts d'éviter; lein premier re;:^ard est
pour la barcpie; (juaiid ils se sont assurés l'un et l'antre de ne s'être point
endommaijés , ils commencent à se toiser pendant que les barques se dc-
tacbent et se séftarent. Alors commence la discussion. — Pourquoi n'as-
tu pas crié , sidstali ? — J'ai crié. — Non. — Si fait. — Je gas;e que non ,
rorpo (ti Bacco. — Je jure que si, saïujue di Diana. — Mais avec quelle
diable de voix? — Mais quelle espèce d'oreilles as-tu pour entendre? —
Dis-moi dans quel cabaret tu t'édaircis le gosier de la sorte. — Dis-moi
de quel àne la mère a rêvé cpiand elle était grosse de toi. — La vacbe qui
l'a conçu aurait dû l'apprendre à beugler. — L'ânesse qui l'a enfanté
aurait dû te donner les oreilles de la famille. — Qu'est-ce que lu dis, race
de cbien? — Qu'est-ce tu dis , fils de gnenon? — Alors la discussion s'a-
nime . et va toujours s'écbauffant à mesure que les cbampions s'éloignent.
Quand ils ont mis nn ou deux ponts entre eux, les menaces commen-
cent. — Viens donc un peu ici, que je le fasse savoir de quel bois sont
faites mes rames. — Attends, attends, figure de marsouin, que je fasse
sombrer ta coque de noix en cracbant dessus. — Si j'élernnais auprès de
ta co(iuille d'œuf, je la ferais voler en l'air. — Ta gondole aurait bon
l)esoin d'enfoncer nn peu pour laver les vers dont elle est rongée. — La
tienne doit avoir des araignées, car lu as volé le jupon de la maîtresse
pour lui faire nne doublure. — i\Iaudite soit la madone de ton tragnet
pour n'avoir [tas envoyé la peste à de pareils gondoliers ! — Si la madone
de ton tragnet n'était pas la concubine du diable, il y a long-temps que
tu serais noyé. — Et ainsi de mélapbore en métapbore , on en vient aux
plus horribles imprécations ; mais heurensement au moment où il est
question de s'égorger, les voix se perdent dans l'cloigncmenl, et les injures
continuent encore long-temps après que les deux adversaires ne s'enten-
dent plus.
Les gondoliers des particuliers portent dans ce temps-ci des vestes
LETTRKS b'o VUYAtiEUn. iU7
lomles (i«^ loile anglaise imprimée à grands ramages Ue diverses couleurs.
Une veste fond blanc à dessins perses, un pantalon blanc, un ceinturon
roiige ou bleu , et un bonnet de velouis noir dont le gland <le soie tombe
sur l'oreille à la manière des Cbioggiottes , composent un costume de gon-
dolier très élégant et très frais. Il y a encore quelques jeunes gens de bon
ton (pii l'endossent et (|iii se doiment le divertissement de conduire une
petite barque sur les canaux. Autrefois c'était poin- les dandies de Venise
ce que l'exercice du cheval est pour ceux de Paris. Ils s'exerçaient parti-
culièrement dans les petits canaux où le rapprochement des croisées per-
mettait aux belles d'admirer leur grâce et leur bonne mine. Cela se voit
encore quelquefois. Tous les soirs deux de ces elégans viennent sillonner
notre canaletio avec inie rapidité et une force remarquables. Je crois bien
qu'ils sont un peu attirés sous notre balcon par les beaux yeux de Beppa ,
ot que l'un des deux a quelque prétention de lui plaire. Il est perché sur
la poupe, le poste le plus périlleux et le plus honorable, et la barque ne
s'éloigne guère de l'espace (pie peut embrasser le regard de la belle. Il y
a viaiment peu de gondoliers de profession capables d'en remontrer à
ces deux dilettanti. Ils lancent leur esquif comme une flèche, et jedouie
qu'un cavalier bien monté pût les suivre sur un rivage parallèle. Le grand
tour de force , et celui que l'amateur et ceux-ci exécutent très bravement ,
est de lancer la barque à pleines rames, de l'amener jusqu'à l'angle d'un
pout , et de s'arrêter là tout à coup au moment où la proue va toucher le
l)ut. C'est un jeu adroit et courageux , et je m'afflige plus de le voir tom-
ber en désuétude que de la perte du luxe et des richesses de Venise. Si
l'énergie du corps el de l'esprit ne s'était pas perdue , il ne faudrait dés-
espérer de rien. El en outre ce n'est pas un trop mauvais moyen pour
attirer l'attention des femmes. Je ne m'étonnerais pas que Bejipa vit avec
un certain inlérét ce grand blond aux vives couleurs, qui, en équilibre
sur la pointe desa mince barchella , semble à chacpie i..slantprèsde se bri-
ser avec elle, et vingt fois en un quart d'heure triomphe d'un danger au-
(piel il s'expose pour avoir un regard de Beppa. Beppa prétend qu'elle ne
sait pas seulement de quelle couleur sont les yeux de ce jetme homme.
Ilum ! Beppa !
Tous les amateurs ne sont pas aussi heureux que ceux-ci. Malheur à
ceux qui échouent en présence des dames placées aux fenèlres et des gon-
doliers groupés sur ks pouls pour juger ! L'autre joiu-, deux braves
bourgeois, âgés chacun d'un demi-siècle el retranchés depuis dix ans au
moins dans la douce occupation de cultiver leur obésité, se sont, on ne
sait comment, défies à la i égala. Chacun apparenuneut s'était avise de
vanter les prouesses de son jeune temps , el l'amour-propre s'était mêl«
TOME m. 13
l'.iS iiiNLi: i>r.s lu r\ moM)I:s.
lie la piilic. (^>iu»i i|u'il en s*»il . oos drux luiiui»-U's C( Til»al;iiio.s ax.iioiiloii
M'il un pari A lonrs ami><. A riiemc dite, U's ^^oiulitlcs se ^'r(iii|ienl mii
le lieu (lu coiubal. l.t's parieurs el une luule île dilellanli el iToisirs s'al
irDupcnl sur les rives el sur les |X)nLs voisins. Les deux banpies rivales
s'axaneenl, et les deux champions s'élèvenl chacun sur sa poupe avec l.i
lerile majesle que réclame le volume de leur abdomen. Ser Orlensio s'e-
lance avec irloire el saisit la rame d'un bias vigoureux. Mais avant (pie
ser Demetrio eût le temps d'en faire autant, soit |)ar hasard, soit par
malice, une des banpies s|)eclalriccs heurta Ici^èrcmcnt la sienne: le
digne honnnc perdit l'cipiilibrc et tomba lourdement dans les Ilots connue
un .saule déracine par la tempèlc. Heureusement le fossé n'était [>as pro-
fond. Ser Demetrio se trouva jnsiprau cou dans l'eau tiède et jus(pi'au\
genoux dans la vase. Juge des rires et des huées des assistans parmi les-
«piels étaienl bon nombre de caustiques gondoliers. Les amis du malheu-
reux Demetrio s'empressèrent de le retirer : on le nettoya , on le mit dauN
nn lit bien chaud, el sa gouvernante pas^a la Joiu-nce à lui faire avaler
des cordiaux, tandis <pie son adversaire, déclare vainqueur à l'unanimité,
allait, an restaurant de Sainte-Marguerite, faire nn diner splendide avec
l'argent de la colle( te et les convives des deux partis.
Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, «;a
chemise el sa pipe, (pielquefuis un [)elil caniclie noir qui nage à côté de la
gondole avec l'agilité infatigable d'un poisson. Le gondolier porte la ma-
done de son tragnct tatouée sur la poitrine avec une aiguilk rouge et de
la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa palrone sur l'aiilre. Il
n'est point jour el nuit , comme nos cochers de liacre , aux ordres du pre-
mier venu. Il n'obéit qu'au chef de son Iragnel qui est un simple gondoliei
comme lui , élu par un libre vote, approuvé de la police, et qui désigne à
chacun de ses administres le jour où il est de service au tragnet. Le reste
du temps, le gondolier gagne librement sa journée , et quand une ou deux
courses dans la matinée ont assuré l'entretien de son estomac el de sa
pipe jusqu'au lemlemain, il s'endort le ventre au soleil, sans se soucier
(pierempereir passe, et sans se laisser tenter par aucune offre qui mettrai!
de nouveau ses bras en sueur. Il est vrai que son office est plus pénible
que celui de conduire deux paisibles coursiers du haut d'un siège de vdi-
ture. Mais son caractère est aussi plus insouciant el plus indéjiendant.
i>ouple , flatteur el mendiant à jeun , il se moque de celui qui lui marchande
son salaire comme de celui qui l'outrepasse. Il est ivrogne, facétieux, ba-
vard, familier et fripon à certains égards, c'est-à-dire qu'il lespeclera
scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet scellé, toute
bouteille cachetée; mais si vous le laissez en compagnie de quel(|iie bon-
LETTRES d'un VOYAGEUR. 1!)9
Jeille enlaniée ou de qiielqiie pipe , vous le retrouverez occupé à boire
votre marasquin et à fumer votre labac, avec la tranquillité d'un homme
qui se livre aux plus légitimes opérations. •■ ,; ,,.■■■
On ne nous avait rertaincment pas assez vanté la beauté du ciel et les
délices des nuits de Venise. T.a lagune est si calme dans les beaux soirs,
que les étoiles n'y tremblent pas. Quand on est au milieu , elle est si bleue,
si unie , que l'œil ne saisit plus la ligne de l'horizon , et (jue l'eau et le ciel
ne font plus qu'un voile d'azur, oii la rêverie se perd et s'endort. L'air est
si transparent et si pur, que l'on découvre au ciel cinq cent mille fois plus
d'étoiles qu'on n'en peut apercevoir dans notre France septentrionale. J'ai
vu ici des nuits rtoih'es au point que le blanc argenté des astres occupait
plus de place que le bleu de l'air dans la voûte du firmament. C'était un
semis de diamans qui éclairait presfjue aussi bien que la lune à Paris. Ce
n'est pas que je veuille dire du mal de notre lune. C'est une beauté pâle
dont la mélancolie parle peut-être plus à l'intelligence que celle-ci. Les
nuits brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne
n'a goûtés mieux que moi et que personne n'a moins envie de renier. Ici,
la nature, plus vigoureuse dans son influence , impose peut-être un peu
trop de silence ù l'esprit. Elle endort la pensée , agile le cœur et domine
les sens. Il ne faut guère songer , à moins d'èti e un homme de génie , à
écrire des poèmes durant ces nuits voluptueuses : il faut aimer ou dormir.
Pour dormir , il y a un endroit délicieux , c'est le perron de marbre
blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée
est fermée du côté du jardin, on peut se faire conriuire par la gondole sur
ces dalles chaudes encore des rayons du couchant et n'être dérange par
aucun importun piéton , à moins qu'il n'ait pour venir à vous la foi <|Hi
manqua à saint Pierre. J'ai passé là bien des heurts tout seul sans penser
à rien , tandis que Catullo et sa gondole dormaient au milieu de l'eau , à
la portée du sifilet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en
secoue les fleurs sur les eaux; quand le parfum des géraniuuiS et des gi-
rofliers monte par bouflées, comme si la terre exhalait, sous le regard de la
lune, des soupirs passionnés; quand les coupoles de Sainle-Alarie élèvent
dans les cioux leurs demi-globes d'alhàtre et leurs minarets couronn<'s
d'un turban , (piand lout est blanc , l'eau , le ciel et le marbre, les trois
élémens de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande
voix d'airain plane sur ma tête , je commence à ne plus vivre que par les
pores, et malheur à qui vioidrait faire un appel à moname ! Je végète, je
me repose, j'oublie. Qui n'en ferait autant à ma place •* Comment vou-
drais lu que je pusse nie tournieuler pour savoir si njunsieur un tel a fait
iJ.
2lK) nr.viK uk.s ui:tx momu.s.
un aiiiclo sur nios livirs , si iiionsiour un aulir a déclare mes |)riii('i|«->
daiiirorcux , ol num (•i;?are inunoral !... l'uni ce (luc je puis dire, c'est
que tes inesMCurs sont bien bons de s'occuper de moi, el que si je n'avais
pas de délies, je ne (juillerais pas le perron du vice-roi, pour leur prépa-
rer du scandale à mon bureau. Ma la fama f ilil l'orçueilleux Allieri. Ma
la faute f répond Gozzi joyeusement.
Je délie qui que ce soit de m'enipiVlier de dormir aii!:réableinenl(piand
je vois Venise si appauvrie, si ()pi)riniéc et si misérable, défier le temps et
les boniuies de rem|)cclu'r d'èUe belle et sereine. Elle est là autour de
moi qui se mire dans ses lagunes d'un aii,de sultane; et ce peuple de pé-
cheurs qui dort sur le pavé à l'antre bout de la rive , hiver comme été ,
sans autre oreiller qu'ime marche de granit, sans autre matelas que sa
casaque tailladée , lui aussi n'est-il pas un granrl exemple de philosophie ?
Quand il n'a pas de quoi acheter une livre de riz, il se met à chanter un
cliivur pour se distraire de la faim ; c'est ainsi qu'il dofie ses maîtres et sa
misère, accoutumé quil esta braver le froid, le chaud et la bourrasque.
Il faudra bien des années d'esclavage pour abrutir entièrement ce carac-
tère insouciant et frivole, qui, pendant tant d'années, s'est nourri de fêtes et
de divertissemens. La vie est encore si facile à Venise ! la nature si riche
et si exploitable ! La mer el les lagunes regorgent de poisson et de gibier ;
on pèche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population.
Les jardins sont d'un immense produit : il n'est pas un coin de cette grasse
argile qui ne produise généreusement en fruits el en légumes plus qu'un
champ en terre ferme. De ces milliers d'isolettes dont la lagune est semée,
arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d'her-
bages si odorans, qu'on en sent la trace parfumée dans la vapeur du ma-
tin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères; les vins
les plus exquis de l'Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus
simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle
profusion , que le jour de l'entrée du bateau sicilien dans le port, on peut
acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie.
La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise , et le trauvs-
porl des denrées te fait avec une aisance qui entretient l'indolence des habi-
tans. Les provisions arrivent par eau jusqu'à la porte des maisons; .sur
les ponts eldans les rues pavées, passent les marchands en détail. L'échange
de l'argent avec les objets de consommation journalière se fait à l'aidi'
d'iui panier et d'une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre laigemenl,
sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la maison. Quelle diffé-
rence entre cette commode existence et le laborieux travail qu'une famille,
seulement à demi pauvre, est forcée d'accomplir chaque jour à Paris pour
■*/
LETTRES d'u.N VOYAGEUR. 201
|>arvenir à dîner plus mal que le dernier ouvrier de V^enise ! Quelle diffé-
rence aussi entre la physiononiie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui
se heurte et se presse, qui se crotte cl se fait jour avec les coudes dans la
cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se
traîne en chantant et en se coucliant à chaque pas sur les dalles lisses et
chaudes des quais ! Tous ces industriels , qui chacpie jour apportent à Ve-
nise leur fonds de commerce dans un panier, sont les esprits les phisplai-
sans du monde , et débitent leurs bons mots avec leur marchandise. Le
marchand de poissons, à la fin de sa journée, fatigué et enroué d'avoir
crié tout le matin , vient s'asseoir dans un carrefour ou sur un parapet; et
là , pour se débarrasser de son reste , il décoche aux passans et aux fumeurs
des balcons les invitations les plus ingénieuses. — Voyez, dit-il, c'est
le plus beau de ma provision ! Je l'ai gardé jusqu'à cette heure, parce que
je sais qu'à présent les gens de bien dînent les derniers. Voyez quelles
jolies sardines , quatre pour deux centimes I Un regard de la belle camé-
rière sur ce beau poisson, et un autre par-dessus le marché pour le
pauvre pescaor. — Le porteur d'eau fait des calembours en criant sa
denrée : Aqtia frcsca c ienera. — Le gondolier stationné au tragnet in-
vite le passager par des offres merveilleuses : Allons-nous ce soir à Trieste,
monseigneur? voici une belle gondole qui ne craint pas la bourrasque en
pleine mer, et un gondolier capable de ramer sans s'arrêter jusqu'à Cons-
lantinople.
]Nolre ami le docteur, malgré la gravité (pi'il se incjue de posséder, est
bien le meilleur type de N'énitien qu'on puisse examiner sous ce point de
vue. Il passe sa vie à échanger des gascoimades avec son peuple (conmieil
dit ) , pour le seid plaisir de s'exercer. Les croisées de son pandémoninm,
qu'il décore du nom de salon, parce que c'est là qu'il nous offre le café
quatre ou cinq fois par jour, sont positivement au niveau d'un de ces petits
ponts où la canaille tient cour plénière. De son balcon, comme du haut
d'une chaire d'éloquence , il appelle et attaque tous les passans, et trouve
mille prétextes dignes d un écolier pour les letenir et les engager dans
de longues discussions. Il marchande toutes les oranges d'un pauvre
diable, sans en acheter une seule; il dénigre le poisson de l'un et goûte
à poignées les fraises d'un autre. Le marchand de Heurs lui-môme grimpe
sur le parapet pour lui faire flairer ses bouquets, tant il semble de bonne
foi dans ses demandes. S'il faisait de pareilles gentillesses à Paris, on dé-
racinerait les [tavés pour le lapider; mais ces braves Vénitiens sont char-
més de trouver l'occasion de se battre avec la langue. Le docteur soutient
avec gloire un feu roulant de railleries aigre-douces qui vont crescendo
insensiblement , et auquel il riposte avec autant de courage et de sang-
ihhj HKVtK DtS UKL'X MO>iDF.S.
Il nid (lu't'ii (iciivfiit tli ployoi ;i l'aris viiii,M-i'iii(] ^aniiN iialioiiadx charges
tl'airtMt'r un vnt;alKjntl t-ii lKt|iiillos eiuloniii à la porte (l'on cabaret 1 Ici.
les amateurs en lîuenilles se îrotiponl sur le lieu liu coiiilial (•(tniine les
fWltres de Virgfile autour des lutteurs lyriciues, et cet auditoire imposanl
lient loniî-ternps en respect la fiirein- du provoqué qui no veut |)as laisser
an provocateur les avantages de la présence d'es[»iit, et ipii met le sien à
la torture potu- lui fenuer la bouche par un trait au-dessus de tonl(! ré-
prupie. (^)uand le docteur voit (]ue son antagoniste connucnce à rempor-
ter, il se relire bruscpiement et lui ferme sa fenêtre au nez , en lui disant ;
Mon bon ami, pendant que tu perds le temps à babiller sur l'excellence de
la marcliandise, ma cuisinière l'a trouvée meilleure et à plus bas prix.
IMon dîner est prêt; tàibe d'être plus raisonnable ilemain, si tu veux que
nous restions amis, et (jue je te conserve ma protection
Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je vou-
lais aller voir lever la lune sur i'Adriaticiue; jamais je ne pus décider
Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu'ils
prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait l'eau et le
vent contraires. Je donnais de tout mon cœur le docteur an diable , pour
m'avoir envoyé cet asthmalitjue qui rend l'ame à chaque coup de rame , et
qui est plus babillard (pi'une grive quand il est ivre. J'étais de la plus
mauvaise humeur du monde, quand nous rencontrâmes, en face de la
Sainte, une barque qui descemlait doucement vers le grand canal, en ré-
pandant derrière elle, comme un paifum, les sons d'une sérénade déli-
cieuse. — Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo, tu auras au moins,
j'espère, la force de suivre cette barque.
Une autie barque, qui flânait par là , imita mon exemple, puis nne se-
conde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le
frais sur le canalazo, et même plusieurs qui étaient vacantes , et dont les
gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant : Musicœ ! musicœ ! d'un
air aussi affamé que les Israélites appelant la manne daas le désert. En
dix minutes une flotille s'était formée autour desdilettanti. Toutes les rames
faisaient silence, et les barques se laissaient couler an gré de l'eau. L'har-
monie glissait mollement avec la brise, et le haut-bois soupirait si douce-
ment , que chacun retenait sa respiration de peur d'interrompre les plain-
tes de son amour. Le violon se mit à pleurer d'une voix si triste, et avec-
un frémissement tellement sympathique, que je laissai tomber ma pipe et
que j'enfonçai ma casquette jusqu'à mes yeux. La harpe (it alors entendre
deux ou trois gammes de sons harmoniques , qui semblaient descendre du
ciel et promettre aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les
caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacim
T.ETTRLS U'UN VOYAGEIK. 205
de lions crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul
e( s'approcher avec les sons joyeux de la t'aufare. Le haul-hois lui adressa
des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son
amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive ,
la hai-pe lit vibrer généreusement ses grosses cordes comme les palpita-
lions d'un cœur embrasé ; et les sons des (jualre instrumens s'étreignirent
comme des âmes bienheureuses (jui s'embrassent avant de partir ensem-
ble pour les cieux. Je recueillis leurs accens, et mon imagination les en-
tendit encore après qu'ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans
l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses
ailes.
Il y eut quelques instans de silence que personne n'osa rompre. La
barque mélodieuse se mit à fiiir comme si elle eût voulu nous échapper.
Mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit d'une troupe de pé-
trels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions
de nos grandes scies d'acier, (jui brillaient au clair de la lune comme les
dents embrasées des dragons de l'Arioste. La fugitive se délivra à la ma-
nière d'Orphée : (jneUpies accords de la harpe firent tout rentrer dans
l'ordre et le silence. Au son des légers harpèges, trois gondoles se rangè-
rent à chaque flanc de celle qui portait la symphonie, et suivirent l'ada-
gio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un
cortège, et ce n'était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un
coup d'œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gon-
doles silencieuses que le vent poussait doucement sur le large et magni-
fique canal de Venise. Au son des plus suaves motifs ù'Oberon et de
Guillaume Tell, chaque ondulation de l'eau, chaque léger bondissement
des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque
phrase musicale. Les gondoliers , debout sur la poupe , dans leur attitude
hardie , se dessinaient dans l'air bleu , comme de légers spectres noirs ,
derrière les groupes d'amis et d'amantes qu'ils conduisaient. La lune s'é-
levait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des
toits; elle aussi avait l'air d'écouter et d'aimer cette musique. Une des
rives de palais du canal, plongée encore dans l'obscurité, découpait dans
le ciel ses grandes dentelles mauresf|ues, plus sombres que les portes de
l'enfer. L'autre rive recevait le rellet de la pleine lune , large et blanche
alors comme un bouclier d'argent, sur ses façades muettes et sereines.
Cette fête immense de constructions féeri(pies, (pie n'éclairait pas d'autre
lumière que celle des astres , avait un aspect de solitude , de repos et d'im-
mobilile vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par cen-
taines dans le ciel . semblaient des volées d'esprits mystérieux chargés de
'2(ll RKVti; l>l s KKIX MdNUES.
[iiolOLMT It rejMis tic ( clli' miicllo <ilc, |»liiii};c'e ilaiis If .sommeil ilo 1«
ÏH-Wc ;ui Iniis (lorriiHiil. cl condiimiioc ((.immc elk- à dormir cenl ans el
plus.
Nous vd^MiAriK's ainsi piès d une luurc. i.c'.>> yontIuliiTs ctaicnl devenus
un |M.Mi fous. Le vieux (^alnllo Ini-na^me l»unilis.sail à ralleu;ro cl suivait
la course rapide de la pelile Molle. l'nis sa rame retombait amoroso i
l'andante, el il accompagnait ce mouvemenl gracieux d'une espèce d«
grognement de béatitude. L'orchestre s'arrêta sous le porli(|ue du Lion-
l^lauc. .le me peuchai pour vnir milor.l sortir de sa gondole. C'était un
(•iif.mt s[ileeuali(iue, de dix-huit à vingt ans, chargé d'une longue pipe
lurcpie, qu'il était certainement iiu'a|)able île fumer tout entière sans de-
venir pblhysique au dernier degré. Il avait l'air de s'ennuyer beaucoup ;
mais il avait payé une sérénade dont j'avais beaucoup mieux profilé que
lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.
Je remontai le canal, et, au momenl où nous nous arrêtions devant la
Piazzetla où j'avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre le
sorbet ensemble, je rencontrai une gondole chargée de plusieurs gondo-
liers en goguette tpai me crient : Munsiuu , faites donc chanter le Ta.sse à
voire gondolier. — C'était une épigramme adressée au vieux Catullo qui
a une maladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix
perpétuelle. — Il paraît qu'on te coimait ici, vechio, lui dis-je. — Ah!
lusirissimo ! répondit-il, E cjuenie, semo yicoloii. — Tu es Nicoloto ,
loi, avec cette tournure-là? lui demandai-je. — Nicoloto, reprit-il, et
des bons. -- Noble, peut-être? — Comme dit votre .seigneurie. — As-tu
par hasard un doge dans ta famille? — Lusirissimo , j'ai trois premiers
prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d'honneur, et
le dernier était mon père, un grand homme , savez-vous, mon maître?
deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre
araignée, toute tordue par accident ; mais mio fio prouve bien que nous
sommes de bonne lignée. Si l'empereur avait la bonté de nous ordonner
une régate, on verrait si le .sang des Catulle est dégénéré. — Diable! lui
dis-je. Auriez-vous la complaisance , lusirissimo Catullo , de me mettre à
la rive et de ne pas me voler mon tabac , pendant une heure que vous
aurez à m'atiendre ? — Il n'y a pas de danger, mon maître , répondit-il .
le tabac me fait mal à la gorge.
Est-ce qu'il y a encore des Nicololi et des Caslellani, dernandai-je à
mes amis qui m'attendaient au pied de la colonne du Lien. — Qne trop,
repondit Pierre; il y a en ce moment-ci une rumeur .sourde dans la ville,
et une certaine agitation à la police, parce qu'il est question parmi \e%
gondoliers de renouveler les vieilles querelles. — Je pense bien, dit
l.tTTRES DUM VOYAGEUR. 20â
Beppa, qu'on peut les laisser faire, de riuimeur pacifique doul ils sont,
leurs divisions ne feront de mal à personne, et lout se passera en paroles
burlesques. — Il ne faut pas encore trop s'y fier, reprit le docteur j nous
ne sommes pas déjà si loin de la dernière tentative qu'ils ont faite de ré-
veiller l'esprit de parti, et leurs coups d'essai s'annonçaient bien. — Celait,
je crois, en 1817, dit Beppa , et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les
petits couteaux de Venise, qu'il y eut en (|uatre ou cinq jours de si bon-
nes coUellata échangées entre les deux factions, qu'il y eut plus de cent
personnes blessées grièvement, dont beaucoup ne se relevèrent pas. — A
la bonne heure ^ répondis-je. Pourrais-lu me dire, docteur érndit, l'ori-
gine de ces dissensions, toi , qui sais dans quel iroût était taillée la barbe
du doge Orseolo ? — Cette origine se perd dans la nuit des temps , ré-
pnndit-il; elle est aussi ancienne (jue Venise. Ce que je puis te dire, c'est
que cette division partageait en deux les nobles aussi bien que la plèbe.
>Les Caslellani habitaient l'ile de Caslello, c'est-à-dire l'extrémité orien-
tale de Venise jusqu'au pont de Rialto. Les Nicoloti occupaient l'île de
san Nicole, l'extrémité orientale , où sont situés la place Saint-Marc , la
rive des Esclavons, etc. Le grand canal servait de confins aux deux camps.
Les Castellani, plus riches et plus élégans (pie les autres, représentaient
la faction aristocratitpie. Les nobles a^ aient les premiers emplois de la
république, et le peuple était employé aux travaux de l'arsenal. Il fournis-
sait les pilotes pour les vaisseaux de guerre, et les rameurs du doge dans
le Bucentaure. Les Nicoloti formaient le parti démocrati(iue. Leurs
gentilshommes étaient envoyés dans les petites villes de la terre ferme,
comme gouverneurs , ou occupaient dans les armées les em|jlois secon-
daires. Le peuple était pauvre, mais brave et indépendant. Il était spé-
cialement occupé de la pêche, et avait son doge particulier, plébéien et
soumis à l'autre doge, mai,s investi de droits magnifiques, entre autres
relui de s'asseoir à la droite du grand doge dans les assemblées et fêles
solennelles. Ce doge était d'ordinaire un vieux marinier expérimenté, et
poitait le litre de (jasUddo dei Nicoloti : son office était de présider à l'or-
dre des pêches et de veiller à la trampiillité de ses administrés, dont il
fiait à la fois le supérieur et l'égal. C'est ce qui faisait dire aux Nicoloti,
s'adressant à leurs rivaux : — Tu rames poiu- le doge, et nous ramons avec
le doge. Ti, ti voghi cl dose, e mi rof/o col dose. — La république
maintenait celte rivalité et protégeait scrupuleusement les privilèges des
Nicoloti , sous le prétexte de tenir vivante l'énergie physique et morale
de la population, mais plus certainement pour contrebalancer, par un
sage équilibre, la puissance patricienne. > - :
Le gouvernement ne perdait aucune occasion de flatter Tamour-propre
iî(H) UKVl'I. IU> liLlX MONDKS.
lie trs Itr.iM's |ilelH'it'iis , et leiii-s ilonnail îles ItHcs ou ils (.•l;ii«'iil .i|i|trlt>.
.1 moiiUer la vi^:iioiir de leurs muscles el leur lialùlelc à eoiuiuire la bar
que. Les (ours de force des Mcoioli soûl encore d'iuleruiitiables sujets de
\aulerie el d'orgueil chez les eufans de cette lace liercnicciuie . et tu as
|)ii voir, daus les boujjes où nous allons (lueltiticlois |iauser des blesses eu-
senible, ces !;rossiei-s tableaux à l'buile (jui reiircseulenl le i^iaud jeu de
la pyrantide binuaincet les portraits des vaituiueurs de la régale ave<'
leur baïuiière brodée et fraui^éed'or fin, au milieu de laquelle était lirodée
l'iniaçe d'un porc; le don d'un porc véritable aeeompai^nait ce |nix (|ui
n'était que le troisiètne, mais ([in' n'était pas le ?noins envié. J.es !\icoloti
s'exerçaient aussi à la lutte, et leurs femmes avaient leurs rcf^ates , où
elles ramaient à l'envi avec une force et une dexlcrité incontestables.
Juijez de ce qu'eût été cette population en colère, si par ces adroites Mat-
leriesà sa vanité, et par «ne administration scruptdeusement étpntable,
le gouvernement ne l'eût tenue en joie el belle bumeur ! — Le gouverne-
ment étranger, dis-je, se sert d'autres moyens, il jette en prison el pu-
nit sévèrement le moindre témoignage ostensible de courage et de force.
— Il faut avouer, repril-il , (pi'il n'eut pas absolument tort de réprimer
les excès de 1817; mais il aurait dû trouver en outre un moyen de pré-
venir le retour de ces fureurs. — Les croyez-vous bien éteintes ? A la ma-
nière dont Catullo parlait de sa noblesse plébéienne tout-à-riieure, je croi-
rais assez que les Castellani ne sont pas encore très liés avec les Nicoloti.
— Si peu, me répondit le docteur, qu'une conspiration des Nicoloti vient
d'êlredécouverte,el qu'il est question de s'assurer de la personne de qua
rante ou cinquante d'entre eux.
Quand nous eûmes pris le sorbet, nous retrouvâmes Catullo tellement
endormi , que le docteur ne vit rien de mieux que de remplir d'eau la
pomme de sa main el de l'épanclier doucement sur la barbe grise (le
oneste piume, comme aurait dit Dante) du gondolier centenaire. Il ne
se fàcba nullement de cette plaisanterie et se mit courageusement à l'ou-
vrage. — ?s'étais-tu pas , lui dit, cliemin faisant , le docteur, de ce fameux
repas à Saint-Samuel , la semaine dernière? — Qui, moi. parou ? répon-
dit le vieillard bypocrile. Pourquoi cela? — Je te demande , reprit le doc-
teur, si tu en étais, ou si lu n'en étais pas. — Mi son Nicoloto, Paron.
— Je ne parle pas de cela , dit le docteur en colère. Voyez s'il répondra
droit à une (luestion ? me prends-tu pour un mouchard, vieux sournois ? —
Non certainement , illustrissime, maisqu'est-ceque vous voulez demandera
un pauvre homme, moitié sourd, moitié imbécile? — Dis donc moitié
ivrogne, moitié vénitien, luidis-je. — Il n'y a pas de danger que ces drôlcs-là
répondent , sans savoii' pourquoi on les interroge. Eh bien 1 puisque tu ne
LETTRES d'un VOYAGEUR. 207
veux pas parler, je parlerai, mui ; je l'averlis, mon vieux renard, (jue lu
vas aller en prison. — /n preson! mi! parché, lustrissimo f —Parce que
tu as dîne à Saint-Samuel , dit le docteur. — Et (piel mal y a-t-il à diner
à Saint-Sainuei , paron ? — Parce que tu as conspiré contre la sûreté de
l'état, lui dis-je. — i»ii/ Ciisto! quel mal peut l'aire un pauvre homme
comme moi à l'clat? — N'es-tu pas INiooloto? dit le docteur. — Mi si!
je suis né Nicoloto. — Eh hien ! tous les Nicololi sont accusés de conspira-
lion , repris-je , et loi comme les autres. - Santo Dio ! je n'ai jamais l'ail
de conspiration. — IVe connais-lu pas un certain Gambierazi ? dit le doc-
teur.— Gamhierazi! dit le prudent vieillard d'un air émerveillé; quel
Gambierazi? — Parbleu ! Gambierazi, ion compère. On dirait que tu ne
l'as jamais vu. — Lusinssimu,ie n'ai pas entendu le nom que vous disiez.
Gamba.. C.ambicrazi? Il y a beaucoup de Gambierazi! — Eh bien! tu
répondras demain plus catégori{|uement à la police , dit le docteur. Voyez-
vous cet animal que j'ai sauvé vingt fois de la corde , et qui devrait croire
en moi comme en Dieu : le voilà qui joue au plus fin avec moi et qui se
méfie de moi comme d'un suppôt de police ! qu'il aille au diable ! Si je
m'intéresse à lui dans cette affaire , je consens à être pendu moi-même.
Ce malin, comme nous prenions le café sur le balcon, nous vîmes
passer dans inie gondole Catulus paler et Calulus filius, accompagnés de
quatre sbires. — Fort bien! dit le docteur, je ne croyais pas deviner si
juste; mais qu'est-ce que veut ce vieux bavard avec sa voix de grenouille
enrhumée et ses signes d'intelligence? — Calulus pater faisait en effet
des efforts incroyables pour se faire entendre de nous , mais son enroue-
ment chronique ne le lui permettant pas , il eut un colloque conciliatoire
avec un sbire, (]ui consentit à faire arrêter la gondole et à accompagner
son prisonnier jusqu'à nous. — Ah ! ah ! dit le docteur , que viens-tu faire
ici ? ne sais tu pas que c'est moi qui t'ai dénoncé ?
— Oh! je sais bien que non, lustrissime ! Je viens me recommander à
su protezion. — Mais qu'as-tu fait , malheureux scélérat? dit le docteur
d'un air terrible. Quand je te disais que tu avais trempé dans quelque
infâme conspiration. — L'infortuné |)risonnier baissa la tête d'un air si
pileux, et le sbire posé sur le seuil de la porte, dans une attitude tragique,
prit une expression de visage si terrible, que Bep[)a et moi partîmes d'un
éclat de rire sympathique. — Mais enfin quel crime as-tu conuuis , danuié
vieillard? dit Giulio. — Gnente, paron ! — Toujours la même chose! dit
Pierre, de quoi diable veux-tu que je te justifie , si je ne sais pas de cpioi
lu es accusé? — Gnente, lustrissimo, allro rhe gavemo fato un Mcolotn.
— Qu'est-ce que cela veut dire? demandai-je. — Ma foi! je n'en sais rien,
répondit Giulio. Qu'est-ce que tu entends par là, vechio birbn ? — Nous
"J^'S I;IM t I»KS OKLX HIOM)i:.S.
avons fail nn'Mcololo, rcpota CaUillo. — El cuiiirnetit s'y prend-on, de-
uiaiida le doi'ti'iir en fronraiit le souieil , |t(iiir faire un Micoloto? — Avec
le (.;iuisl. avee (|ualre Utrelies et avee le bouillon de seppia. — Ma foi,
e'esl trop mystérieux pour moi, ilil le doeleur. Kx|>li(|ue les soiedleries,
reprouvé! car je suis clirelien, el n'entends rien au culte du diable! —
F. nu ancà! semo crisliani! s'écria le vieillard désolé. Mais il n'y a pas
de mal à cela , paron! c'est une coutume de tous les temps ; nos pères \'o\y
•sen aient el nous l'avons praticpiée sans y rien ajouter de mal. Nous avons
élu notre chef el nous l'avons ba|)tisc. — Ah! je co!ii[»rends. Vous avez
voulu faire un doi^^e. — Siur. si! — El vous l'avez baptisé avec l'encre de
sejipia, |iarce (jue le noir est la couleur des INicoloti ? — Sioi\ si! — Bravo,
canai;tia ! Et vous lui avez fail jurer sur le Christ de défendre les droits
el [iriviléfj^es des Nicololi? — Siur, si! — Et d'éj^orger une vingtaine de
Castellani tous les malins? — Sior, nà! — El ce doge, c'est l'illuslrissinie
gondolier Ganibierazi? — Sior, si, me compare, Gambierazi. — Que tu
ne connaissais pas hier soir? — Sior, si. — El Ion fds a pris part aussi à
cette farce sacrilège? — Ancà uiio fiu. — El que veux-lu que je fasse
pour loi, quand tu Uo mets sur le dos de semblables accusations? Songes-
tu que tu me compromets moi-même , et que je serai peut-être soupçonné
de l'avoir soudoyé pour exciter les pareils à la révolte? — Ce mot de soit-
doyer, dans la bouche de Pietro, fil tellement rire Beppa, que le docteur
perdit sa gravite, et que le sbire, qui avait bien la meilleure figure de sbire
qu'on puisse imaginer, se laissa gagner par le rire sans savoir pourquoi.
Mais, craignant d'avoir dérogé à la dignité de son rôle, il lit aussitôt une
grimace épouvantable; el, montrant la i)orte à Calullo : Allons ! dit-il,
en voilà assez. Calullo partit après avoir baisé les mains du docteur, en le
conjurant d'aller chez le commissaire. — Va-l-en bien vite, chien maudit!
lui dit le docteur, qui, commençant à se sentir attendri , redoublait de ma-
nières bourrues selon sa coutume. Je veux être damné si je m'occupe de
toi! — Et aussitôt que le criminel fut hors de la chambre, il pril son cha-
peau el courut chez le commissaiie. Là, il apprit que l'affaire était plutôt
comique que sérieuse; qu'on avait arrêté une quarantaine de Nicoloti, et
parmi eux tous les gondoliers du tragnet de la Madonetta , dont faisaient
partie Catulus paler et fiiius; mais qu'après les avoir tenus quatre à cinq
jours sous les verroux pour les effrayer, on les laisserait aller en paix à
leurs affaires.
George Sand.
POETES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.
XUI.
VOLUPTE.
Le roman que je viens de lire est bien ce que j'attendais; le
poète et le critique sont résumés dans ce livre et transformés sans
altération notable. La connaissance des choses humaines y est
plus complète et plus à nu , mais poursuivie et systématisée d'après
les mêmes principes. Les sentimens et les opinions sur l'ordre so-
cial oîi nous vivons s'y révèlent plus nettement, mais sans troubler
la continuité harmonieuse de la vie littéraire de l'auteur.
.1.-1. ... - ...
(i) chez Eugène Renduel. rue des Grands-Augustins, i.-?..
:2I0 RKVUK 1)1 N i>i;rx momu.s.
( >iii. mius sommes ln'iirt'ii\ de le iccomiailic, <i ce Loiilieur est
assez rare |HUir (inun pieune In |H'iiic do le sifjnalcr, le roman de
SaiiHc-lJcini- ne d« luciil pas une seule des espérances <|u'il donnait
il \ a (li\ ans, à Irpotiue de ses debuls. C'est une conclusion lo{;i-
<|ue et yloiieuse dans la série des tentatives intellectuelles (|ii'il a
courafrensement abordées depuis 18tii.
Aussi, pour bien comprendre et pour expliquer le sens intime
de ce roman, il faut rappeler sommairement les travaux et les
volontés de l'auteur. Envisagé de cette sorte, Vuliipié n'a plus rien
dobseui- ni de mystérieux : c'est dans l'ordre humain et dans l'ordre
littéraire une œuvre inévitable et prévue; c'est, sous la forme du
récit, l'expression plus familière et plus vive, plus abondante et
plus accessible, des idées révélées d('jà sous la forme dialectique et
sous la forme; lyrique. I)('taché de l'unité à la(|uelle il se rapporte,
ce livre court le danger d'être mal compris. Happroché des pré-
misses dont il est le complément , il s'éclaire d'un jour lumineux et
j)aisible.
Je répugne volontiers à publier ce que je sais des contemporains.
Quand je posséderais toute la vie privée des hommes dont le nom
est aujourd'hui célèbre, je me garderais bien de la révéler. Mais je
crois qu'en de certaines circonstances Ihomme importe à l'expli-
cation de l'artiste : et, par exemple, à moins de supposer à Sainte-
Beuve un caractère spécial, choisi, exceptionnel, il est impossible
de comprendre ses pèlerinages et ses dévolions. Il y a en lui un
mélange heureux d'enthousiasme et de curiosité qui se renouvel-
lent à mesure qu'ils s'apaisent, et qui enrôlent son esprit et ses
études au service de toutes les gloires naissantes ou méconnues. Ce
n'est pas tout : celte singularité d'intelh'gence ne dénouerait qu'à
demi le problème de ses travaux. Il est doué d'une abnégation bien
rare en ce temps-ci. Quoi(|u'il ait pratiqué bien des amitiés pas-
sagères et qu'il croyait durables, quoiqu'il ait foulé aux pieds
bien des cendres qu'il ne prévoyait pas, il ne recule. Dieu merci,
devant aucune ingratitude. Il ne perd pas son temps à supputer les
oublis dont il a peuplé sa mémoire. Il dit la vérité pour le plaisir
de la dire. Il popularise les noms dédaignés par l'ignorance ou la
frivolité, sans trop se soucier du destin réservé à son dc'vouement.
Le tiMP.oignage qu'il se rend à lui-même d'avoir bien fait, et cou-
l'ÛKTliS KT li()>l.\M.ir.llS FKA^ÇAIS. 21 I
rageusement, siil'lii à le coiiteiiler et à le .soiilenir dans les luîtes
nouvelles. Chaque lois (ju'il agrandit pour la foule eui'ieuse, moins
prodigue de louanges que de railleries, le cercle de la famiîle lil-
leraiie, il s'applaudit et se repose, sans réclamer un prix plus glo-
rieux et plus pur, sans demander aux disciples qu'il initie;, aux
<lieux nouveaux qui n'avaient pas d'autels avant ses prédications,
une longue reconnaissance, une solide amitié.
Il marche par le chemin qu'il a choisi, et se fait une gloire invo-
lontaire de toutes les gloires qu'il a révélées. Quand il rencontre
sur sa route un poète dont la voix est à peine entendue, il s'appli-
que sans relâche à grossir son auditoire, il construit de ses mains
un théâtre, il place lui-même les vases d'airain qui doivent enfler
le son et le porter aux oreilles les plus rétives. Puis, quand le
peuple s'est assis pour écouler, il épie d'im œil vigilant sur les
figures étonnées l'intelligence ou l'inattention, et, comme le chœur
de la tragédie antique, il moralise la foule et déroule devant elle le
sens mystérieux des symboles poétiques dont elle se laisse éblouir
^ans les comprendre.
Comptez parmi nous ceux qui se résignent au rôle du chaMu-
antique; comptez ceux qui suivent l'histoire et ne s'y mêlent pas;
comptez ceux qui expliquent la chute et l'élévation des trônes, et
ne prétendent pas à la royauté! et pourtant le rôl<; du chœur est
un rôle grave et sérieux , plein d'ampleur et de majesté, mais (jui
va mal aux égoismes hâtés de notre temps. Chacun pour soi et
Dieu pour tous, c'est là ce qui se lit au fond des amitiés les plus
bruyantes. Triste vérité! mais qu'il ne faut pas nier. D'ordinaire,
le blâme ou l'éloge d<'i)artis aux contemporains ne sont guère que
des contrats passés avec la vanité. En élevant sur un piédestid
ceux qui gisaient dans le sable, le plus grand nombre songe à soi
et se promet bien de monter au mém(î rang; ceux qui chantent
Ilosannah sans espérer pour eux-mêmes la divinité sont rares et
peuvent se nombrer.
Or, parmi les désintéressemens littéraires je n'en sais pas de
plus éclatant que celui de Sainte-Beuve; depuis dix ans, il n'a pas
écrit une page qui ne rende témoignage pour lui, (;t malheureuse-
mont aussi contre bien d'autres. Il a tendu à bien des grandeurs
chancelantes une main Iralernelle dont l'étreinte s'est relâclu'e
21:2 nr.vtK df.s dklx mondes.
siins qu'il v l'ùl de s;> l'niitc II ,i secouru Iticn des n.'uifr;ifj:<'s (|ui oiM
oiililic If nom de leni" sauveur m touoliaiil le riva{;e. Il :i couveii
(.le l;i pourpre iuipc'riale bien des solchts obscurs avant son accla-
mation, el <|ui se sont eloi{;nes de lui en <lisaiil <oinnie un des
(^('sarsà son lit de mon : Je sens (lae je dcvïcivi dieu.
3Iais à cluKiue nouvel!»' d('faite son coura{je {jrandissail pour
tenter un nouveau pélcrinajje, el marcher à de nouvelles décou-
vertes. Avant lui , la crirKiue française, lorsqu'elle n'('tait pas
savante ou acrimonieuse, n'était fjuère qu'un blutage assez vul{]aire
de préceptes et de formules dont le sens ('tait perdu. C'est à Sainte-
Beuve qu'il faut rapporter l'Iionncui- d'avoir mis la poésie dans la
critique. C'est lui qui le premiei- a fait de l'analyse des œuvres lit-
téraires quelque chose de vivant et d'animé, capable d'intéresser
par soi-même, en dehors de l'œuvre qui avait servi de point de
départ. Son Tableau du xvi*" siècle et ses Vortraïis prouvent assez,
quoique diversement, ce que j'avance. Bien que la partie plastique
de la poésie occupe, dans le premier de ces ouvrages, une place
importante et presque souveraine, pourtant il est facile de deviner
à chaque page que si l'auteur estime si haut la naïveui de l'expres-
sion , ce n'est pas de sa part un caprice puéril, et qu'il poursuit
sous la simplicité du mot la simplicité du sentiment. D'ailleurs,
lorsque parut ce premier livre, en 1828, toutes les questions de
plastique poétique étaient encore flagrantes. On se battait pour
des droits encore mal définis. La querelle était bariolée de blasons
inexpliqués ; à ces obscures généalogies qui s'échauffaient à
l'orgueil sans produire leurs titres, il fallait un d'IIosier pour les
mettre d'accord. Cette tâche était réservée à Sainte-Beuve. Il a
retrouvé les origines de notre poésie; il a dressé l'arbre généalo-
gique de nos franchises, que le temps et les commentaires avaient
enfouies; il a nommé les aïeux inconnus d'André Chénicr et de Mo-
lière; il a franchi 3Ialherbe pour atteindre Bégnier.
Il s'est chargé de légitimer historiquement l'école poétique de la
restauration , que la foule prenait pour une invasion d'usurpateurs;
il a tiré de la poudre de nos bibliothèques les chartes oubliées, les
constitutions méconnues de la vieille IVance; i! a réconcilié les no-
vateurs avec les amis du passé, en distribuant à chacune de ces
POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS. Z\'^
tètes plébéiennes les perles et les fleurons qui maiiipiaieiit à leurs
couronnes de fer.
Ce premier travail achevé, il s'abaissait de jufTcr le passé d'après
les principesaujourd'luii reconnus. Après avoir rcUtaché lexix*" siècle
au xvi% il fallait estimer les deux siècles intermédiaires d'après leur
parenté plus ou moins prochaine avec les premiers ou les derniers
noms de la famille française, et surtout, ce qui était plus important
cl pins difficile, d'après le rang qu'ils occupaient dans la grande
famille humaine. Cette seconde moitié de la tâche n'a pas étc; moins
glorieusement accomplie que la première. Une fois résolu à clier-
cher constamment l'homme sous l'artiste en même temps qu'à pré-
ciser la généalogie de tous les noms, Sainte-Beuve a courageuse-
ment pratiqué le double devoir qu'il s'était imposé. Chacune d;'s
individualités qu'il a choisies lui devient pour quehpies semaines
un monde de prédilection , une atmosphère préféi'ée où il respire
à pleins poumons, un paysage chéri dont il étudie curieusement les
moindres ondulations, un lleuve bienheureux dont il suit le cours
dans ses sinuosités les plus capricieuses. Chacune de ces études
est un véritable voyage. Il nous revient de ses lectures aventureuses
comme d'une course lointaine; il secoue de ses pieds le sable des
rivages ignorés; il rapporte à sa main la tige des plantes inconnues
qu'il a cueillies sur sa route. Aussi ne faut-il pas s'étonner si,
comme tous les voyageurs lointains, il s'imprègne des mœurs et
des passions des peuples qu'il a visités, s'il lui arrive de vanter tour
à tour les temples de Bombay, de Memphis et d'Athènes, et de
confesser tant de religions, qu'on le prendrait pour un impie.
Non , cette perpétuelle mobilité n'est qu'une bonne foi constant,".
Sainte-Beuve ne perd jamais de vue, dans chacune de ses initia-
tions, les paroles de François Bacon : Ojwrlct disccntcm crcdcrc.
Il croit à Saint-Martin et à Lamartine; il croit à Chateaubriand et
à LaMennais; il croit à Diderot et à l'abbé Prévost ; mais croire,
pour lui ce n'est qu'une manière de comprendre. Il croit pour sa-
voir; il étudie avec le cœur comme les femmes; il se livre comme
elles pour obtenir. La foi nouvelle qu'il accepte n'a rien de factice
ni d'irrésolu ; à force de contempler son nouvel ami, il se transforme;
en lui; il se met à vivre de sa vie; il évoque les ombres d'une so-
délc qui n'est plus; il réveille les passions éteintes; il reconstruit
TOME Ilî. — SLPPI.KMEXT. • l
^lli KF.VIÎF. I>KS lil.l \ M(>M>i:s,
les (Miarti-rcs cl li'S NoIoiiM's iiiipossiblt'S aiijoiird'liiii , cl (oui ccl.i
(le NI Itomic /|r;KT , ;u(h; nu iialiircl si piuiail, (|iic nous ccdoiis ;i
l'illtision comme lui. (lliaciiu des modelés qu'il fiiil poser dovaiil
nous {}a{jne noire affection en n'vdant à nos yeux des mériles in-
aitcndus.
II se peut que des intelligences plus sdvcres et moins expansives
répudient (jueicpics-imes des aduiiiaiions de Sainte-Beuve. Il y a
des âmes sérieuses, pleines de candeur et d'austérité tout à la fois,
qui ne se rési.jrnenl pas à la sympathie aussi focilement que lui;
mais il dc'sarme le blâme par la sincérité de ses opinions. Il est
heureux d'admirer, comme d'autres sont heureux de comprendre.
C'est poinviuoi je m'expplique sans peine qu'il ait omis jusqu'ici
dans ses études les natures trop distantes de la sienne, celles sur-
tout qui se sont produites au milieu du bruit et des pompeux spec-
tacles; s'il lui arrive presque toujours d'aimer pour comprcndi'c,
on peut dire avec une éfjale vérité qu'il ne comprend guère que
ceux qu'il ainie.
Dans la poésie lyrique, Sainte-Beuve a eu pareillement deux
momcns bien distincts , mais non pas contradictoires. Dans les mor-
ceaux publiés sous le pseudonyme de Joseph Delorme, comme
dans le Tableau du xvi^ siècle, il semble plutôt préoccupé du méca-
nisme de la versification que du fond même des pensées. Il s'ap-
plique, avecune curiosité amoureuse, à reproduire tous les rhythmes
essayés au temps de la renaissance par Baïf , Ronsard et Dnbcllay.
L'esprit tiède encore de cette laborieuse exploration qu'il vient
d'achever, il s'empresse de consigner les résultats de ses études
dans une lutte assidue avec les modèles qu'il a quittés ton t-à-l' heure.
C'est ainsi que faisait Warton , en étudiant l'histoire de la poésie
anglaise.
Que si l'on veut pénétrer sérieusement le caractère intérieur des
poésies de Joseph Delorme, on s'aperçoit bien vite que l'auteur a
surtout cherché à traduire sous une forme naïve et harmonieuse le
journal de ses impressions personnelles. Si l'on excepte en effet
l'ode à la rime, qui, par la prestesse des évolutions et la variété des
similitudes, ressemble volontiers à une gageure, on retrouve pres-
que à chaque page le retentissement d'une pensée qui étonne d'a-
bord par sa nudité, mais qui bientôt , lorsque les yeux sont façon-
POÈTES ET HOMA.NCIEKS KKA.NCAIS. î21o
nés à ce nouveau speclacle , nous ulUclie et nous intéresse par sa
nudité même.
C'est une révélation frandie et hardie, dédai.;;nciise des réti-
cences , pleine de mépris pour la ptiriphrase , préix'rant le mot vrai
aux images les plus clé^janles; c'est une causerie domestique.
Dans les Consolatiom , l'élément humain s'est complètement d(î-
gagé des questions de rhythme, de césure et d<; rime, l^artiste est
sûr de l'instrument qu'il manie; il choisit volontiers les plus simples
mélodies. 11 ne paraît guère songer qu'à lui-même. Ce qu'il dit, ce
n'est pas pour plaire, car s'il voulait plaire, il le dirait autrement.
II connaît tous les manèges de la coquetterie pot'tique. 11 s'est
rompu de bonne heure aux ruses les plus difficiles de l'expression.
S'il procède avec une austérité continue, c'est qu'il a subi depuis
un an une métamorphose irrésistible; c'est que, livré à lui-même,
loin du monde qu'il a toujours mal connu , en société de ses livres
chéris qu'il devait bientôt épuiser , las de mordre au fruit de la,
science, il est monté jusqu'à Dieu pour lui demander compte de sa
misère et de son impuissance; c'est qu'il s'est réfugié dans les mvs-
tiques entretiens pour échapper au doute qui le rongeait.
Si j'insiste délibérément sur le caractère religieux des Consola-
tions, c'est que ce livre contient le germe entier de Volupté; c'est
qu'on y voit déjà le cœursediibattre sous les sens, et se révolter
contre l'avilissement du plaisir.
Envisagées poétiquement, les Consolations , malgré l'empreinte
personnelle qui les distingue en ce temps d'imitation et de prosé-
lytisme, sont unies à l'école des lacs et en particulier à Wordsworth
par une étroite parenté. Sainte-Beuve , comme le poète anglais,
ennoblit par la pensée qu'il y mêle, plutôt que par l'expression
dont il les décore , les sujets les plus vulgaires, les accidens les plus
indifférens de la vie quotidienne.
Je sais qu'on a reproché aux Consolations de ressembler trop
directement à la prose. Je sais qu'à de certains esprits habitués
dès long-temps à la pompe de l'alexandrin ces confidences fami-
lières ont paru presque triviales. Mais ceci, je crois, est plutôt
l'effet de la surprise que le symptôme d'un réel mécontentement.
Le même dédain pourrait se manifester en présence d'un liobbema,
chez un homme qui n'aurait vu jusque-là que des Claude Lorrain.
li.
2iCt j.iNLt: DES i>Ki;\ mondei.
Kl puis, tlaiH son aiiiour l'.oiir les simples |)ays.i{;cs do l'rcole
llninandc, Saiiitt-Bciive ne s'inlcidil |)as Tcssor d'une pons<r plus
élevée. Il V a dans les Consnlalions deux iiièees qui se dislin/juent
entre toutes par la naïveté du dt'but, le progrès lent et mesuré des
premières pensées, et aussi, je dois le dire, par la ma^juilicence
<t la suhlimile de la eonelusion ; je veux parler des premières
amours d'AIi.jfliieii et de Béatrice, et de la monudie désespérée
df Miehfl-Ange. A coup sûr il est impossible de commencer plus
familièrement (jue ne le fait Sainte-Beuve dans ces deux morceaux.
Il traduit presque littc-ralement un sonnet de Buonarroii , une page
de ia Vie nomcUe. 11 épèlc le thème qu'il a placé sur son pupitre,
il le commente et le décompose nonchalamment, on dirait qu'il
promène au hasard ses doigts sur le clavier. Mais peu à peu il
s'exalte, il s'enivre de sa [)ensée, le son grandit et monte jusqu'au
faîte, le murmure (jui tout-à-lheure chuchotait à nos oreilles
s'enfle jusqu'à la menace; nous étions dans une prairie, au bord
d'un limpide ruisseau, et voici que nous sommes transportés sur
la crête d'un rocher, au bord d'un fleuve écumant. Ceci, qu'on y
prenne garde, est une grande habileté, et très rare, je vous as-
sure. C'est le procédé familier aux grands symphonistes de l'Alle-
mngnc.
Il y a dans ces deux morceaux assez de poésie pour défrayer
bien des poèmes. Quant au caractère mystique du recueil entier,
qui a paru à quel([ues personnes plutôt découragé que fervent, il
n'v a qu'une réponse à faire, c'est que les plus fermes espérances,
qu'elles s'adressent à Dieu ou bien à un cœur préféré, ont leurs
défaillances et leurs abaltemens, c'est qu'il n'y a pas de prière pos-
sible dans une perpétuelle glorification.
Des Consolations au roman la transition est toute naturelle. Le
sujet , qui d'abord ne se révèle pas en plein , mais qui se dessine et
se précise au bout de (pielques prges, n'est autre que la lutte des
sens et de la volonté; c'est le duel du plaisir et de l'intelligence, de
la mollesse cl de la réflexion, du corps et de l'ame, et enfin le
combat acharné de la volupté contre l'amour. — Ceci pourra sem-
bler singulier aux esprits inaitentifs; mais, avec un peu de com-
plaisance, et surtout de bonne foi, on se convaincra bien vite de la
POÈTtS ET ROMANCIER:» I KANÇAIS. 217
réalité de la guerre que Saiiile-Beuve a choisie comme sujel d'eiudo
poétique.
Qu'est-ce à dire en effet? Croyez-vous que l'amour pouc le
poète, pour l'artiste, pour le philosophe, pour le prêtre, pour
l'homme qui pense et qui veut, pour l'homme enfin (jui est vrai-
ment un homme, se réduise au plaisir et à l'effémination des sens?
Croyez-vous que l'ivresse et l'oubli, l'exaltation et l'épuisement,
l'entraînement et la prostration suffisent à réaliser l'amour tel que
l'ont conçu , tel que l'ont éprouvé Pétrarque et saint Augustin , ces
<leux grands maîtres dans la science d'aimer? Oh que non pas ! la
tâche n'est pas si facile.
Loin de là, et pour peu qu'on ait vécu pour son compte ou qu'on
ait seulement regardé vivre autour de soi, on ne tarde pas à le re-
connaître, les plaisirs trop hâlés, le gaspillage des sens, les ivresses
trop rapides et mal choisies, avilissent l'ame, l'épuisent et l'endor-
ment; cl quand vient l'heure d'aimer sérieusement, (ju:ind il s'agil
d'engnger sur un nom le reste de ses années, ce n'est (|u'à grand'
peine que l'ame se réveille pour essayer celte vie nouvelle et glo-
rieuse, cette vie d'épreuve et de dévouement. Le plus souvent le;
courage lui manque à moitié chemin. En vue du port qu'elle apei-
çoit, elle ralentit la manœuvre et se laisse démâter, elle retourne
paresseusement aux vagues tumultueuses de ses plaisirs.
Sans doute il y a des voluptueux qui se purifient dans un amour
sérieux; sans doute il y a des âmes qui, après s'être long-temps
flétries dans le plaisir, se rajeunissent et se renouvellent dans le dé-
voùment et l'abnégation. Mais combien , au lieu de se transformor
el de dépouiller le vieil homme , flétrissent à leur image l'am^
qu'ils ont choisie, qui devait les régénérer, et qui devient leur
proie !
C'est qu'en effet la métamorphose est laborieuse , c'est qu'au-
delà de certaines limites elle est lout-à-fait impossible. C'est que
la volupté, analysée dans ses intimes élémens, n'est qu'un mon-
strueux égoisme , une perpétuelle immolation aux sens inapaisables ;
c'est que le plaisir irrité à toute heure, impuissant à contenlcr s;i
colère , éteint une à une toutes les facultés généreuses de notre ame ;
c'est qu'il suppiime d'un coup les deux tiers de notre vie , l'avenir
ÎÎIS m,\ii. m > nr.i \ ikindi.s.
;m(|iii| il ii;i |(;i> le tcm|ts de soii^jer , If pus.sf tloiil h; souvenir
li(>iililci;iit sa juif au lieu de l'aviver.
Il est donc natufcl (|ue le V()lu|ilueu\ recule (levant la tâche im-
posée à l'anianl, (ju'il pâlisse el Ireltuclie devant l'abinie de rési-
j'jnalion et de lutte ouvert à ses pieds. S'il trenihlc à la seule ()ensée
de frayer la route à celle qu'il a choisie, c'est que ses [tieds amollis
dans le repos ne sont pas de force à sai{;ner inqiunement, c'est
qu'il craint pour ses pas chancelans les caillouv el les ronces, c'est
que ses yeux baifjnés dans l'onjbre d'une alcôve enivrée ne sup-
porteraient pas la lumière éblouissante de la plaine, c'est que ses
bras brisés dans les étreintes furieuses soutiendraient mal la femme
préférée.
J'ai connu des caractères singuliers, d'une paix austère el per-
manente, à peine au seuil de leurs années, d('dai{;neux de la
jeunesse qui s'agitait autour d'eux , empressés à vieillir avant l'âge,
ambitieux de sentir sous les tresses dorées de leur chevelure les
pensées qui d'ordinaire ne mûrissent que sous les fronts chauves
et ridés; ceux-là prenaient la volupté par son côté impitoyable
el terrible. Ils tuaient leurs sens pour dégager leur ame. Ils
déchiraient le corps pour ouvrir à l'intelligence des horizons
plus larges , de plus lointaines perspectives. Au-delà du plaisir
qu'ils se prescrivaient et (ju'ils menaient à bout, ils apercevaient
l'atmosphère sereine de la réflexion. Quand ils ont voulu se mettre
à aimer, quand ils ont compris que l'intelligence livrée à elle-
même, abreuvée de vérité, ne suffisait pas à remplir la vie, ils
ont trouvé dans l'amour une vie nouvelle et qu'ils avaient prévue.
Ils avaient mesuré la tâche , ils avaient l'œil paisible, el leur pau-
pière ne s'est pas abaissée convulsivement. Ils avaient compris que
la volupté a deux sens, l'un grossier, vulgaire, qui se révèle au
plus grand nombre, c'est le plaisir des sens; l'autre idéal, poéti-
tique, supérieur à la vie commune , c'est la volupté dans l'amour.
Ils avaient pressenti que le plaisir acheté par le dévoûment et le
sacrifice , préparé par la persévérance et les mutuels épanchemens ,
acquiert une saveur nouvelle, et que les voluptueux ne soupçonnent
pas. Aussi quand ils ont essayé l'amoui-, ils l'avaient deviné, et
sans peine ils ont triomphé de leurs sens avilis. Ils avaient conservé
soigneusement l'eiincelle précieuse qui devait rallumer les cendres^
POÈTES El' ROMA.NCIERS FKANr.AlS. :2I!)
«le leur jeunesse. Au jour du réveil ils ont retrouvé ce qu'ils avaient
dédaigné dans leur folie oi-j^ueilleuse , la faeulté d'aimer.
3Iais ee n'est pas à cette volupté réfléchie que s'en est pris Sainte-
Beuve ; il "sait l)i('n que le plaisir ainsi accepté plutôt que poursuivi
n'est qu'une ciuelle initiation , ((ui mérite plus de compassion que
de colère.
Amaury, le héros du luman de Saiule-Beuve, placé entre trois
femmes , toutes trois digues d'être aimées , les perd toutes ti-ois
par son irrésolution et ses caprices. Livré de bonne heure aux
faciles plaisirs, il s'y amollit et s'y énerve, et lorsqu'il cherche en
lui-même la force de vouloir et d'aimer, il ne la retrouve plus, il
entame la destinée de trois femmes sans compléter la sienne. Tout
le roman est là. De la volupté à l'impuissance d'ainiei-, del'iri-éso-
lution à la nullité, la transition est logique, ii-résistible. — Les trois
caractères qui se dévouent à l'amour d'Amaury, et (ju'il n'ac-
cepte pas, parce qu'une fois avili par l'effémination il ti-emble
de s'engager et de vouloir, sont tracés habilement, simples, vrais
et bien distincts. La première, Amélie de Linier, est une jeune
iille candide et pure , attachée à ses devoirs , résignée à l'obéis-
sance, soumise à la destinée que Dieu lui a I^iiie, (jui suivrait
Amaui'v dans ses plus hardies entreprises, mais «jui souhaite un
TÙ\c à l'homme ({u'elle aime, parce qu'elle ne conçoit pas la dignité
viril(; sans la volonté; son ambition ne va pas jusipi'à surprendre
à son profit toutes les facultés d'Amaury. Elle veut la première
place dans son cœur; mais dans le monde elle ne veut pour elle-
même que le second rang. Elle est libre, elle pourrait devenir la
femme d'Amaury. Mais le voluptueux demande deux années de
répit. Deux ans dans la vie d'un homme sans volonté, sans
prévoyance, c'est un monde pour l'oubli et les mauvais desseins.
Bientôt Amélie est détrônée par M'"" de Couaën. Celte nouvelle
figure pour l'achèvement de laquelle le poète a dépensé le meilleur
de ses forces est plus grande, plus idéale (]ue la première. Sa
mélancolie est pleine de superstitions et de pressentimens. Elle se
laisse aller à aimer Aniaury sans craindre un seul instant f|ue cette
nouvelle affection puisse troubler la paix de ce qui l'entoure. VÀU;
aime saintement, pour le bonheur d'aimer; ce qu'elle offre et ce
qu'elle demande, c'est un dévoùmenl sans i-éserve, mais chaste,
"ihîO m.Mi: UEn i)i:ix MOM»iis.
mais iviijjitiix . m;iis conlt'Uii (l;iiis les liiiiiics aii.slôrcs (ludevoii'.
VA\c ne roiiiKiil pas rculraiiK'nieiil des sens el ne son{;t' pas à kr
raloiilcr. I,a iroisièmo lijjiiro, moins po('li<|U(' pcMil-èire (jue les
dc'ii\ aiilres, M""" di* H., iiiKiresse poiirlanl par la IVaricliise
nK'ino de sa Uvjèroli'. Elle est d'iiiu^ co<]U('(t('ii(' naïve , iiicapahlc
i\'m\ amour scrieiix, mais eapable eependanl di; plcuicr l'aban-
don. Son amour, on le comprend sans peine, est plutôt dans sa
teie (jue dans son cœur; c'est un type c.n se rencontre assez
souvent , et (jue Sainte-Beuve a lidelemenl reproduit d'après na-
ture. Sans doute M""' de R. n'est pas digne de lutter dans le cœur
d'Amaury avec Amélie ou M™"" de Couaën. Mais pour l'irrésolu vo-
luptueux c'est une occasion naturelle d'oublier son second amour
comme il avait oublié le premier; et c'est pourquoi il faut remer-
cier l'auteur de l'avoir placée près des deux autres.
Amélie, pour un homme familier aux secrets de l'amour, repré-
sente le bonheur paisible, sans lutte, sans péripétie, l'amitié dans
l'amour, la sérénité des jours pareils et prévus. M™' de Couaën
résume idéalement l'amour romanesque, mêlé de larmes sanglantes
et de célestes sourires; la possession de M""" de II... ne serait tout
au plus qu'une aventure de quel<]ues semaines.
Entre ces trois amours, Amaury, on le voit bien, préfère le
s:cond, le plus grand , le plus difficile. Mais il recule devant le
danger et n'offre pas le combat. Le cœur d'Amélie se laisse trop
facilement pénétrer et n'offi-e pas à son avide curiosité assez d'é-
lémens d'excitation. Et puis pour l'obtenir il faudr-ait s'engager
sans retour, et le voluptueux ne veut pas même engager le lende-
main. M""" de R... ne refuse pas de se livrer. Mais elle veut être
dignement gagnée et s'accommoderait mal d'un cœur partagé. Elle
surprend dans le cœur d'Aniaury deux hnages rivales de la sienne,
et qui rendraient son règne impossible. Elle ne peut pas se mé-
prendre sur les vrais sentimens de l'homme qu'elle a distingué. Elle
devine son hésitation et ses lâchetés. Elle serait folle vraiment de
céder à des attaques si mal conçues et si mal poursuivies.
Ces trois amours sont décrits dans le roman de Sainte-Beuve
avec une exquise délicatesse.
Un jour ces trois femmes se rencontrent, cl sans plaintes, sans
récriminulions, sans aveu, elles conipi\*uncnt la secrète rivalité qui
POÈTES El' ROMANCIERS FRANÇAIS. ±2}
les sépare; ce jour-là est un jour décisif pour Aniaury. Témoin
(le ces trois douleurs qu'il a faites, il s'aflïijjo et s'apitoie sur lui-
même, il maudit sa misère et son inlirmiié. Il s'éloijjne avec un
effroi religieux de ces trois plantes flétries au souffle de son amour
impuissant. Il se retire de la vie oii il n'a plus de rôle à jouer, il
se réfugie en Dieu; et pour que rien ne manque au châtiment de
sa lâcheté, à peine a-t-il été ordonné prêtre, qu'il assiste aux der-
niers momcns de M'"" de Couaén ; il récite sur sa dépouille la
prière des morts et renvoie au ciel cette ame dont il n'a pas voulu.
Il y a dans tout ceci une haute moralité. Celte histoire très
simple aboutit à une conclusion lumineuse, à un enseignement
sévère, à une leçon évidente : /Vmaury manque sa destinée faute
d'avoir voulu.
Aimer, savoir, qu'est-ce après tout sans ia volonté? Une occa-
sion de vivre, mais non pas la vie elle-même. Vérité simple, et que
beaucoup pourtant révoquent en doute ou ne soupçonnent pas.
Si j'ai négligé dans cette rapide analyse toute la partie locale et
historique du roman; si j'ai omis le portrait de M. de Couaén,
celui de M""" de Cursy, celui de George Cadoudal, c'est que ces
trois figures ne sont pas sur le premier plan du tableau, c'est
(ju'elles servent plutôt à l'encadrement de l'action qu'à l'action elle-
même, c'est que dans la destinée d'Amaury ces trois noms sont
plutôt des accidens que des ressorts.
L'épilogue tout entier est magnifique d'élévation, d'abondance
et de verve. Dès qu'Amaury, en expiation de sa jeunesse livrée aux
vents capricieux de la volupté, pour racheter ses années perdues,
a choisi la prière comme un dernier et inviolable asile, comme un
rocher inexpugnable, et (|ue les flots du monde baignent incessam-
ment sans jamais l'ébranler, il se i-égénère et se relève, il se re-
nouvelle et se transfigure; le voluptueux redevient homme.
Le style de ce roman participe des (pialités habituelles à l'au-
teur. La grâce, la pureté qui lui sont familières se retrouvent dans
ce livre. Mais il y a lieu, je crois, à faire quehjues remarques techni-
ques sur la trame intérieure du langage appliqué au récit et en
[Kirticulier au roman.
La forme choisie par l'auteur admet, je le sais, toutes les varié-
lés, toutes les nuances du style, dépuis le fan»}licr jusqu'au lyi'iquc.
2^ Kl \ I I m > itr.i \ MdMii s.
drpuis le î>iiii|»If < t le iiti jiis<|irà l'cpiciiic .1 :iii |>ilturc.s(jiic. Mais
ne coiivionl-il pas de iiieiia{;er sui^fiieuMîiucnl la iraiisilioii d'une
nuance à l'aiiire? D.ins la succession même des nuances n'y a-l-il
pas une loi? Et celle loi, quelle esl-elle? iN'esl-ce pas la subrieté?
La nuance 1\ ri(]ue en patlicnlier ne doit-elle pas se prodiiireavec une
avarice refhrliic? I!t s'il aiiive (|u'elle se i-e|)ande avec une abon-
dance luvui'iante, n'enlaclie-l-elle |)as de mes(|uinerie et de nudité
les nuances voisines et plus simples? Pour hî récit, par exemple, ne
serait-il pas utile de s'inleidire les imajjes fi<'(|uenlcs et viv(;ment
accusées? Ne faul-il pas léserver les similitudes pour la i)einluie
du paysage, les symboles pour la révélation du monde intérieur,
qui, sans le secours de la poésie, ne pourrait jamais s'éclairer que
d'un jour incomplet?
Chacune de ces questions est grave et ne se résout pas à la
course. Aussi , en les laisanl, nous éprouvons le besoin de les justi-
fier. Parfois il nous a semblé que les pages les plus belles de ce
livre gagneraient singulièrement à se sim|)lilier. Il y a dans une
œuvre de longue haleine une perspective poétique dont il faut tenir
compte. La condensation, utile dans une ode, et qui s'accommode
volontiers du mouvement des strophes, ne convient pas toujours à
la prose du roman; souvent le style trop chargé d'images plie sous
le faix, et ralentit la pensée. La diffusion, en atténuant la crudité
des couleurs, ajoute à l'harmonie de la composition , et rend la lec-
ture à la fois plus rapide et plus facile.
Mais s'il est nécessaire au romancier d'apporter dans l'emploi
des images d'infinis ménagemens, il doit éviter avec un soin pareil
de les briser en les variant, de les obscurcir en les superposant.
Or je dois déclarer franchement que Sainte-Beuve a plusieurs fois
mérité ce reproche. Il lui arrive de choisir des images dans des
ordres de pensées souvent très distans l'un de l'autre, et de mettre
une comparaison abstraite à côté d'une comparaison visible; de
cette sorte la première perd son autorité , et la seconde sa grâce.
Et puis il répugne généralement à continuer, à soutenir la si-
militude qu'il a choisie; on dirait qu'il craint de la puériliser en la
déroulant. Les nombreux exemples qu'il a sous les yeux expliquent
sa frayeur, mais ne la justifient pas; sans doute il est arrivé de nos
jours à des artistes emincns d abuser du style visible, et de parfiler
POKTLS Kl K()MA\(.IKllS FKAi>ÇAlS, ±JÔ
leur pensée au point de la rendre insaisissable. C'était de leur part
une grande faute d'entamer le tissu à force de l'amincir pour l'é-
tendre ; mais le danger peut être évité , et Sainte-Beuve mieux que
personne connaît le moyeu de n'y pas succomber.
Cette brièveté volontaire dans les similitudes, en multipliant les
facettes et les tons du style, lui ôte une partie de son unité. La
prose prend alors un aspect chatoyant qui fatigue l'œil et déroute
l'altenlion. Au lieu d'un métal poli (|ui réfléchirait la lumière en la
brisant sous des angles simples et prévus , nous avons un métal
capricieusement taillé, où les rayons se croisent en mille routes.
Ces reproches que nous croyons sérieux s'expli(iuent par une
disposition particulière à l'esprit de Sainte-Beuve. En présence de
sa pensée comme devant les caractères qu'il étudie, sa curiosité tient
du tressaillement; il aperçoit du même coup plusieurs faces di-
verses , également éblouissantes, et qui le séduisent avec une égale
puissance; tantôt c'est le côté sensuel, tantôt c'est le côté idéal.
Dans son ardeur mobile, il ne choisit pas assez délibérément le
côté qu'il veut peindre, et comme un eni^mt placé entre deux fruits
également dorés, il va de l'un à l'autre , sans se décider pour l'idée
à l'exclusion de l'image, ou pour l'image à l'exclusion de l'idée.
Cette disposition est, dans l'ordre intellectuel , quelque chose qui
correspond assez bien au chatoyement du style , dans l'ordre litté-
raire.
Malgré ces chicanes , qui sans doute sembleront niaises au plus
grand nombre, à force d'être subtiles et procédurièrciment déduites,
Volupté est un beau livre , et comme il s'en lah peu dans ce temps-
ci, un livre plein de substance, nourri de pensées et surtout do scn-
timens vrais, surpris sur la nature, étudiés avec une précision médi-
cale ; c'est un livre liumain où ruisselle le sang des blessures, oii l'ar-
lisle a laissé les lambeaux do son cœur, comme la brebis les lam-
beaux de sa toison dans la haie qu'elle franchit.
Gustave Planche.
DERNIÈRE
RÉVOLUTION DU PÉROU
Vous m'avez souvent prié, mon ami, de tenir la Revue au cou-
rant (les affaires politiques de ce i)ays, et depuis bientôt huit ans que
je l'habite, c'est la premièi-e fois que je réponds à vos désirs.
Depuis ces huit ans, en effet, sauf (juelques démêlés avec nos
voisins de la Colombie et deBolivia , démêlés qui n'altéraient en rien
notre repos à l'intérieur, nous avons joui d'une tranquillité pas-
sable. L'apathique Lima , engourdie sous son ciel toujours serein ,
tout entière à ses jouissances sensuelles qui en ont fait la Gomorrhe
de l'Amérique, pouvait, à la distance où vous en êtes, paraître
sage et heureuse en comparaison de ses sœurs les autres républi-
(|ues. 3Iais aujourd'hui son tour est venu : le démon de l'anarchie,
(jui a élu son domicile à Buenos-Ayres et au Mexique , est en ce
moment au milieu de nous, et Dieu sait quand il nous quittera. En
vous racontant nos exploits, je ne crains qu'une chose, c'est que
vous n'y preniez nul plaisir : nos héros sont de très chétifs person-
nages ; ils n'ont rien à s'envier les uns aux autres en fait de talens
et de patriolisnje, et vous ignorez probablement jusqu'à leurs
noms. Nos armées et leur valeur sont aussi à la taille de nos héros.
DERMÈnE nÉVOLUTIO?» DU PEROU. 2!i^
<*l la masse de la nation à celle de nos armées. Mais dussicz-vous
siflkr au lieu d'applaudir, j'entre en matière, et je serai aussi bref
que possible.
En I8:il) , nous étions en ffucrre avec la Colombie au sujet de nos
frontières dans le nord, et la présidence, occupée par le {jénéral
Lamar, allait être vacante aux termes de la constitution; le(>énéral
Gamarra, qui commandait l'armée, entrevit la possibilité d'atteindre
à ce poste élevé en sacrifiant sa patrie à l'ennemi. Par un traité
secret, il s'engagea à livrer l'armée péruvienne à Bolivar, sous
la condition que celui-ci , maître une seconde fois de la destinée
du Pérou, relèverait au pouvoir suprême. Ce marché infâme fut
exécuté fidèlement des deux côtés. Un traité de paix honteux
ayant mis le congrès du Pérou sous l'influence colombienne , Ga-
marra fut élu président le 20 décembre de la même année, et en
même temps le poste de vice-président fut confié au général La
Fuente.
Le premier n'était pas, comme vous devez bien penser, d'hu-
meur à se dessaisir paisiblement , après trois années de jouissance,
d'un pouvoir qu'il avait acheté au prix de l'honneur. Dès son
installation, il forma le projet de rendre son autorité viagère en
d('pit ûc l'opinion publique pour laquelle il affectait le plus profond
mépris. Son premier soin fut de s'assurer du dévoûment absolu de
l'armée en peuplant ses rangs d'officiers disposés à obéir à ses
moindres caprices. Tout ce qu'il y avait d'hommes recommandables
par leur moralit(' et leurs anciens services fut renvoyé dans
ses foyers et remplacé par des Espagnols dont la présence était
à peine tolérée dans le pays, et par des individus choisis dans une
classe d'hommes très nombreuse à Lima, classe sans honneur,
perdue de dettes et de débauches, et prête à tous les crimes. Ga-
marra trouvait au besoin des sicaires parmi ses officiers. Un impri-
meur lui ayant déplu, cinq cnUmeh, déguisés en gens du peuple,
l'arrachent de son domicile, l'entraînent hors des murs de la ville
et le poignardent de sang-froid, l^ir cette manière d'exercer la
censure, jugez du reste. Pour s'assurer encore davantage de ses
créatures , Gamarra avait organisé une espèce de loge ma(;onni(|ue
N')ù chacun des affili("S s'engageait par serment à le maintenir au
pouvoir, moyennant quoi le président devait, son autorit»- affermie,
!^i^» REVL'K bKS liLl \ NniM)K>>.
leur ili^lribiii'i les emplois K-s plus cli'vi's di; 1 ailiiiiiiisli'.Uiou cU
(lo Tanm-o. Non roiiUMil ck' cela, el ciai{;iiaiit i'opixjsiliuii des lia-
hitaiis (le la nIIIi', il dirijje sur Cu/.tu tout le nialéiiel de la repu-
hliijuo v{ vu l'ait une esp('C(Mrarsriial,d('slinL' à lui servir de reiilre
d'opérations dans le cas où il laudt ail drlVndrc son usurpation lu-
ture à main armée.
Gamarra était adniiraltlement secondé par sa femme, (pii à elle
seule en faisait autant que tous ses partisans ensemble pour le
mainlonir a son poste. Dona Francisea Subiafja , ou sim|)l('menl
Dona Panchita, comme on l'apix-lle ici, est une jeune et jolie
femme qui, dans des temps moins prosaïques, eût fourni matière à
plus d'un roman. Irritable et nerveuse à l'excès ,au point, dit-on,
d'être sujette à des attaques du mal caduc , cette inlirmile donne à
sa physionomie une expression de lanjjucur qui séduit tous les
jeunes officiers, dont les hommages ne l'entourent pas toujours en
pure perte. Malgré son rang, il n'est pas rare de la rencontrer
à pied dans les rues, vêtue de la saya qui presse sa taille flexible,
et la figure coquettement voilée du rebozo, à l'exception d'un œil
dont elle joue avec un charme tout particulier. Dans ce costume
agaçant , elle aime à attacher à ses pas l'étranger novice qui ne sait
encore reconnaître les femmes de Lima à leur seule démarche ;
elle l'entraîne sur ses traces jusqu'au palais qu'elle habite, dé-
couvre tout à coup sa figure, et rentre dans ses appartemens
en riant aux éclats du malheureux mystifié. Dona Panchita est
en outre une écuyère intrépide; elle n'a point de rival à Lima
pour le tir du pistolet, la danse du huachambe et la guitare;
enfin , en fait de révolutions , voici un échantillon de son savoir-
faii-c : elle avait à se plaindre du vice-président La Fuentc qui ne se-
condait pas ses projets comme elle l'eût désiié. Au mois d'avril 1851 ,
elle profile de l'absence de son mari qui était alors dans l'intérieur,
se met en personne à la tête d'un régiment dont le colonel lui était
entièrement dévoué , et marche sur le palais du gouvernement où
La Fuente ne s'attendait à rien. Le pauvre vice-président est
pris, conduit à bord d'un brick de guerre en rade du Callao, et
dona Panchita s'installe en son lieu et place. Pendant quelques
jours, la république eut la satisfaction d'avoir une présidente au
lieu d'un président.
DF.RMKRK HF.VOLUTION DU l'KKOU. ±i7
Je reviens à Gamarra. Tous les actes ostensibles et secrets de
son administration mettaient de plus en plus en évidence ses pro-
jets ambitieux. L'époque de l\'\piration de son pouvoir appro-
chait; mais avant d'employer la violence, il crutdcvoir recourir aux
formes légales pour se maintenir en place. Une première tentative
de séduction sur les collèges électoraux ayant échoué , quoique
tous les moyens imaginables eussent été mis en jeu, il feignit tout
à coup d'être las de la présidence, et fit mettre en avant par ses
journaux le général Bermudez comme le seul homme capable de
lui succéder. Cette manœuvre trompa d'abord quelques esprits
peu clairvoyans; mais on apprit bientôt que ce général, satisfait
du vain titre de président, s'engageait à abandonner à son patron
le commandement de toute l'armée, c'est-à-dire en réalité le pou-
voir tel que l'avait exercé Bolivar pendant son st-jour au Pérou.
Bermudez, qui jusque-là avait été assez bien vu du public, devint
sur-le-champ aussi impopulaire que Gamarra. Tous deux néan-
moins, trompés par leurs flatteurs, parurent ne pas douter du
succès deleui's projets, et attendirent, sans commettre de violen-
ces, la réunion de la convention, qui eut lieu au mois de décembre
de l'année dernière.
Plusieurs des membres de cette assemblée ayant à leur tète
M. Luna-Pizarro, qui la présidait et était en même temps le
chef de l'opposition, ayant montré des scntimcns d'indépendance,
Gamarra alarmé crut d'abord prudent de restreindre ses attribu-
tions au pouvoir de réviser la constitution , ce qui lui permettait
de rejeter toute nomination contraire à ses intérêts; mais aupara-
vant il sonda le terrain. Les députés, de leur côté, dissimulèrent
et promirent tout ce qu'il voulut, en ayant soin d'informer M. Luna-
Pizarro des manœuvres dont ils étaient l'objet. Gamari-a, trompé
par ces promesses mensongères, crut la majorité assurée à Ber-
mudez. Par une dépêche ofHcicUe , il reconnut à la convention le
droit de lui désigner un successeur, et l'invita à procéder à cette
nomination. Tout se passa avec ordre et dignité; l'assemblée s'en-
toura de toutes les formes légales, afin d'enlever jusqu'au moindre
prétexte à la malveillance, et le 20 dc'cemlire, le général Obregoso
fut élu à une majorité considérable.
Se vovant ainsi joués , Gamarra et ses amis devinreni furieux :
±i8 UKvrE DES ntix mondes.
les plus di'lci'inincs (le (ciix-ii Noiil.iicni s'opposor à l'insialhiiion
(lu nouveau prosidout; mnis riiidcrisiou do leur clicf s'y opposa.
Il crut possiMf de faire acce[)l(r a Olucffoso les mêmes conditions
qu'il avait imposas à Hcrmude/ , <l (|u'eflVayé des danf^ers de sa
position, il consentirait à se contenter de l'oniltre du pouvoir.
Obre{joso s' ('tant montre; récalcitrant, sa mon futri-solue, et l'exé-
cution du complot fixée au ô janvier de cette année. La situation
du nouveau pnisident ('lait des plus criti(jues; il avait pour lui la
partie la plus saine de la population et la convention; mais la ma-
jeure partie de l'armc-e était à ses adversaires, qui occupaient en
outre le Callao qu'on peut re.jjarder comme la clef de Lima. Ohrc-
{^foso usa de ruse : le jour même où les conjurés devaient l'assas-
siner, il invite à dîner le colonel commandant la (garnison du Cal-
lao, et sous prétexte de lui parler d'affaires en particulier, l'engajje,
au sortir de table, à faire une promenade en voiture. Arrivés à
moitié chemin du Callao, dont le cocher avait pris la route suivant
les habitudes de son maître, Obregoso tire un pistolet de sa poche
et menace le colonel de lui brûler la cervelle, s'il ne lui livre à l'in-
stant la forteresse et ne le fait reconnaître par les troupes de la
(][arnison. Le colonel, tremblant de frayeur, fit tout ce qu'il voulut.
Obregoso, maître de la place, changea sur-le-champ tous les
officiers dévoués aux conjurés, et attendit les évènemens de la
nuit.
Lorsque la nuit fut venue, les conjurés se rendirent au palais
pour accomplir leurs projets, et apprirent là ce qui venait de se
passer. Comptant encore sur les troupes du Callao , ils espérèrent
qu'elles leur livreraient le pnisideni; mais ils furent détrompés
le lendemain, et ils résolurent d'entreprendre le siège de la forte-
resse.
Bermudez prit le titre de chef suprême de l'état; la convention
fut chassée; plusieurs de ses membres furent poursuivis, toutes
les presses mises sous séquestre , et la calomnie, s'ouvrant un
diamp libre, accusa le général Obregoso d'avoir voulu livrer le
Pérou à l'étranger.
Le peuple de Lima protesta par son silence contre une aussi
flagrante violation des lois du pays, et partout l'opinion publique
se montra unanime en faveur du général Obregoso.
1>ERMÈKE RFVOI.UTIOM UL l'ÉUOU. ti:^!)
Celui-ci, maître delà mer, arma (|uel(iu(!S bàtimens mnrcliantls
(îl déclara en état de blocus tous les points de la côte où l'autorité
de Bermudez et de Gamarra était reconnue : les hommes actifs
ot entreprenans s'('clia])pèrent de la capitale pour se joindre au
nouveau pi'ésident, cl bientôt il se vit en état d'cnvoyci' sur la côte
un détachement, alin d'y lever un corps de troupes et [;èner de ce
côté les communications de Lima avec l'intérieur.
Gamarra partit aussitôt à la tète de quatre cents hommes de ses
meilleurs soldats, pour dissiper cet orage et faire sa jonction avec
une compa{jnie d'infanterie exposée à être surprise par l'ennemi.
L'opinion publique se prononça partout contrôla révolte, des
f;uerillas s'orjjanisèrent sur toutes les routes dans le voisinage de
la capitale, et les communications de Gamarra avec Bermude/. se
trouvèrent ainsi interceptées. Le 27 janvier, le bruit se répandit en
ville que le premier, trahi par un de ses officiers , avait été livré au
général commandant les forces constitutionnelles à Iluacho. Bcr-
mudez était depuis plusieurs joui's sans nouvelles de son complice.
Le 28 au matin, une désertion considérable a lieu du camp des in-
surgés à la citadelle du Callao ; vers deux luxures , le fort se pavoise
et fait un salut; ne sachant comment cxpli(|uer ces signes de ré-
jouissance, Beimudcz ne doute plus du malheui" de Gamarra, et
craignant sans doute de partager son sort, ou de se voir entière-
ment abandonné par ses troupes, il se résout brus(|uemcnt à lever
le siège , à évacuer la capitale et à se retirer dans l'intérieur.
Il se rend au camp pour donner ses oidres et faii-e les prépara-
tifs d(î son départ : le chef d'('tat-major reste au palais avec nv.c.
trentaine d'hommes à la garde des équipages. Vers cinq heures
du soir, la foule, attirée par la (^uriosité, se pressait devant la porte :
plusieiH's mécontens manifestaient par des huées et des sifflets l'im-
po[)ularité des troupes et de leurs chefs. Fatigué de ces cris impoi--
luns, roflicier de garde croit les étouffer par un coup de fusil ; il
ordonne de faire feu sur le peuple, et un enfant tombe grièvement
blessé. L'exaspération arrive à son comble, et chacun s'anime pour
repousser une aussi bruialeagression. Je me trouvais alors avec cinq
compatriotes près de la fontaine de la place; les soldats, montés
sur le toit du palais, dirigeaient leur feu de tous côtés. Nous crûmes
le moment venu de nous armer pour notre propre sûreté; je fus
To«r. tu. !5
ilO IlKVL'L I»i:s Dl.l X .M(».\UI-->,
i)l»li;;r de ilcsccrulic le ptiiii cl tic le remonter avec mon fusil,
sans aulic munition (ju'uno seule ear-touche, sous le feudu lialcoii
(lu palais; lieuivusemenl j'en fus <|iiillc |>onr le hniil des l);illes
<|iii inc sirilèrcnl au\ oreilles. Deux Français arrivèrent les pre-
miers sui- la |)laee avec un Aujérieain du Nord, cl rc|)ondir'enl
au feu (jue les soldats eonlinuaient du haut du palais. I.es Linié-
niens, excités |>ar l'exemple d'elranf|ers, qui exposaient leurs
jours pour les défendre, volèrent aux armes, et la fusillade de-
vint i)Ins vive. La résistance, à laquelle il manqua un chef pour
l'or.ijaniM'r, s't-tablit sur les toits, sur les balcons, et la division
de lîernuidez., forte de six cents hommes, eut à soutenii- un feu
roulant pour traverser la ville, prendre ses é((uipa,|res et repartir.
L'obscurité de la nuit et le défaut d'ordre lendiienl celle petite
{juerie plus bruyante que meurtrière ; néanmoins il y eut une vin{j-
taine de morts et plus de cent blessés. Les Liméniens, tout fiers
du bruit (juc nous avons fait, se croient autant de héros; il
n'est point d'éloges qu'ils ne donnent à notre courage et à notre
dévouement; les chaires, les journaux, les places publiques,
tout retentit d'actions de grâces en faveur des étrangers. Mais
je crains bien qu'une fois le danger et la peur évanouis, le naturel
ne revienne au galop, et que nous ne soyons, comme auparavant ,
que des étrangers entachés du vice originel pour lequel le Péru-
vien ne connaît pas d'eau lustrale. Quoi qu'il en soit, une aussi
forte secousse développa, chez cette population sans énergie,
un enthousiasme dont le gouvernement aurait pu tirer les plus
grandes ressources. Au lieu d'en profiter, le général Obregoso,
entouré de peureux, ne se crut en sùrelé à Lima qu'après que
Bermudez et Gamarra , tous deux échappés , furent arrivés
de l'autre côté de la Cordillère, le premier à Tarma et le second au
Cerro de Pasco, qu'il frappa d'une contribution extraordinaire
de 400,000 fi'. et d'une réquisition considérable de draps.
Au lieu de poursuivre l'ennemi avec vigueur, tout retomba ici
dans la tranquillité la plus profonde; sans la paralysation du com-
merce, sans l'interruption de nos relations avec l'intérieur, nous
aurions cru , à l'altitude du gouvernement, que la paix régnait dans
le pays. Il n'en était malheureusement pas ainsi : chaque jour ap-
portait la nouvelle de la défection des troupes sur tous les points
oi-.nMKur. UKVoi.i TioN nu i'Ép.ou. :27A
de la république; ce plan de révolte on |)liJtôt de domination, com-
biné depuis plusieurs années, était tellement bien arrêté, qu'à
l'exception de trois cents hommes de cavalerie, toute l'armée s'est
prononcée en faveur de la rébellion, et le général Nieto est le seul
de l'immense étal-major du Pérou qui aitenti'cprisde défendre les
lois de son pays sans arrière-pensée et sans ména^jenient.
Le Cuzco, où existe le matéi-iel de la république , Puno, Avacu-
cho, Truxillo, tout le pays se déclarait contre l'autorité léjjale, et
le gouvernement paraissait attendre que le ciel fit un nouveau mi-
racle en sa faveur, lorsque heureusement le général Bliller arriva.
Il ne voulut point s'arrêter à Lima, et se mit aussitôt en route,
à la recherche de l'ennemi , avec une compagnie d'infanterie forte
de cent sept hommes et de ,ingt-cinq chevaux; il fallut bien alors
songer à soutenir le général Miller, et les opérations du gouverne-
ment devinrent plus actives. Par un bonheur inespéré, une partie
des troupes qui marchaient pour s'incorporer avec Gamarra se ran-
gèrent sous les ordres d'un oflicier fidèle , qui les conduit au général
Miller, au moment oii je vous écris. Eniin , c'est entre les mains de
cet officier-général, dont le corps d'armée s'élèvera bientôt à sept
cents hommes , que se trouvent aujourd'hui les destinées du pays.
L'opinion publique se prononce partout en faveur du général
Obregoso; mais les ressources de Gamarra sont trop considérables
pour que cette lutte, à moins d'un événement extraordinaire, se
termine avant six mois. ïl est à craindre au contraire que la
guerre civile n'étende ses ravages sur ce malheureux pays, ap-
pelé par le caractère de ses habitans à ne jamais devoir connaître
un aussi terrible fléau. L'Indien n'abandonne jamais son toit pa-
ternel, la force seule peut l'en arracher; traînant après lui sa femme
et ses enfans, il ne s'attache jamais à son drapeau , il ne renonce
point à ses habitudes domestiques, et lorsque le jour du licencie-
ment arrive, il rentre chez lui sans y porter le moindre souvenir
de la vie des camps. Soldat intrépide, il sert à son poste sans que
rien puisse le lui faire abandonner; si son officier, en mourant ou
en prenant la fuite, ne change pas sa consigne ou ne l'enti-aîne
point avec lui, il meurt où il a reçu l'ordre de rester : d'une so-
briété enfin sans exemple, il supporte sans murmures des priva-
tions et des fatigues auxquelles nul soldat européen ne pourrait ré-
1*.">'J KiMi; i)i;,s m i A mumii.n.
sisin . N niibjiijit'rtv , »r;n)iTsc(^)>orli";iit lidric, sidc |);ii(il.s Iiuiiiiiicn,
riiiiT les iii;iiiis(r<»lli(i('rs (Ic'VoïK's, ne soni |Kis les iiicillciirs inslru-
mciis (riiii (l('S|)<»f(', cominc ils scr;ii('iil ;m.ssi les «iloyciis les
plus |):iisil)l(s et les plus faciles à {jouvei'uer, sous un clicl' fidèle
exeeuleur des lois de son pnys. Co n'est donc pas sur la population
(jue doit peser la responsabilité de toutes ces révolutions (jui nous
af{itent ; des {jeneiaux sans gloire comme sans morale sont les
tini(|ues auteurs des désordres du pays, et, par un hasard élran{je,
les partisans les plus chauds, les plus ardens avocats, les plus
fougueux prédieans du despotisme militaire, sont des Espagnols
libéraux, d'anciens membres des Corlès, des employés du régime
constitutionnel, qui, renonçant en Amérique à leur foi politique,
donnent à penser que le libérahsmc, en Espagne, est encore une
opinion de circonstance plutôt qu'une conviction profonde, tel (ju'it
commence à se pro[)ager paimi nous.
Nous autres étrangers, noussonmies an milieu de tout ceci dans
la position la plus fausse et la plus fâcheuse : les deux, partis en
ce moment aux prises ne nous pardonneront pas, l'un de l'avoir
attaqué, l'autre de l'avoir défendu. Si le premier triomphe, nous
avons mille vexations à craindre de sa part , sans compter les ven-
geances privées. Si c'est le second, ces services qu'on exalte au-
jourd'hui seront oubliés demain, et la jalousicinvincible qui anime
les habitans contre nous, reprendra sa violence accoutumée. Ceux
d'entre nous, et le nombre en est bien petit, qui, ayant acquis
quelque aisance à force de travail et d'industrie, entrevoyaient le
moment de revoir leur patrie, ne savent plus aujourd'hui quand
ils pourront partir.
Lima, 8 mars i834.
L. A.
ClllîOiMQliE l)l-: l,A QUINZAINE,
i5 juillet iS3,',.
Depuis quelques jours , loule la Iwauce a les yeux lournés sur l'Ançle-
ierre. i\nn- les esprits observateurs, la dciiiissiou et la retraite de lord Giey
étaient prévues depuis long-temps. On avait uièiiie pressenti (jue la dis-
cussion au sujet de l'Irlande motiverait le parti qu'il vient de prendre, et
serait pour lui une occasion de sortir des embarras tpril lui est impossible
de s;irmouler. On se souvient sans doute du fameux meeting qui eut lieu
après la promMI^■aliou du bill de réiorme et (|iie présida sir Fr. Burdell.
Là, eu présence d'une inunenst; niuUilude (rdccteurs, il fut jur*' que le
bill ne serait pas, connue tant d'autres, une simple feuille de parcbemiu,
et les contractans se promirent solennellement de ne prendre ni paix ni
relàclie, et de n'en pas laisser au parlement et au ministère jusqu'à l'abo-
iition radicale et complète des dîmes, des lois sur les céréales, de tous les
impôts qui pèsent le plus directement sur le peuple , jusqu'à la diminu-
tion de la liste civile, des jieusious, etc. Ce paili, (|ui n'est pas le parti
radical, poursuit vivement sa làclie. Les populaliitus anglaises, activeuieul
travaillées depuis ipielques années, deviennent cbaquejour plus iuipa
lienles et plus exigeantes, et sans un élan de prospérité et de bien-être
lout-à-fait inattendu, qui a eu lieu en Angleterre vers l'épociue de la pro-
nudgaliondu l)ill, la révolution (|ui marche d'ime manière si rationnelle et
"^i graduée, ne se fût pas opérée aussi pacifiqiicmenl. On peut s'élonncr
!i">l HEVLE :ii:S DEUX MUMULS.
louldois {\\ni loiil (iirv se reliif du iiiiiiiïlùrc au inoiiioiil mi la cuiiclii-
siou de la t|uadiiiiilo alliance semble préparer pt)ur rAiii,'Ielene une
posilioM plus iullueiile à i'txlérieur (|ue celle ipi'elle a occuiiée dans ces
<!eiiiières années. On a fait beaucoup (riioiniein- en France à lord Grcy
lie l'enipressenient (pi'il a mis à se dénu lire de ses fonctions, dès (ju'il a
entrevu la possibilité d'être contredit par la chambre des commîmes au
sujet dubill de coercition de l'Irlande; mais, connue l'a dit lui-même lord
(jrey, sa détermination part d'un molif plus ii;rave encore. Il est vieux el
épuisé, accablé des dégoûts qu'on lui suscite, las de luller cba(pie jour
avec les affections personnelles el les habitudes polilicpies du roi; il seul
d'ailleurs que le niomenl inévitable de Irailer les !,^randes questions popu-
laires a[)j)roche ave" une rapidité effrayante, el peut-être la main lui
Uemble-l-elle en voyant (piels sacrifices il lui faudrait faire ; car il faut bien
se rappeler que parmi les whigs, lord Grey n'esl pas un honnne avancé,
qu'il esl dépassé dans son propre ministère , el que ses opinions politiques
n'ont pas changé depuis le jour où , répondant en plein parlement au ro-
turier Canning, il s'écriait: «Je n'oublierai jamais que je suis un noble
d'Angleterre , je ne cesserai jamais de me glorifier de l'ordre auquel j'ap-
partiens, el de défendre ses intérêts contre tous les autres. » L'esprit de
justice qui anime lord Grey, son noble caractère, l'ont fait sortir avec
lionneur d'une position vraiment iiiouie; si rarislocr;;lie d'Angleterre,
si le parti tory pouvaient être sauvés , ils l'eussent été par lord Grey, qui
s'est interposé avec tant de sincérité et de loyauté entre ce parti et le
peuple ; mais en face de ce parti tory si violent , si hautain , si aveugle , il
fallait échouer ou s'armer à son tour d'une violence el d'une brutalité
dont lord Grey esl incapable. Il a préféré abandonner la place, avec dou-
leur sans doute, avec une douleur profonde, qui s'est manifestée par des
signes non équivoques dans la chandjre des lords , douleur noble et élevée
<iui s'appliquait non à lui-même , mais au pays dont l'avenir lui paraît si
menaçjant. La séance de la chambre des lords où le premier ministre
n'eut pas la force d'annoncer sa détermination, et laissa retomber sa tête
ilans ses mains , fournira un jour une des pages les plus mémorables de
riiistoire d'Angleterre, el le parti tory ne saura peut-être que trop tôt
sur qui tombaient les larmes qui s'échappaient involontairement des yeux
de lord Grey.
Il parait certain maintenant que le cabinet anglais ne se disloquera pas
enlièrejnenl après la retraite de lord Grey, et que le chancelier de l'échi-
(juier lui-même consentira à demeurer. On avait pensé d'abord que lord
Melbourne avait été appelé près du roi pour former un cabinet nouveau,
el M. de Talleyrand avait même annoncé cette nouvelle par voi': lélcgra-
REVL'K. — CimOMQUE. 2Ti
plii(ine ; mais personne inieiix ([lie M. de Talleyranil ne pouvait savoir
(jiie loid .Ak'iljounie , en sa qualité île sécrélaire irotal de riiilériour , «'lait
l'ayent direct et naturel du souverain pour toutes les affaires, et (|ue d'ail-
leurs l'affection personnelle que lui [lorle le roi l'a toujours admis ù une
intimité dont les conséquences politiques ne sont pas grandes. On sait vu
Angleterre que lord Melbourne, ainsi ([ue sir Cli. J.amb, envoyé à Vienne,
est neveu du roi actuel , par George IV et lady Lanib , sa mère. Sir Penis-
lon L:uiib, père du secrétaire d'étal de l'intérieur, ue fut créé lord et
genlilliomme de la chambre du prince de Galles (^l'en 1781 , et n'entra
qu'en 1815 à la cluunbre des pairs. Lord Melbourne restera sans doute
dans le ministère où il est plus spécialement l'homme du roi ; mais ne
possédant pas un de ces grands talens qui aplanissent tout, sa situation
n'est pas assez élevée pour qu'il soit appelé à composer un cabinet.
On a dû remarquer que le nom de lord Brougliam n'a pas même été
prononcé dans toutes les combinaisons qu'on a faites. Loril Brougham a
cependant modifié d'une manière sensible les opinions poIiti([Mes qu'il
avait professées, lorscpi'il n'était que simple membre du barreau. Le con-
tact des hautes affaires a diminué , non pas sa rudesse , mais l'exigence
de son whigisme et de ses vues de réforme; toutefois lord Brougham a
conservé, sur le ballot de laine , l'esprit étroit de la robe; sa violence y a
en quchpie sorte augmenté, et sa haine contre la noblesse, dont il a
voulu pourtant faire partie, y a éclaté avec plus de force. On n'admettra donc
jamais lord Brougham comme mendire dirigeant du cabinet; ce serait
déclarer une guerre à mort à la chambie des lords sans satisfaire le parti
[lopulaire, qui, en Angleterre, a assez de bon sens pour sentir qu'il ne fera
jamais ses affaires en les confiant aux avocats. Aussi les hommes d'état
anglais ne pouvaient-ils assez témoigner leur étonnement, en apprenant
(lu'il avait été sérieusement question de confier la présidence du conseil
à M. Dupin, qui ressemble tant à lord Brougham. C'est une idée qui
nous fait peu d'honneur chez nos voisins.
Sir Robert Peel, homme fort estimé en Angleterre, en dépit de ses
variations, ne recueillera pas non plus la succession de lord Grey, grâce
à la franchise de lord Melbourne, qui a déclaré au roi que le cabinet se re-
tirerait en masse, s'il persistait à faire un tel choix. Une autre raison a
été donnée sans do:ite au roi d'Angleterre : c'est que ce serait perdre la
partie devant le j)ays (pie d'ouvi ir trop largement la porte aux tories.
11 est bien convenu dans les hautes sphères qu'on leur doit toutes sortes
de ménagemens, que les intérêts de la couronne sont inséparables des
leurs, qu'il faut les consulter souvent , que les membres du cabinet eux-
mêmes doivent être choisis exclusivement parmi ceux ([ui ont des liens et
:2')(» iiKvti; l'i.s iiKux mumh;s.
des iiiU'rCli» coniiiiiiiis ;i\cc i-iix, tuais (pic le fîdiivniu'iiieiil (l(\i(iulrait
bioulôl iiiipossilile, s'ils iiiaiiiaicnl les affaires. I.did MllKiip, (|iii niiiiil
toiiles ees (|iiali(ês, leniitlaceia sans doute lord Giey, avec (jui il a cru
devoir prendre sa retraite; mais il y a lieu do p user (|u'on parviendra
à vaincre sa répujîuance, el à le ramener ù la direction des alïaires.
Le speclacle <iue vicnl de donner l'An^let'rre n'a pas été perdu pour
la France, el notre niiuislèrc en a subi nu triste rellel. jNprès avoir lu la
déclaration si droite el si honnête de lord Grey, les exjtlications franches
el ouvertes de ses collègues, après avoir \ u tous ces honunes d'étal si fi-
dèles à leurs principes, si peu acharnés à se maintenir en place, si loi prêts
à rendre compte de leurs actes, de leur conduite, appelant avec tanl de
proliilé l'attention du parlement sur les résultats de leur jj:estion , on s'est
trouvé hien humilié, hien iirofoniiémeul blessé dans son patriotisme, en
reportanl les yeux sur nos panlins polilicjues, sans vergogne et sans foi,
cramponnés à leur titre et à leurs appoinlemens, épaississant l'ombre au-
tour de leurs affaires, restant à leur place à tout |)rix, essuyant toutes les
hontes, Ions les échecs dans les cliandiies , abandonnant toutes leurs pré-
tentions el leurs demandes pour peu (ju'on leur résiste, re|>renaul à la
dérobée ce qu'on leur refuse, dépassant sans conscience les crédits (pi'ils
avaient eux-mêmes fixés , imjjlorant ensuite grâce à genoux quand on les
menace de leur demander compte de leurs scandaleux marchés , bafoués,
souffletés , humiliés , et en même temps fiers et insolens , contens surtout ,
pourvu qu'ils restent , et résolus à rester jusriu'à ce qu'on les chasse. Celle
comparaison a été faite par toute la France, et la France entière en a
rougi de pudeur. La France, qui paie, qid se bourbe les oreilles, qui
ferme les yeux, qui se résigne à tout ce qu'on lui fait faire depuis (piatre
ans, qui donne les mains à tout pourvu qu'on la laisse reposer et dormir,
la France en a eu tout à coup un tressaillement , comme un mouvement
de réveil , et elle a fait signe qu'elle n'est pas morte , dussent en pâlir ses
habiles gouvernans.
Il faut cependant qu'elle s'arme encore de patience et de courage , si
elle veut connaître ses affaires et la manière dont elles sont dirigées. Celle
d'Alger n'est pas la moins curieuse et la moins déplorable. Depuis quinze
jours, Alger est sur le tapis du conseil. Ou le donne, on le reprend , on
le redonne encore à ses créatures el à ses amis, on se l'arrache , on se le
dispute; c'est un gros morceau sur lequel se portent toutes les mains,
mais (pii écha[)pera à toutes, pour rester enlre les doigts si tenaces du
maréchal Soult, qui ne se laisse pas prendre facilement ce qu'il tient.
On sait qu'il a été beaucoup (piestion de M. Decazes. Il avait pour con-
currens, le maréchal Molilor, dont le roi ne veut pas, le maréchal Clau-
REVUi:. — CllUOMQLE. 257
sel, dont ne voiilaioiU ni le roi ni les ministres, cl le duc de Bassauo,
qui, au dire même de son seul soulien, le maréchal Soull,esl d'un âge trop
avancé pour soutenir un pareil poids. La seule raison que donnait le ma-
réchal pour motiver sa préférence pour le duc de Bassano , c'est , disail-il
eu propres termes, qu'il voulait déposer une couronne sur une tomhe .
raison un peu poétique, on en conviendra, pour un honnne aussi positif
que l'esl M. le maréclial Soult. Au reste, le maréchal voulait, avant tout,
un gouvernement militaire à Alger. Dans un pays où la présidence du
conseil est soumise à un maréchal , il est tout naturel, disail-il, de conlier
les grands enqjlois à des ofliciers. Qui eût osé contredire le 'maréchal?
Tout le système actuel ne leud-il pas au despotisme militaire ?
31. Decazes était surtout un épouvanlail pour le maréchal Soult. Pour-
quoi ? Nous ne saurions le dire ; mais le président du conseil alléguait, entre
autresraisons, que IM. Decazes ayant fait arrêter quelques généraux en ISI'i,
pas un général ne voudrait servir sous ses ordres A quoi M. 'Jliiers répondit
fort à propos , que de toutes les arrestations de cette épocpie , la plus scan-
daleuse avait été certainement celle du général Excelmans, et cpie si
c'était là un motif pour les généraux de ne pas ohéir aux auteurs de pa-
reils actes, le maréchal Soult, qui lavait onlonnée, trouverait de grands
ohstacles au ministère de la guerre. Le maréchal ne se tint pas pourhattu.
Il s'écria avec humeur (pie lAL Decazes n'avait pas seulement fait arrêter
des généraux, mais qu'il en avait exilé. A (pioi un autre ministre répon-
dit que les listes d'exil avaient été signées, non par M. Decazes, mais par
MM. Pasquier, Jaucourtet J.ouis; que M. Decazes ne s'était mêlé de ces
affaires d'exil qu'une seule fois, et que ce fut pour rappeler le maréchal
Soult, contre l'avis du due de Richelieu, alors à 7\ix-la-Chapelle, qui se
plaignit vivement de celte anuiislie. La discussion se prolongea long-tenq)s
sur ce ton, et devint si vive et si personnelle, tpj'il sembla ([u'on allait en
venir aux voies de fait. Le maréchal , repoussé sur tous les points, à son
grand désavantage, et se sentant tout meurtri de celte discussion, finit
par déclarer qu'il ne confierait jamais un poste aussi important que celui
d'Alger à un homme de la restauration; mais les plus jeunes collègues
du vieux maréchal ne le laissèrent pas même res[)irer dans ce dernier re-
tranchement. Ils le prièrentde se rappeler (jue la révolution de juilletavait
divisé la restauration en deux catégories , l'une conq»renant le règne de
Louis XVIII, et l'autre celui de CiiarlesX; et que, pour mieux les éta-
blir, la Charte de 1830 avait reconnu les pairs créés sous le premier de ces
règnes, tandis qu'elle avait expulsé ceux (jui avaient été nommés sous le se-
cond, à l'exception d'un seul (pii avait su rentrer dans la chambre, à l'excep-
lion du maréchal Soult, à qui l'affaire de la souscription de Quiberon, des
::2r>S ia\iK DES br.ux momdks.
pioniciKulfs i»ri)('i'>>iiiiuu'lU's le oioii^o à l.i iiiaiii, tl iiuiiibrc il'aclcs passii-
1)UmiioiiI myalisU's, avaient fail conforor cette dif^niU'; parCliarles X.Oii le
conjura donc de se montrer moins dur an\ liommes de celle reslainalion ,
parmi lestpiels il avait trouvé des amis zélés à des épo(|nes si dirn-rcntes.
Ainsi Itatlii, le maréchal ent recours à son argument ordinaire, il offril
sa (Icmission f/i(i/"i(( acrcplcc. Nous ne savons par (picl détour il se la lit
rendre; mais ce (|ui est certain, c'est (|iic pour la première lois, depuis
«lu'il existe un conseil et des ministres, un seul a ainsi tenu en éeliec tous
les antres et l'a emporté sur eux, sans daii^^ner leur donner une raison
valable, et en fondant son opinion et ses exiii:ences sur son bon plaisir.
N'avions-nous pas raison de dire que nous devions nous voiler le visage en
comparant ce qui se passe en France et ce qui a lieu en Angleterre ?
Ce n'est pas (pie, poliliipiement, la question persoiiiielle nous lou-
che. Nous rendons loule justice au caractère privé de ^\. Decazes, nous
pensons môme que ses lalens administrai ils et son esprit conciliateur eus-
sent produit lie bons rcsidtats à Alger, mais une question plus imporlanle
s'élève dans cette affaire : celle de la domination du maréchal Soult, et de la
tendance de cette domination. Cet homme (ju'une vie reprochable en tous
points, il faut avoir le courage de le dire, à force de sénilités de tous genres,
de reviremens inouis, de dévouemens déposés aux pieds de tant de gou-
verneniens , qu'une administration sur laquelle planent tant de bruits dé-
plorables, qu'une ignorance si complète de l'étal de l'Europe et de la
France, qu'une absence totale de notions politiques, semblent devoir éloi-
gner du ministère, y domine de tout son poids par on ne sait quelle puis-
sante volonté, et par la lâcheté de ceux qui siègent avec lui au conseil ,
tout en faisant des efforts inouis pour l'éloigner. La présidence du maré-
réchal Soult et sa suprématie ne peuvent s'explicpier (pie par un plan que
nous avons signalé depuis long-temps, par l'espoir et le projet bien arrêté
d'user en France le gouvernement reiirésfnlatif , et d'y substituer un
pouvoir militaire ; système imaginé d'abord par les historiens du minis-
tère, qui voudraient nous faire passer successivement par le 13 ven-
(iémiaire, le AS fructidor et le 18 brumaire, comme unique moyen
d'échapper à un 10 août et à ses suites. Mais les auteurs de ce projet eux-
mêmes paraissent déjà avoir reconnu q^i'ils y périraient , ou qu'ils y joue-
raient un triste rôle; c'est ce (pii expliciuerait l'opposition faite au maré-
chal Soult, dans celte circonstance, par MM. Thiers et Guizot. Celte
opposition ira plus loin sans doute, car le motif qui l'a fait nailre se repro-
duit dans presque toutes les questions, vu que le plat de l'épée du vieux ma-
réchal commence à se faire senlir très rudement sur le dos de ses collègues.
Si, comme nous le pensons, la poignée de celle épée est end'aulres mains
KKVUE. — CUUO-MyUi:;. -59
que celles du luaréelial Soull, el (|ue celui-ci ne soil ([u'un insliuiiieiit
qui se laisse docilement manier d'en haut, tout en tombant si rudement
sur ce qui se trouve au-dessous de lui , ro|)|josition ministérielle aura peu
d'effet, et c'est aux chambres que sera réservé l'honneur de débarrasser
le pays de ce dispendieux despote.
L'é{)0(jue de la réunion des chambres ap[>roche. Cette session singulière,
qui a fait naître de part et d'autre tant de discnssions , ne sera pas aussi
nulle el aussi factice (ju'on l'avait cru d'abord. Le ministère, craignant que
l'opposition ne se rende tout entière à son posle. et qu'elle n'annidle un
grand nombre d'élections véritablement scandaleuses , a envoyé de tous
côtés des agens dans les départemens , pour engager ses amis de la cham-
bre à ne pas laisser le terrain libre à ses adversaires. Il parait donc que la
chambre sera en nombre au 5\ juillet, e( (lu'elle ne se séparera pas immé-
diatement. Les événemens extérieurs peuvent d'ailleurs y amener des
discussions importantes.
En al tendant, on s'occupe de destituer ceux des préfets et des sous- préfets
qui n'ont pas bien rempli leur devoir dans les élections, comme on dit au
minisière, c'est-à-dire qui n'ont pas su lutter avec avantage contre les can-
didats de l'opposition. On dit que la nomination de M. de Cormenin surtout
fera une sous-préfecture vacante. Ce travail doit paraître prochainemenl.
Pour compléter le système, la censure dramatique vient d'être rétablie,
mais poltronne, honteuse, et n'avançant (pie timidement sa main déjà teinte
de l'infâme encre rouge et armée des ignobles ciseaux. La circulaire minis-
térielle qtd a annoncé cette bonne nouvelle aux directeurs de théâtres, est
trop caractéristique pour ne pas la reproduire; la voici :
Paris, le— juillet 1834.
« MO.XSIEUR,
« L'article \\ du décret du S juin iSOG, encore en vigueur aujour-
d'hui, donne à l'administration le droit d'interdire les représentations
théâtrales. Depuis quatre ans, elle s'est trouvée dans l'obligation d'appli-
quer cet article et de défendre la représentation de plusieurs pièces. Les
maimscrits ne lui étant pas conununiqués, elle n'a pu, le plus souvent,
prendre ce parti que lorsque les directeurs avaient fait les frais de la mise
en scène. Il en est résulté des dommages pour eux et des demandes en
indemuiles qui n'ont pu être admises. Les plaintes des directeurs ont fait
sentir le besoin de régulariser cet état de choses. C'est pour arriver à ce
but que je vous ai averti verbalement, et que, sur votre demande, je vous
avertis par écrit de ce qui a été arrêté par IM. le ministre de l'intérieur,
pour l'exécution l'u l'écrei du S Juin 1806.
- iO l;i,\ Il 1)1 ^ DMA MuMUS.
" \ mis .iMv l.i l'.K'iilir (ri'silci Iniii i|iiiiiiiiai;(' ni MtiiiiM'il.iiil li.iN.iiKi'
li's inaiiiisci ils des (nnia^tN iiiiinciiiix à la tli\isi(iii des licaiiv ails cl des
llioàlrt's. I.cs itirccs *|iii iraiiroiil |tas de sniiiiiiscs scioiil iiilcidilcs purc-
iniMit (*l siiii|ilt'iiK'iil , l(irsi|ii(> par leur cniili'iiii cllrs inciiicroiil l'a|iplica
lion tiii (Iccri'l , cl \i.ms iic piMincv. iiii|uil('i (pia vdiis seul les (|(iiiiiua;;t's
<|iii rcsullcmiit d'ime niiso on scôiie (Icvoiiiic iiiiililc.
«t Agrcc/, Ole, le cliof de la liivisioa des bciJiix ails et des Uiéàlres.
« Caviï. »
La (liai le de IS51), la eliaiie-verilé, a eu beau déclarer (|ii<' la eeiisiiso
ne pounail èlre rétalilie sous aucune fomie, voici un simple elierde divi-
sion (pii ne eraiiil pas d'apposer son noni à une lelle iiiesiire. Iji censure
n'esl pas rélablie, mais les maniiscrils seront ooniniimi(|ués par eoiii|»lai
sance aux agens du minisière, (pii en bideroiil loiil ce <|ui liiii dc|ilaiia
On peut s'en rapporter à eeux (pii rempliront ce bontenx oftice du soin de
eanser des embarras sans nombre aux direeloiirs (|ui ne se soumettront
pas à envoyer leurs pièces de tliéàtie au ministère. Ne fût-ce (pie le be-
soin de se rendre nécessaires, leur aciivili' el leur zèle seraient stimules
suflisammenl. En vérité, la censure de la restauration était plus loléiable
«lue celle-ci, el on vent la faire regretter sans doute. Celle-là était francbe
du moins, ceux (pii l'exerçaient ne se niasipiaient pas le visage , el livraient
leur face an mépris public. Ils avaient le courage de leur vil métier, el ils
ont supporté avec une sorte d'inlrépidilé la f.ilale publicité qui s'est atla-
cbée à leur peisonne. On peut dire que de tontes les tentatives de
censure (pii ont été f.iiles, celle-ci est la plus lionteuse, el nous plai-
gnons sincèrement M. Cave d'y avoir ac(^olé son nom. IM. Cave n'était pas
sorti assez glorieusement des récentes affaires de l'Opéra pour se permettre
nue telle fredaine. Nous doutons qu'elle lui soit pardonnée, même par
ceux qui lui portent le plus d'intérêt; mais nous doutons encore plus que
celte tentative puisse roussir. Quelles que soienl les turpitudes de ce ré-
gime, celle-ci esl trop forte pour avoir son cours. Au reste, on doit reiiiar-
(jner comme une singularité (pie le clief de division ipii a signé celle cir-
( nlaire, par kupieile on remet en vigueur un des plus tristes décrets de
l'empire, el qui porte un si rude coup à l'art dramatique, esl l'un des
auteurs des Soirées de IS'cuiUy, où le despolisme de l'empire a été si bien
tourné en ridicule, el qu'il esl en même temps un auteur diamaliqiie peu
connu, il esl vrai, peu digne de l'être, mais ayant après tout produit quel
tpies ouvrages, entre aulres les paroles du ballet de la Frulotiou.
On a eu enfin quehpies détails sur rembarquement mysléricux de
Prcsl. nous pouvons les compléter. L homme qu'on a embaniné avec sa
REVUE. — CllRONiyUE. 'Ml
roinme est un ancien sous-oflicier, nonnné Sporon. Il paraît (piMine de nos
trois polices l'avait cniployé dernicrenicnt coninie agent provocateur et
meneur principal dans une affaire de conspiration ([u'on arrangeait alors.
Il s'agissait d'entraîner (juchpies pauvres diables à tenter une entreprise
d'assassinat à Neuilly, qu'on eût exploitée connue on exploite toutes choses.
Sporon, sinveillé lui-même, se serait laissé dominer, dit-on, [)ar ceux
(|ii'il avait été charge d'entraîner; on l'arrêta à tem])s, et comme la mis-
sion qu'il avait acceptée le mettait dans une situation exceptionnelle, on
l'obligea de signer l'engagement de se rendre au Sénégal. Il consentit à
tout, et demanda seulement comme une faveur d'emmener avec lui sa
fenune. C'est elle quia fait à Brest, au moment de s'embanpier, celle
belle résistance dont il a été (juestion dans les journaux. Cette affaire de
basse police est, on le voit, à la bautenr de toutes les autres.
On parle aussi , parmi les gens bien informés , de l'affaire du réfugié
italien Narzini, qui appartenait à l'association de la Jeune Italie, et (jue
l'A r.t riche réclame avec une grande [lersévérance. Le cabinet anglais s'est
coniplèlenient refusé aux recherches ([u'on a exigéesde lui, mais il n'en a
pas été ainsi de notre ministère. On dit qu'après s'être assuié que
Narzini n'était pas en France , il a fait mander à M. de Rumigny d'aider
1\I. de Bonibelles dans tous ses efforts pour le trouver en Suisse. C'estsans
doute un petit dédommagement ([ue notre minislère accorde à l'Autriche
pour la calmer sur la quadruple alliance.
Dans notre prochaine livraison, nous donnerons de nouveaux détails sur
les hommes de la chambre (pii va s'assembler.
FaDièze , PAR M. Alphonse Karr(1).— Le baron Conrad Krumpholtz
avait trente ans et paraissait bien en avoir cinquante , non (pie sa vie eût
été en proie à de violentes secousses , mais il s'était enmiyé beaiicoiq) , et
c'était bien sa faute. Né piiuvre , il avait voulu être riche et diplomate. Or
les richesses et les ambassades ne sont [las choses que l'on accpiiert impu-
nément. Le baron avait obtenu les unes et les autres , mais en revanche
il avait perdu la faculté de sentir. Son cœur s'était desséché à la poursuite
de ses aniliitions. Il n'avait plus d'âme !
Le baron végétait ainsi avec un semblant d'existence. Ln jour que,
plongé en l'un de ses plus sombres découragemens , il feuilletait le jour-
nal de sa jeunesse de dix-huit ans, il y tomba sur les pages où il s'était
naïvement raconté lui-même l'histoire de sa première passion. Il revit au
loin dans le passé Blanche , une douce et pure jeune lilkMpi'il avait aimée
(i) Vu vol. iu-S'\ (liez I.edoux , y;, nii' de RirlKlieii.
-I- uiviM-. nr.s i)i ix mo.noks.
<•! qu'il nt'ùl Itiiii (iii'a liiitl'r|(i):is('r dr pioft'rcnc»' ;i l;i finlimc t'I ;iii\ lioii-
nciirs. Ce fui connue un irllcl de l)t)uli(>ur jnnir lui que la IccIuit de ci'
joiirnnl. lvs|u'raut respirer mieux eucore le p.nTuni de ccl amour aux lieux
où il s'élail jadis allume , il voiiliil revoir Obrr H Vvr/ et la maison qu'avait
liaiiitee Hlnnelie.
Il s'en fut doue à Ober W'esel. Mais là le reprirent les desaiipoiMleniens.
l.a maison de lîlanolie n'exislail plus. Il en (il bien rebâtir luie dans le |)are
d'un eliàteau (pi'il aebela , mais on lui fabriipia une maison toute neuve
avec un chaume tout neuf.
Il avait ordonné qu'on plantât autour de ces aubépines, où il se piquait
autrefoisàcueillir des bouquets pour sa maîtresse, et qu'on semât parles
jardins de ces pâquerettes et de ces barbeaux bleus qu'il lui avait tant de
fois tressés en couronnes.
Mais, grâce à l'iiabilelé de son jardinier , l'aubépine se trouva sans
épines. Au lieu de pâquerettes blanches, il lleurit des pâquereites roses
doubles ; les barbeaux étaient de toutes les couleurs , mais il n'y en eut pas
un bleu.
Conrad fut plus malheureux que jamais. II allait se cas.ser la lèle quand
il se rappela soudain un commencement d'air qu'il avait entendu chanter
par Blanche. Pour le coup il se crut près de revivre? Mais ce lui fut là
encore une sensation incomplète comme toules celles qu'il avait évoquées!
Cetair, il ne pouvait l'achever ! Il en restait toujoursauniilie;i de lacinquième
mesure, au FaDie:.e. Oh! s'il allaitplus loin ! s'il finissait cette mélodie, sa
jeunesse, ses dix-huit ans, sa Blanche, son ame , tout lui serait rendu ! Il
n'épargna rien pour ressaisir ces notes qui s'étaient enfuies de sa mémoire.
Il les demanda à prix d'or à celle de tous les habitans du pays.
Il abandonna sa maison d'OberWcsel afin de s'en aller courir le monde
à la recherfhe de son air et compulser toutes les collections de musique de
rAllemagne. Ce fut en vain. En ces impuissans efforts il usa seulement le
peu de vie qui lui restait. Enfin , sentant la mort venir, il fit un testament
par lequel il instituait Blanche sa légataire universelle si elle existait encore ;
puis, couché dans son lit , à moitié pris déjà par le râle , il s'avisa de prier
Athanase, son domestique, de lui chauler une chanson en guise de re-
quiem ou de (le profundis.
Athanase psaimodia en pleurant un air (jui était justement celui que
le baron n'avait pu jamais finir.
— Sais-tu donc cet air? dit Conrad.
— Oui, monsieur le baron , reprit Athanase.
— Alors chante-le au nom du ciel et presse la mesure pour cause , cria
le baron !
Alliannse conlimia . mais le baron avait cessé ti'exi':ler avant que son do-
niesliqiic fiU allé au-delà du Fa Diezo.
Qui avait appris cependant cet air à Atlianase? c'était la Blanche môme
de son maître , dont il avait long-temps aussi dédaigné l'amour et qu'il
consent à épouser, maintenant qu'elle est enrichie parle testament du
baron.
De tout cela l'auleur lire cette conclusion, (ju'an fond de nos peines et
de nos joies même les plus intimes, il n'y a rien.
Je regrette vraiment que 31. Alphonse Karr ait placé là cette moralité
tjue je ne comprends point peut-être , mais qui n'a, ce me semble, rien de
commun avec son livre. Je sais bien (jue ce livre n'est qu'ime de ces dé-
bauches d'imagination oii la critique est mal venue à demander compte à
l'auteur de son caprice. Mais on a beau mettre dans ces fantaisies tout
l'esprit (jue M. Alplionse Karr a mis dans la sienne, il ne messied pas d'y
laisser quelque raison. Une idée grave planait d'ailleurs d'elle-même sur
tout ce roman si léger, et c'était bien par elle qu'il eût convenu de le
résumer.
C'est une maladie fréquente de nos jours, que cet ennui qui tue le ba-
ron Conrad, mais elle n'atttint guère que ceux qui, jeunes, ont comme
lui vendu leur ame aux mauvaises passions; pour ceux-là, en effet, l'âge
une fois venu , il n'y a plus rien dans la vie ! Mais qu'ils n'accusent qu'eux
seuls du néant où ils sont tombés! Nul ne les a poussés dans cet abime; ils
s'y sont bien précipités d'eux-mêmes. Puisque M. Alphonse Karr pensait
que son ouvrage, si frivole qu'il fût, pouvait offrir quelque enseignement,
n'était-ce donc point cette pensée morale qu'il en devait tout naturellement
dégager ?
Et puis, il faut bien le dire aussi, trop de précipitation se trahit dans
l'exécution de ce roman. On voit que l'auteur en a laissé tomber insou-
cieusement de sa [)hnne les divers chapitres comme d'indifférens articles
de journaux qu'il eût écrits sans les relire. C'est cependant en ces œuvres
légères que la forme et les détails demandent, selon nous , le plus de pré-
cision et de fini.
INIais M. Alphonse Karr a fait un épilogue pour nous dc-clarer qu'au
mois d'avril , bien que l'esprit soit peu porté au travail , il a voulu nous
raconter le Fa diczc avant de nous donner un autre récit auquel il attache
plus d'importance.
Assurément, nous lui savons gré d'avoir pris ainsi sur son printemps,
à l'intention de nos plaisirs; mais, non moins paliensque désintéressés,
pour peu que le Fa dieze y eût dû gagner ce qui lui manque, nous l'eus-
sions attendu volontiers, connue l'autre récit , quelques mois de plus.
-ii HEVLE DUS DiaX .M(»Mi| ^.
<:onHi:sri)M)\\(i: i)()iiii;\T, r\ii mm. mhiimii ii i-or.ioiîi.Ai .
A iiiiiiiis i|iril lie ^iiil un d*' ces cnidiK (|iii , coiiiMiissioiiiK.N un non
]i;ir li's «îtHjvt'iiu'nuMis, s'en voiU comir le monde (•(tninic i^t'Of^raplios,
<inli(|iiaii'es on n.itnralistos, ri an icloin' nu iinns doiveni pas indinstin'iinc
liisloirc ijrave el inélln)di(|iit' de leurs reelierclies, nu voyai^enr, s'il veiiL
se borner à nous conler ses impressions, ne .saiirail, je crois, les iradnire
pins lidèlemenl ([ne par les lellrcs écrites à ses amis, des lienx même
(pi'ii a vns.
C'est le parli ([u'oii! pris MM. IMichand el Ponjonlal pour nous condniir
avec enx en Orient, et ils nons en ont ainsi rendu le pèlerinage facile el
plein d'attrait.
Dans les trois inomiers volmnes de lenr (Correspondance, sur leurs pas,
nons avions visité déjà la Grèce el les rnincs de Troie, puis des rives de
rHellcspont nons les avions suivis à Ctinstanlinop'.e, où ils nous avaient
fait séjoiuner avec eux, sans que nous nous fussions plaints de la loni,^neur
de cette halle; voici maintenant que leur quatrième volume nous remet
en chemin et nous enmiène à Jérusalem.
Ayant encore une fois traversé l'Archipel, nous descendons d'abord à
Rhodes. Arrêtons-nous un instant avec nos voyai^eurs chez le bey de l'Ile
qu'ils vont visiter; nous y assisterons à une petite scène fort plaisante.
Son Excellence s'était fait .servir à déjeuner et man;^eail un pilair el des
œufs sur le plat , portant tour à tour ses grosses mains sur l'un et l'antre
mets, et se tournant de temps à autre vers M. Michaud [)o!ir lui dire en ita-
lien : A la iurca! à la tuna! Puis, comme tous les agens de la Porte
avaient reçu l'ordre d'accueillir les Francs de leur mieux, après son dé-
jexmei- le bey crut devoir mettre la conversation sur la situation de l'Eu-
rope. Il parla de la révolution française, el s'imaginant nous être fort
agréable, observe M. IMichaud, il nons répéta plusieurs fois en italien .
— Consiituzione houa, boua anisiituzknic! — Cet honnête bey avait
trouvé là vraiment un sinïiilicr moyen d'être agréable à l'auteur de
Vhi.:toire des Croisades et au fondateur de la Qnoiidiemie.
Nous voudrions continuer la route jusqu'à Jérusalem en la compagnie
de MM. Michaud el Poujoulat, et les accompagner en tontes leurs étapes,
tant leur conmierce est aimable el distigué, tant leur causerie a de charme
et d'intérêt; mais il nous faudrait alors les laisser parler eux-mêmes plus
souvent (jue ne le permettent les bornes étroites dans lesquelles ce court
aperçu de leur livie est tenu de se circonscrire.
Ce cpii manque peut-être aux récils d'ailleurs toujours amusans et spi-
rituels de nos voyageurs, c'est, selon nous, un peu de foi vive. Certes, je
REVUE. — CHRONIQUE. 245
les vois partout vrais croyans et bons chrétiens; mais en Palestine et sur-
lout dans la ville sainte , je les voudrais plus naïvement catholiques; je les
voudrais un peu superstitieux même.
C'est cette candide dévotion qui donne des charmes infinis à la relation
d'un pareil voyage qu'un pèlerin de Salamanque a publiée en espagnol il
y a quelques années. Cet écrit ne semble pas en vérité de ce siècle, et je ne
puis résister au désir d'en traduire ici (luelqucs lignes.
« Nous étions encore à une demi-lieue de Jérusalem, dit le pèlerin,
lorstpie nous commençâmes à la distinguer dans le lointain. Sa vue me
jeta dans un contentement inexprimable. J'allais descendre de mon che-
val afin de baiser la terre et de gagner l'indulgence plénière accordée en
ce cas ; mais les religieux avec lesquels je venais m'en empêchèrent , m'a-
verlissant (pie les Turcs qui nous escortaient me couperaient infaillible-
ment la tôle, si je donnais en leur présence de telles marques de piété. >>
Assurément, I\IM. Michaud et Poujoulat rous montrent bien mieux,
bien plus complètement la ville sainte et ses environs que ne l'a fait
le pauvre pèlerin ; mais leur religion éclairée et intelligente ne touche pas
comme son ignorante simplicité.
Il lermine son itinéraire par une sorte d'instruction destinée à ceux
qui entreprendront après lui le pèlerinage de la terre sainte.
« Ceux-là, dit-il, devront se pénétrer d'abord profondément de la lec-
ture du Nouveau-Testament, et l'apprendre même par cœur.
« Avant de se mettre en roule, ils feront une confession générale
de tous les péchés de leur vie. S'ils ont quel([ues biens et quelque fortune,
ils feront aussi leur testament, et légueront aux églises et aux couveus le
plus qu'ils pourront d'argeivt à employer en messes.
« Ils ne s'arrêteront nulle part à voir des objets de curiosité, comme mo-
numeus ou choses d'art qui les pourraient détourner de leur but pieiix.
« Fussent-ils fort riches, ils ne devront ennnener avec eux aucun domes-
tique, ni se pourvoir de plus de six mille réaux et de quatre chemises.
« Duranttoute la navigation, comme on ne voit rien que le ciel et l'eau,
ils passeront leur lem|)s en prières et eu oraisons mentales. »
Nous laissons là le surplus des eonseils de notre bon pèlerin. Nous en
avons (lit assez pour ceux (pii seront tentés de s'en aller en pèlerinage
comme lui à Jérusalem, et le nombre n'en sera pas grand parmi nous,
j'en ai p ur.
Quant aux simples voyageurs, à ceux qui voudront visiter la terre sainte
seulement en curieux, soit de leur propre personne, soit sans se déran-
ger du coin de leiu" feu, à ceux-là nous recommanderons les lettres de
MM. Michaud et Poujoulat; ils ne sauraient trouver poiu' leurs explorations
TOMK m. — I."> H ii.i.r T 18.")^. 10
-W» m M i: l»KS DKL'X MO.>HKS.
un iiiaïuiol plus (Miu|ilrt et plus iiislriiclir, un ;;iii(ic |ilii>; sur et iiiirru
iiirorinc.
I VIII I Al PI l 'iiisToiui-: cKNÉiiALK HK F.'nriioi'i; . dki'Uis 181 ;
.uisod'f.n t8.W (I).
C'est mit' ciilifiiie exit,^eaii(e au-delà de ses dioilS(|ue eelle(|iii piélciid,
au lien de juiîer un livif, le refaire et le reconslruire de fond en comble
sur un nouveau plan. M. Ivlouard Ailetz nous pif-senle le sien comme
un simple nsumé de faits el ime analyse de doriiinons publies, (.'e soûl
uiiiquemeni les actes îles eabinels, les opcralions de jj;iierre el lesslipula-
lions des Iraités qu'il .s'esl proposé de classer à leur date el par époipies.
Il faut reeomiallre (pril s'est consciencieusement aeipiitté de celle tâche
aride el ingrate, cl si nous trouvons quelque chose à blâmer de son ou-
vrage, ce n'en sera guère que le titre. Ce titre promet en effet beaucoup
trop, car l'avant-propos (pii le suit se charge d'abord de le dénieiiiir; ce
n'est point le tableau de l'iiisloire de la restauration, c'en est simplement
la laltle des matières raisoimt'e que M. Edouard Allelz a voulu faire, et
il n'a pas effeetivemeiil fait autre chose.
Cette table est au moins excellente. Les faits y sont rappelés avec ordre ,
précision el exaclilude, et en même temps avec l'étendue convenable.
Leur division est lucidement tracée.
Qui écrira mainlenanl l'histoire de ces seize années dont M. Allelz nous
a donné une si juste analyse? Ce sera , certes, un digne monument à éle-
ver! Mais _^I. Allelz qui eu a rassemblé laborieusement les matériaux, se
bornera-t-il à cet hundjle travail? JN'aura-t-il donc pas l'ambilion d'être
lui-même rarchilecte?
Des DEVOIRS des hommes, parSilvio Pellico (2). — C'est un livre
(pii vient bien après celui des prisons, — le mie Prigioni, — que ce traite
des devoirs de Silvio Pellico, car il y avait mis une digne préface dans le
récit de ses souffiances si chréliennement patientes di;rant les dix années
de sa captivité. Vous qui voulez que le prédicateur vous prêche aussi
d'exemple, vous ne récuserez pas au moins celui-ci. Oui, sa parole est
dure el sévère ! C'est bien toute l'inflexibilité du devoir que vous prescrit
ce moraliste inexorable. Ce n'esl pas lui qui veut des accommodemens avec
le ciel. Son évangile esL plus rigo;ireux peul-êlre que celui de Jésus-Chi ist.
Écoutez-le pourtant avec respect, et si vous n'acceptez point toute la ri-
{ruenr de ses principes , si vous jngez qne la leçon ne vaut rien pour le
(i) Chez Vitnont, yS, rue de Richelieu.
(a) Un vol. ia-8", rhez Fournier, 14, nie de Seine.
llKVUr:. — CHHONIQUE. 2i7
siècle ou pour vous , n'accusez pas ce missionnaiie de la foi d'Iiypocrisie ,
ni niêiue d'inconséquence ! Il n'est pas en effet de ces apôtres de noire
temps (pii ont tenté de réliabililcr le du istianisnie si conimodénicnt ,
c'esl-à-dire sans se déranger le moins du monde eux-mêmes de leur
indifférence irréliuieiise. Non ! sa vie entière est là, derrière ses paroles,
qui témoigne pour elles et les fortifie.
Mais ce n'est pas seulement cette incontestable loyauté de conviclion
<|ui reconnnande hautement le nouveau livre de Sihio Pellico : il y faut
reconnaître aussi et admirer ce calme |)rofon;l qui y règne ainsi que dans
les Prisons. — Ne semble-t-il pas que celte voix grave et paisible sort du
fond d'un cloître? Oui, la voix de Silvio Pellico, c'est bien une voix du
cloître comme celle de Manzoni. L'austère et tranquille solennité du chant
d'église est bien le caractère de cette école italienne moderne si à part , si
glorieusement créée et représentée par ces deux poètes.
Aussi, quelle surpri'^e ne devait pas causer leur poésie du Midi appa-
raissant toute blanche, toute religieuse, toute soumise au milieu de nos
poésies aclueik's du Nord, sombres, désordonnées, ivres de pundi et de
vin de Champagne, et, dans leur ivresse , s'en prenant ù tous les dieux !
N'eût-on pas dit im beau cygne s'abattant i)armi des troupes d'aigles et
de vautours?
1
LIVRES ANGLAIS.
Vous me demandez (jnelles nouveautés assez pi(juantos ont triomphé
de nos discussions politiques, de nos combats pour et contre la ré-
forme, et de l'intérêt excité par la grande procession des unionistes.
Le nombre de ces heureux ouvrages n'est pas très grand. Ici, comme
chez vous, l'édition à bon marché domine. Le penny envaiiit la librai-
rie. Le public est persuadé qu'en déboursant un millier de penny, l'un
après l'autre et de semaine en semaine, ces ptuiny ne font pins tard ni
des schellings, ni des guinées.
Les éditions à bon marché tombent dru comme grêle : c'est W'aller
Scott, c'est Crabbe, c'est Robert Burns que l'on piblie ainsi tour à tour.
L'édition de Cral)be est ornée d'une assez bonne vie de Crabbe , par son
Mis. Celle de Burns, par Allan Cuningham, mérite d'être distinguée des
nombreuses éditions de ce poète qui ont été [tubliées jusqu'ici. Allan Cu-
iiindKun a plus d'un point de ressendilancc avec Binns ; il sympathise avec
lui; il a long-tem|is habile le comté illustré p;ir ce douanicr-poèle; il a de
l'élégance dans le style; son anecdote est toujours vive, bien narrée, bien
colorée, sans exagération et sans em[»ha.se.
'3iS
i;i.\ 1 1. ui.,^ hi.LX M(i.\i)i;s.
il \ .1 iiutiiis (l'IiabiKiik- tl de mcliiT chez le nverciul M. Crahlje, fdi-
iciir tii's u'UMcs coiiiplèles de son père. Les faits s'eiilassenl sans ordre
sons sii plume prolixe : avec ini peu plus d'arl , (lucl délicieux ouvra,:,^e il
aurait fail ! Quelle vie iuléressanle et Irislo que celle de ce niiuislre pro-
le>t;uil. veu.uit à Londres »ans autre ressource (|ue son talent; longtemps
apprenti chez un apolliicaire; n'ayant (pi'un pauvre lialiil dt'clnrc; force
de rester ilans son i^renier, et de descendre eni[)riniler une ai^inllec de
soie noire usa propriétaire jiour raccommoder cet liahil; frappant à tontes
les portes des grands seignetns et repoiissé par eux; ayant confiance en
l)ieu et disant sa prière après avoir éiTit ses beaux vers et mangé le seul
morceau de pain de la journée! Lorsque Burke, l'iionune de génie déjà
illustre, prend en |»itié riioninie de génie inconnu, le présente à ses amis,
le lirede la misère et lui procure une petite prébende, comme on l'aime, ce
Buikel Puis vient le récit de l'existence du ministre évangélique, cette
existence toute rurale, toute provinciale, tout obscure, mais qui n'a rien
de misantluopique, de chagrin, ni d'envieux. Crabbe est fort occupé dans
son presbytère. Il analyse et décrit dans ses poèmes les matelots et les
bourgeois qu'il prêche le dimanche et qu'il assiste au lit de mort : c'est
une vie bien complète , bien une , bien d'ensemble ; et tous les matériaux,
un peu confus, (jue nous offre M. Crabbe fils, sont admirablement carac-
téristiques.
Rogers (Samuel) , ce poète si riclie , ce bancpiier qui écrit de si agréa-
bles vers, s'occupe aujourd'hui d'une édition complète de ses œuvres;
les premiers peintres et les premiers graveurs de l'Angleterre doivent
contribuera l'embellir. Vous n'avez pas oublié cet admirable volume de
V Italie (Italy), l'un des chefs-d'œuvre de l'art moderne, avec les vignettes
de Turner et ses monumens d'après Prout. Rogers veut que toutes ses
œuvres soient imprimées avec le même luxe. Les dessins et les planches
qui lui ont été apportés ne l'ayant pas satisfait, il a exigé que l'on recom-
mençât tout le travail. Chaque volume lui coûtera cent soixante-quinze
mille francs de votre monnaie.
Jamais nous ne manquerons de romans, et l'urgence des circonstances
politiques n'a pas empêché que la presse anglaise ne nous donnât récem-
ment cinq ou six œuvres de ce genr;^ , qui s(jnt fort dignes de remarque.
Théodore Hook , l'éditeur responsable de John IhiU ( juunial spirituelle-
ment et vigoureusement écrit ) , vient de reparaître avec son roman inti-
uilé : .'IJuoKr et Orgueil. Nos ridicules n'ont pas de meilleur peintre que
Théodore Hook; exclusifs, coriuihiens , dandies, demi-dandies, quart de
dandies, bourgeois singeant l'aristocratie, aristocrates se faisant populaires,
iffectations vaniteuses du West End et de la Cité, voilà ce que Théodore
REVUE. — CllRONIQLE. 2iî)
llook saisit avec un uierveilleux lalent; mais sa verve hmnoristique est si
anglaise, les travers auxquels il fait allusion nous appartiennent si exclu-
sivement, que je ne sais si ses œuvres ne seraient pas dos énit!;nies pour
vous : vous n'êtes pas initiés aux mystères de l'école noiinnée Ecole de la
fourchette d'argent {SUver-forh-school ). Horace Smilli, lionuiie d'esi)rit,
qui a concouru à la rédaction des piquantes parodies intitulées liejected
Adresses, vient de publier un assez bon roman, Gaie MiddleUm, cl
M. Andrew Picken, l'un des nombreux imitateurs de Walter Scott, tlie
Blach Watch, ouvrage assez distingué.
3Iais le grand succès , en fait de romans nouveaux, appartient sans con-
tredit à Trevehjan. Le but en est moral; il s'agit de prouver la nécessité
de principes fixes et d'une bonne étlucation pour les femmes. 'J'oul le
monde convient de cela; mais dans une société comme la nôtre, le diffi-
cile est d'inculquer ces principes et de donner cette éducation.
Quoiqu'il en soit, Tievelyan, homme à la fleur de l'âge et très hono-
rable, reçoit d'un de ses amis, qui meurt dans ses bras, le soin de veiller
sur une fille naturelle de cet ami. Tuteur de la jeune fille, il devient
amoureux de sa pupille; lien de plus naturel; sa pupille l'aime, ce cpu
est encore fort ordinaire. Un plus jeune amant se présente, un amant
moins grave, moins penseur, moins grondeur, qui se fait aimer à son
tour, et que l'héroïne épouse. Tout cela est dans l'ordre des choses com-
munes.
Délaissée par son mari, assez mauvais sujet, elle pense bientôt à la ven-
geance , arme favorite des femmes ; et , pour que cette vengeance soit écla-
tante, elle se laisse enlever. Mais à peine la chaise de poste a-t-elle roulé
pendant l'espace decpiaranle milles, le repentir la saisit : elle se sauve, se
léfugie dans une auberge isolée ; et bientôt , abandonnée du monde en-
tier, elle a recours à la générosité de son tuteur. Trevelyan s'est marié.
Il occupe dans le monde une place honorable. Il reçoit le message de
l'héroïne, vole à son secours , parvient à lui ramener son mari qui lui par-
donne et prend son parti, comme cela arrive quehiuefois. 3Iais ce qui
n'arrive pas toujours, c'est que la jeune personne meurt de chagrin dans
une auberge. Vous voyez que cette fabulation ne se distingue ni par ime
grande nouveauté, ni par une énergie bien dramaticpie. L'auteur s'est
sauvé pai les ilétails .- on s'intéresse à la lutte de Trevelyaiv contre lui-
môme; il n'a pas cessé un instant d'aimer sa pupille, et sa passion , ses
combats, le danger de la première entrevue qu'il a avec elle après son
mariage, tout cela est peint de main de maître. L'aulenr est une fenniie
qu'il ne m'est p(jint permis de nommer. Le temps soulèvera bientôt sans
doute le voile souslcipiel se cache sa modestie.
V'N'alter- Savage Landor, iiomme de talent que vous connaissez [leu
fil Kl Miu'C , cl iluiil |0 ne oiuis pas ((iradctiii niivrai.a* uil clc liadiiil .
a piihlif peiulanl «es (ItM-iiièiTs aiiiiofs , trois voluiiics, iiitidilos : Coiivci-
Sdtutiis imiKjniaiies. 11 iiit-l eu soèiie , à I'('\(mii|)Ic de l'otilenellt; ,
mais avec plus de pravilé, el soiiveiil avec élitcpicuce, des per.soiuiaf^es
(•elel)res qui cxpriineiil leurs upiiiioiis sur les iirands évéïieuieus de l'iiis-
toire, siii' les proiijrC's de la sceielê, etc., t ir. Ou vieiil de publier un ou-
vraiie du iiiêine t^enre, sous le lilre de : Ihunpdoi (tu \i\'' siècle. C'esl
une revue complète de la phiparl des écrivains et des hommes polili(pies
du siècle : OMivre d'un linmmc <pii a lieaiiroup vu el heaiicniii» p<Misé.
La littérature de l'art a f.dl la coïKjuèle d'un hon ouvra^^e, et vous sa-
vez (pi'en ce i^eiwe les bons ouvrages sont rares. Les lierons de M. Pliil-
ii|)s . dernier professeur de peinture de l'académie royale, sur l'histoire
et les principes de celart, méritent les plus grands éloges. L'ame du poète
el le talent de l'artiste ont présidé à cette œuvre coi'sciencieuse. Les pre-
mières le<;ons emhrasseni l'histoire de l'art; les autres donnent les règles
lie la composition, de liiivenlion, du coloris el du dessin. ÎVl. Phillips a
beaucoup voyagé, el voyagé avec fruii. Ses souvenirs d'Italie et de Flan-
ilies, ses descri[)iions brillantes des cliefs-d'(Puvie que ers contrées ont
offerts à son admiration , ajoutent beaucoup à l'originalité et à l'intérêt de
son œuvre.
Notre art dramatique se trouve toujours dans la même situation de dé-
cadence et de décrépitude ([ue vous savez. Nous vivons sur les pièces fran-
çaises. Votre Bertrand et I\aton . assez habilement adapté à notre scène,
n'a eu qu'un demi-succès. La comédie, quand elle n'est pas nationale, ne
frappe pas les intelligences populaires, et ces vives et piquantes allusions
pulili(iues dont le spectateur parisien est charmé, n'arrivent pas jusqu'aux
intelligences obtuses de nos classes moyennes. Quant à la liévoUe au Sé-
rail, elle a été un désappointement pour nous, et nous n'avons pas com-
pris tout le fracas avec lecpiel cette pièce a été annoncée et accueillie chez
vous. Nos femmes vont lr(>uvé trop de nudités, et nos gentilshommes p;is
assez. D'ailleurs :M"'' Taulioni n'était pas là po;ir autoriser l'eiilliousiasme.
\L Jerrold , auteur dramatique assez connu , vient d'obtenir un sucés. Su
liobede noces a fait couiir toute la ville de Londres. C'est une comédie
intime assez intéressante on les jeunes personnes vont cliereier l'espé-
rance et l'instruction, les femmes des souvenirs, et les maris des regrets.
Le théâtre de Vittoria s'est enrichi d'un ouvrage de Sheridan Knowles,
notre meilleur auteur dramatique; je vous en rendrai compte plus tard.
Quant à la poésie, elle n'a rien produit de remanpiable, si ce n'est le
Jugement du déluge, poème millouicpie d'une grande originalité, d'un
style harmonieux el énergique, et rinlipvun Artevelde , poème drama-
tique de M. Henri Taylor, qui a paru tout récemment avec rissez d'éclat.
Kt^LK. — CIll'.OMQLK. , ti,')!
DEUX MOTS A LA REVUE BRITANNIQUE
Nous nous plaignions, dans nos deniièies livraisons, denipninls, dauties diraient
larcins, fjitsà la liei'iie des deux Mondes par di\eis journaux, cnli-'aulres par la
Revue /iiitanriiijue . (pii , récemment, avait donné connue traduction de l'anylais
un conte français original, publié par nous sous ce litre : les Deux Capidji. A ce
propos nous exhortions ces divers journaux à se tenir un peu mieux au courant
.le la littérature indigène, afin de ne plus s'exposer à donner pour anglais ce qui
c.U Irançais.
Poiu' n'avoir pas tenu compte de nos exhortations amicales, M. le directeur de la
Revue C'vVa««/(/«c vient de tomber dans la même faute; son dernier n". (juin 183/,)
contient un article de philosophie historique évidemment emprunté à notre Revue
par le Foreign Quarterly Review , d'où l'a liaduit la Revue Riitannique. Il a paru
pour la première fois dans notre livraison du i5 févTier dernier, sous ce titre :
Hante dtaU-il hérétique? L'auteur est M. E. J. Delécluze. Mais il faut rendre à lu
Revue Riitannique celte justice qu'elle a dissimulé l'idenlilé en changeant le titre
original , et eu tronquant et morcellant sans pitié le trav. il de notre collaborateur.
Le nouveau tilre substitué à l'ancien est celui-ci; de l' Esprit d'opposition on
moyen cge, et spécialement en Italie; mais le nom seul est changé, la chose est
parfaitement la même.
Aussi bien ne sommes-nous pas les seuls qui servions à défrayer l'anglomane
Revue. Nous savons que la Revue Encyclopédique a servi comme nous d'arsenal
à M. le directeur de la Revue Erit-mnique. Ou lit dans son n**. de novembre
i833 un morceau de voyage intitulé : Excursion dans les Jhruzzes et dans L
comte de Molise. Or, ce morceau avait paru l'année d'avant (juillet i8j2)dans
la Revue Encyclopédique sous le titre des Samnites anciens et modernes. L'auteur
est M. Charles Didier. Son travail fut traduit à Londres par le Montlily Magazine,
doù la Revue Britannique l'avait retraduit en français avec de grossières erreurs
et une confusion complète de lieux et de noms.
Ce n'était du reste pas la première fois que M. Didier était soumis à cette rude
épreuve. Il publia en i83i , dans la Revue Encyclopédique (janvier et février),
an Coup d" œil sur la statistique morale et politique de l'Italie, d'où il arrivait
alors; ce travail cul le même destin que ceux qui suivirent, il fut traduit par le
journal anglais le Metropolitan, et reproduit l'année suivante par la Revue Britan-
nique (mars i832), sous ce titre : l'Italie en i832 ; retraduit gauchement de
l'anglais en fiançais, le travail original n'est pas sorti, comme il est aisé de le
deviner, de celle double torture sans de cruelles mutilations.
Mais ce ne îont pas seulement les Revues françaises que la Revue Bii/annique
exploite et traduit de l'anglais, ce sont les premiers écrivains de la langue; elle a
pousse l'étourderie ou l'ignorance jusque la qu'elle a donné, il y a environ deux
ans, un roman de Diderot pour une nouvelle anglaise; c'est prendre le Pirée
pour un homme.
Le roman original se trouve dans les opuscules que Diderot appelait les petits
papiers ; c'est V Histoire du médecin Gardeil et de M"' I.a Chaux. Les noms av aient
été changés, et qudcjurs laits secondaires altérés; mai-, la fable est identique.
Certes voilà plus de faits qu'il n'en faut, et en cherrluiut nous en trouveriimn
sans doute beaucoup d'autres; en voilà bien assez, disons-nous, pour faire cou
c
tir")2 KF.VUE DES DtUX MO.NDKS.
uailrt" do t|iiillc fa(^uo procède la Uevtie liritanniijur, il romincnt elle en use iwci:
Sun crédule public. Elle lit , il \ a (|Ut'U|ues iinuées, iiti grand procès an journal
(]ui s'appelle If l'olrnr [c;\r dans ce Iciiips de pillage lilléraire il existe un jiiiinial
tpii n'a i>as craint de prendre ce titre), piiur coatrelai^on d'articles; or, nous nous
rapiieions qu'à ce propos elle se divertit fort oux dépens de tous ces houliipiiers
littéraires qui font des journaux avec des ciseaux. Mais i Ile , ne fait-elle pas pis '
Piiurlaillerdnns la lillérature, il faut la connaître, et c'est un nu'i-ile qncn'a pr
M. le (.lirei'tenr de la Jieiitc Hiilaiiniqiic, ]iuisqu il s'en va hraveineni j)oni
au-delà du détroit les lettres françaises. Encore est-ce la la supposition la ; uis
bénigne, car de deux choses, l'une: ou bien il retraduit de l'anglais nos articles
et les aulres sans les connaître, et dans ce cas il est coupable du seul fait d'igno-
rance; ou bien il les reproduit sciemuient, et alors il v a dol et larcin. Or, M. le
directeur, qui a été préfet de police, qui est préfet, et qui d'ailleurs a fait naguère
un procès de ce genre au Voleur, ne doit pas ignorer <pie dans ce dernier cas il
est coupable de conircfaecn , et qu'il y a des tiibunaux qui connaissent de ces
affaires-là.
Nous voulons bien convenir qu'un ex-préfet de police n'est pas rigoureusement
tenu délire; mais enfin (piand on s'institue jurande littéraire, il faudrait, ce nous
semble, savoir quelque peu de litléralurc, afin de ne pas [-.rendre Diderot pour un
romancier anglais , et les Revues françaises pour des Revues d'oulre-mer. En
conscience, est-ce en demander trop ?
Et puis si la Revue Britannique voulait absolument traduire de l'anglais nos
articles français , que ne nous en prévenait-elle ? Nous lui aurions charitablement
communiqué l'original, et nous aurions ainsi épargné à elle des frais de traduction ,
à ses abonnés d'énormes contre-sens. Que ne s'adressait-elle aussi à nous lorsqu'elle
pressa si fort ses correspondans de Londres, de lui trouver cette curieuse Jf'est-
End-Rew'iew, où elle espérait butiner quelques-unes de nos Lettres sur les hommes
d'état de la France? Nous lui aurions communiqué cette Revue inédite qui ne se
trouve que dans nos cartons, comme les plus ignorans le savent maintenant. Elle
voit bien que c'était tout profit.
A vraj dire , tout ce négoce-là nous semble bien peu littéraire et bien peu loyal.
Tîous avons dû le dénoncer et nous en expliquer nettement afin de mettre un frein
à ce pillage et de u.ontrer à la partie crédule et mal informée du public ce que les
paperassiers ont fait des lettres et des idées, (i'est un trafic étrange j en vérité, si la
presse indépendante n'y met ordre au plus tôt , la république des lettres, comme
on dit , menace de devenir une caverne , un coupe-gorge.
Nous savons bien que la république des lettres, puisque république il y a , ne
passa jamais pour être un Eldorado , mais quand l'anarchie y fut-elle plus flagrante ?
la cupidité plus insatiable? les haines plus vénéneuses.'' les égo'ismes plus exorbi-
lans .' les amours-propres plus gigantesques? Tombées de l'autel dans la boutique ,
les idées ont perdu leur sainteté; elles sont soumises à l'agio comme les fonds, et
déchus de leur sacerdoce antique , les grands-prêtres de la société , les enseigneurs
du peuple ont échangé le plectrum d'or de Pvthagore et le stylus austère , intègre,
de Tacite contre la plume d'oie des agens de change et des banquiers.
V. Bl'I.OZ.
DE L'ENSEIGNEMENT
DES LÉGISLATIONS
COMPAREES.
L'iioinme ne peut garder long-temps les ivresses et les heureuses
ignorances de la première jeunesse; il ne saurait rester longues
années la proie de cette crédulité du cœur qu'on appelle un pre-
mier amour; pas davantage il ne peut croire long-temps à la l'acilité
du bonheur qu'il désire et du chemin ([u'il veut se frayer à travers
les hommes et le monde. Un jour il reconnaît que la vie est dure,
la destinée sévère; et il découvre avec douleur qu'au milieu de cette
société qui l'entraîne impérieusement à sa suite et à son service, il
est laborieux d'espérer. Le moment est criticjue, et il va dépendre
de la résolution que l'homme prendra, (piil soit jusiju'à ce qu'il
meure grand ou vulgaire. Des voix ne manqueront pas pour lui
crier : « Erreur et mensonge, on nous avait trompés : la vérité
n'est pas; et rien n'est faux parce que tout est vrai; il n'y a pas
d'idées puissantes , il n'y a pas de causes saintes ; toutes les pensées
humaines se confondent dans une indifférente égalité. Vivons pour
TOME m. 17
i'»l KKVli; 1)1. ^ KI.IX V(IMti;s.
les laillrr cl nous soiislriiirc ;i leur juii;;; iiniiiolons (hms une iio-
iii(|tiL' oi',<j:i' tous les st'iitiincns cl loiites les conceptions de riioininc,
cl poussons nulour de ce bûcher des espei;nices Iniuiaiiies d'el-
fiovahles licaneniens. » Cela |)(iil se laice, UKiis ne suppose pas
une grande énergie. Lâcheté laularoune, découragenieni (|ni a
Thypocrisie de la force, et qui iuiprinie à tous ceux (ju'il alleiiit
une uiiiforjniK; vul{faire! Mais si, après avoir reconnu l'àpreié des
(oiijoiiclures et de la vie, l'honime s'y entête noblement, s'il ac-
cepte la lutte , s'il consent à uieltre son effort du côté du bien
contre le mal, de la lumière contre l'ignorance, de la liberté contre
l'oppression; s'il se dévoue à quehjue chose, après y avoir songé;
si, connaissant l'humanité dans ses mérites et dans ses faiblesses,
il se décide à la servir, voilà de la force : ce n'est plus l'emporte-
ment passager d'un jeune courage qui peut venir se briser contre
une première déception; l'homme agit parce qu'il a voulu; il a
voulu parce qu'il a pensé; il est inspiié parce qu'il a réfléchi.
L'humanité ï)iéparc aujourd'hui ses actions en mûrissant ses
idées; elle s'étudie de plus en plus, et elle goûte la satisfaction et
la gloire de s'estimer toujours en se connaissant davantage.
La science est donc le fondement des choses humaines, elle l'a
toujours été, mais long-temps à l'insu de la majorilci du genre hu-
main; les hommes étaient conduits par la pensée sans la soupçon-
ner : leur progrès est de la reconnaître aujourd'hui pour maîtresse
et pour guide. En vain quelques clameui-s se font encore entendre;
laissons à certains adorateurs du passé la consolation impuissante
de maudire la science au moment où elle leur enlève le monde en le
changeant. Ces plaintes dénotent d'ailleurs une incurable faiblesse,
des cerveaux vieillis et épuisés, des imaginations débiles et ma-
lades. Qui proteste donc contre le mouvement de l'esprit humain?
Quelques vieillards désespérés , quekjues enfans étourdis , cris
d'esclaves derrière le char du triomphe.
Contemplez les destinées de l'humanité, ses succès, ses chutes,
ses fautes et ses grandeurs, et vous trouverez dans les oscillations
de la science les causes de sa bonne et de sa mauvaise fortune. On
peut dire que la science, quelles que soient ses applications, est tou-
jours sociale, car ses particularités les j)lus détournées en appa-
rence du bonheur des peuples y concourent : quand elle s'applique
<VM^
f;."^
l)i:S LÉGISLATIONS COMI'AKIÎLS. 2^)5
(lircclenicnt aux affaires et aux inléicts des sociétés, elle s'appelle
la polili(|iie. , v .
Appeler la science qui diii^je les sociétés science politique, c'est
parler avec exactitude et propriété; et l'expression antique (tcoXi;,
TToXiTeta, Ta -ïroXiTi/cà)^ reste juste : elle enibi-asse le fond et la former
des choses. Depuis (juelque temps on semble préférei' le mot .so-
cial; c'est une variante qui n'a pas d'iaconvéniens.
La science politique ou sociale, ou la science de la législation,
c'est la même chose; c'est la recherche des lois philosophi(jucs do
l'humanité, c'est l'intelligence de ses destinées historiciues : la
science de la législation repose donc sur un système et sur une
histoire.
On ne vit véritablement dans son siècle (ju'à la condition d'en
trouver la raison et la loi : cette étude a ses degrés et ses phases
et ne peut aboutir à un système qu'après un temps marqué. Les
pi'incipes dirigeans du système nouveau ne sont pas lents à paraître
(}uand la méthode est bonne et la tète Terme : mais le temps leur
est nécessaire pour se (Constituer et mûrir, pour trouvei" des ap-
puis el des témoignages tant dans la vie de l'homme et du siècle
même que dans les destinées précédentes de l'humanité, c'est-à-
dire dans l'histoire.
11 est impossible d'écrire l'histoire des idées et des lois sans l'in-
tervention de principes dirigeans, par la raison qui veut (|ue l'his-
toire des mathématiffues soit écrite par un mathématicien. Mais
dans l'ordre moral les principes ayant moins de certitude logicjue
que les vérités mathématiques , gagnent davantage à l'épreuve de
l'histoire; en même temps qu'ils la rendent possible et foconde, ils
en reçoivent leur confiimation et quel(|uefois leur redicssement;
échange utile entre l'expérience des faits et les lois de la raison.
Sitôt qu'il fut de mon devoir et de ma destinée d'enseigner
l'histoire des législations comparées, je trouvai sur-le-champ l'idée
à produire la première sur la scène; toute unité se conçoit d'un
seul coup; certains principes dirigeans ne tardèrent pas non plus
à poindre dans ma tète et à s'y préciser progressivement; peu à
peu ils rallièrent à eux mes recherches historiques, ils me servirent
de soutiens dans l'étude des faits, et puis eux-mêmes grandirent
par ceit" (■tiide. J'enseignai l'histoire du pouvoir législatif; runi(('
17.
olail oxcollcnio ci loric, cllo me proti'jfca; six naiioris, trois (i.Mis
ranti«|tiiif, trois riiez les inodeiiies, lurent inteirofjc'os; et l'Iiis-
loire ne toiiiiia pas en eoiifjisioii de nos itiées et de nos espc ranees.
Cependant, apiès celte évolution impi'tuense eldire(t(! (|ni diii'a
deux ans, les principes eonslilulils du système naissant avaient
ae(|uis plus d'étendue et de fermet(''. Saclianl mieux les laits, j'é-
tais plus obstiné dans la pliilosopliie, cl les enelianlcmcns drama-
tiques de riiistoiie avaient redoublé pour moi la ri;;ucur de la lo-
{(ique. Alors je pus aborder do plus près la comparaison des
l(';;islations, et j'exposai celle année les principes historupies du
droit public européen, en les comparant aux principes des sociétés
anticpies. L'ordre clironolojjique avait disparu, et l'ordre systéma-
ti((ue lui succédait; les idées, les institutions et les hommes étaient
pris du sein de leur siècle et de leur pays pour être confrontes; la
comparaison ne s'opérait plus par la succession ; elle s'efrectuait
par la juxta-position.
Aujourd'hui nous voyons s'approcher de plus en plus pour nous
l'opportunité d'écrire l'histoire: l'uniti^ primitivement décrétée n'a
pas défailli dans l'examen, et c'est toujours Vtiistoirc dnponvoir lécjis-
Uu\f(\nc nous nous proposons de tracer. Les |)rincipes et les destinées
de l'humanité peuvent se développer à l'ondjre de celle idée assez
puissante dans sa majesté pour les contenir en les dominant. Mais,
je l'avoue, je ne me précipite pas sur la plume de l'histoire; j'at-
tends encore, j'attends que la maturité de l'œuvre me soit intérieu-
rement révélée. Ecrire l'histoire est un ministère humain et pu-
blic pour lequel on ne saurait rassembler trop de forces et de
ressources; pour raconter le passé du monde, il faut sentir ce
monde dans tous ses sentimens et le comprendre dans toutes ses
idées; la tâche est rude : de plus il faut savoir la vie, connaître les
hommes, les pénétrer, passer de la solitude au milieu de son siècle,
le voir, l'accepter, le servir, puisqu'on ne peut en changer, se
donner tous les spectacles, s'ouvrir à toutes les impressions, mar-
cher dans la vie tantôt calme et seul , tantôt ardent et poudreux
dans les flots du peuple, soldat de l'humanité, et l'aimant beaucoup,
pour mieux l'écrire et la peindre.
En attendant, j'estime qu'il n'est pas inutile de consigner ici
{{uelques-uns des principes dirigeans (|ui nous aiiimenl et nous
DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 257
(»uidenl dans nos cours et dans nos écrits; la discussion pourra
les lepandre en les amclioraul. Le haut enseignement doit toujours
avoir un caractère initiateur, et même, s'il le faut, aventureux; il
n'est pas établi pour répéter ce que tout le monde sait. 11 ne peut
éclairer les esprits qu'en les devançant un peu, devoir laborieux,
mais dont la difficulté même doit servir d'aijjiiilloii. Je vais donc
<lonner une esquisse légère de quelques principes et de quelques
résultats de l'enseignement de 1H54. Je commence.
I.
Au premier regard que nous jetons sur le uionde moral, nous
lie pouvons méconnaître les agitations iiiternes (jui travaillent les
<:sprits. Les problèmes religieux sont remués , et dans cette vaste
controverse le chiistianisme est à la lois chéri et critiqué : ses mé-
rites sont appréciés avec tendresse, ses ellipses commencent à être
notées, et il est juste de dire que derrière le christianisme , il se
prépare quelque chose.
J.a philosophie vient de laiie une dernière revue de ses travaux
et de ses résultats dans le cercle du réalisme dialecticpie de la pen-
sée allemande; cela l'ail, elle aspire à tirer du présent et de la vie
même de l'homme, de son organisme moral et physique directe-
ment observé, quelques piincipes énergi<jues et simples qui servent
de fondement à des nouveautés l'econdes, et il est juste dédire
(ju'api'ès l'éclectisme geinianique, il se prépare (pielque chose.
En législation , les élémcns de la sociabilité commencent à être
étudiés; on cheiche les moyens de remettre un jour la gestion des
alïaii-es de l'humanité' à sa raison même, et de triompher progres-
sivement de la fatalité du passé, de ses irriegularités et de ses in-
conséquences ; aussi il est jusl(î de diie (jue sous les formes de la
constitution anglaise qui couvrent la moitié de l'Europe, il se pré-
pare quelque chose.
Dans l'histoire comparée des législations nous ne saurions sépa-
rer la mélaphysi(|ue de la politi(|ue, puis()ue nous devons con-
frontei' perpétuellement les idées et les faits. Les idées en elles-
mêmes sont universelles, étendues et carrées; les faits, dans leur
^'>î< RKVLK liKs l»i:i \ M<IM>I-,S.
«li'vclopix'iiicnl liisl()ri(|ii(', sont p.irlicls, iii('{r;m\, irrr/Miliciciiirnf
pnifircssirs; ràhrllc^ des idt'os ot rirlicllc (l<s faits (Ii.ivcrii .m-
ronstamiiKMit sous nos yeux dans le iKii-allcIisiuc de l(;iirs(li(T('rencos:
// )ni a (le piMÙf que ce (fui est uU-al ,
Il ti'ii (t iju'iiii (Iniit ,
l)eu\ proposilions (|iie lliisloire justifiera; colonnes <lu niondc
moral.
il.
Les traditions do i'hunianile sont ioncièremcnt vi-aies. Écrites
et rédigées, quand les sociétés sont assises, elles associent la naï-
veté et la réflexion , l'alh-^orie et la réalité, les illusions poétiques
des premiers âges, et cette autre poésie, sœur de la philosophie,
poésie (|!ii comprend et anime tout, trouvant la puissance d'unir
étroitement le symbole et la pensée. Il faut donc se servir avec
discernement des traditions pour reconstruire l'histoire de l'hu-
manité.
Les traditions hébraïques plus nouvelles , moins compliquées et
plus simples que les traditions indostanes et égyptiennes, concor-
dent avec les sentimens des autres peuples, en nous montrant
l'homme et le monde débutant par l'innocence. Quand cet âge d'or
se fut laissé ternir, le règne de la force brutale commença , époque
des géans (1). Le châtiment ne tarda pas à suivre, époque du dé-
luge.Voilà les préludes del'hisloire du genre humain, voilà comment
il s'est représenté ses premiers jours, voilà ce qu'il prend pour des
souvenirs.
' Mais l'histoire commence sur la terre encore trempée des eaux
(i) Quelques auteurs, entre autres Boulanger {Antiquité ilcvoilée), ont con-
sidéré la giganlomachie comme un emblème des révolutions subies par la naline.
Sans répudier entièrement ceUe explication , nous préférons de notre côté voir
dans la fable des géans le règne de la force brutale avant l'inlervenlioii du
droit.
1>KS LÉGISLATIONS (XtMPARKLS, 2-)0
(iu (ltlii.j;e, et la vie d*; riiiimauiic .s'ouvre reellemeni. J.a (liasse
liit , selon la Iradilion , la première aelion de riioinnie ; elNciiirod
au pays de Cliinar èlait fort chasseur devant le Seifjneur. Dans
l'exercice rude et [grossier de la vie chasseresse, l'homme (îtait
violent, vorace, imprévoyant. Cependant celte existence était un
commencement d'action, un commencement d'emploi des focul-
tés humaines, un commencement des notions du droit. Cette
chasse, qui ne servait pas alors de délassement, mais devait pour-
voir à la subsistance même, demandait du coura[;e, de la patience,
de l'intelli^fcnce dans le commandement, de la docilité dans la con-
duite. Déplus, le prix de lâchasse une l'ois conquis, la proie
ne pouvait être partagée sans que les idées constitutives du droit
parussent : les parts devaient être égales, tous avaient couru les
mêmes dangers ; notion et principe de l'égalité. Mais un des chas-
seurs avait guidé les autres et avait montré à leur tête le talent de
mener les hommes, on lui décernait volontairement une part plus
opulente : notion et principe de la sujx'riorité morale.
Le progrès de la vie chasseresse fut de se transformer dans la
vie nomade. Les hommes ne se contentèrent plus de poursuivre
les animaux et de les tuer ; ils les distinguèrent, et reconnaissant
les uns moins redoutables, doux et disposés à devenir familiers,
ils se les assujétirent, réservant leurs flèches à ceux dont la fé-
rocité leur parut incorrigible. Un chariot grossier portant toute
une famille fut traîné par des animaux étonnés de leur joug; les
hommes poussaient des troupeaux devant eux, et cette société
nomade, changeant de lieux, de destinées et d'aventures, faisait
proprement de la vie un voyage (1). Dans cette vie, les hommes
étaient moins intempérans que lorsqu'ils se livraient uniquement
à la chasse; moins fatigués, ils prenaient avec moins d'excès la
nourriture cl la boisson ; entr'eux leurs relations étaient plus
fréquentes, les liens de la paternité et du mariage plus formés;
comme dans leurs campemcns ils observaient la germination et la
venue des fruits de la terre , ils soupçonnaient les premières notions
de l'agriculture; les peuples n'égorgeaient plusieurs prisonniers,
mais les tenaient en esclavage ; ils n'écrivaient pas encore, mais ilî^
s
(i) Voyez sur la vie nomade, Héioilolc, li\. IV. — Jiisliii., li\. XU.
se raconUlifin les uns aux auiros cerminos iradilioiis ; ils ijjnorait'iil
l;i iii(iiiii;iic, mais ils connaissaii'nl réciianjfc ; cnlin <;lio/. eux la \\o.
morale avait i'ail îles pro{|rès qui en atlcnciaienf d'autres. La vie
pastorale est un passa(]fe naturel à l'état a{;rieole cl à l'c-tahlisscincnl
positif des sociétés. La tradition hébraïque nous présente convc-
iinlilenienl la suite de ces d(;velo|)peniens successifs, l'àfjed'or, les
{jeans, le délu{je, Nemrod, la tour de liabel, cette unité précoce ,
l'état |)astoral, l'émi^iration en É{îypte, 3Ioïsc. Mais chez certains
peuples la vie nomade n'a pas été suivie d'autres projjrès et le
mouvement s'est arrêté. La Syrie a ses peuples pasteurs et ses tri-
bus errantes (jue rien n'a pu fixer : sur ces Aiabes amans du dé-
sert, et (|ui le paicourent sur le dos de leur chameau , cette mai-
son mobile , la parole de Mahomet est tombée en vain ; ils ne veulent
pas enfermei- Dieu dans la mosquée de la Mecque , et ils s'opinià-
irent à la liberté sauvage. Mais en repoussant xMahomet, l'Ai-abe
du désert a repoussé l'avenir, l'intelligence et la gloire; il s'est con-
danmé à n'être rien dans la vie de Thumanité ; il devait suivre le
prophète, car il faut toujours suivre les idées.
La terre se préparait à prendre dans les destinées de l'homme
le rôle important que lui assignait la nature des choses, et cette
mère du genre humain provoquait ses enfans à la déchirer pour
devenir mieux féconde. L'homme se détermina à la culture du
théâtre immobile qu'il foulait aux pieds, il se fit en même temps
sédentaire et laborieux, et il doubla sa puissance en lui donnant
une application dure et persévérante.
Avec l'agiicuiture se développèrent abondamment toutes les
notions de l'ordre moral et juridique ; la famille put s'asseoir sur
le sol , et se préciser dans ses rapports ; le mariage devint plus
affectueux et plus sacré, les enfans plus obéissans et plus tendres;
les représentations que l'homme se faisait de la Divinité, tant dans
la vie chasseresse que dans la vie pastorale, devinrent plus positives
et plus pures; enfin l'activité de l'homme s'appesantissant sur la
terre et la pénétrant comme un soc tranchant, éprouva avec une
force jusqu'alors sans exemple le sentiment de la propriété et en
conçut le droit.
C'est ici qu'il faut considérer le langage des traditions humaines :
elles s'accordent toutes à attribuer à l'agriculture la création de la
DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 201
société même. Isis, qui enseigna aux Krrypiiens l'usage du froment
et de l'orge, leur donnna aussi leurs pi-emières lois, leur montra
la justice et les détourna de la violence par la crainte du cliàli-
ment (1). Cércs est en possession de la même gloire. Nul écrivain
n'a plus exactement que 3Iacrobc (!2) exprimé l'opinion de l'anti-
quité en la commentant : LeqesCeres dicilnr invenisse; nam et sacra
ipsius lliemisferia vocantur. Sed hoc ideo fmcjïlur, quia antc inventum
frumenlinn à Cerere, passim liomines sine Icge vacjabaniur. Qnœ
feritas intemipta est invento usa friimentorum. Itaque ex agrorinn
divisione inventa suni jura. Macrobe se trompe en pensant qu'a-
vant l'usage du blé les hommes ne connaissaient aucune loi; la no-
tion du droit a paru avec la première action humaine : mais cette
erreur est précieuse puisqu'elle était l'opinion de l'humanité. Et
cette phrase : Iiaque ex agrorum divisione inventa sunt jura, nous
montre la confusion qui se faisait du droit même de propriété avec
la propriété foncière considérée comme la source et l'occasion de
toutes les transactions civiles.
Le genre humain tomba donc dans cette illusion d'attribuer à
l'agriculture l'origine même des lois et des droits dont seulement
elle provocpia le plus grand développement : il commit encore la
méprise, fort naturelle alors, de faire de la terre l'incarnation par
excellence du droit de propriété. Et cette dernière opinion de
l'humanité fut si forte qu'elle constitua le droit féodal, après avoir
constitué le droit romain.
Quand les premières notions du droit civil et de l'agriculture
eurent été trouvées et suivies , l'homme sembla ne vouloir plus
rien reconnaître qui vînt troubler le cours ordinaire de ses connais-
sances et de ses habitudes , et la terre resta soumise à la double
immobilité de l'art et du droit.
Le dix-neuvième siècle doit opérer deux révolutions, l'une dans
l'agriculture , l'autre dans le droit civil. L'agriculture doit devenir
un art systématique, une industrie scientilique (|ui dispose des
ressources et des procédés de la grande cultui-e : la lé{;islation ci-
vile doit abandonner les principes du droit romain el du droit féo-
(t) Diodori Siculi , Bibli. hist., Iib. I, caii. i',, p. 44. Tom, 1, édil, Bipontina.
(2) Saturnalioi . , lib. III, cap, i?.
-i»:i UKVUK DKS 1>I I \ M(iMii;S.
(l,il iKHir .sTippuycr sui- les roiidi'mcii.s (l(; l;i pitildsdpiiic iik»-
(U'iiit".
I.c tlidii (le |)i'o|)ri('lé est le résuU;it naturel de riiiicliijjciicc cl
(le la luicc de riiomiiic, cl ioiij(nirsil Taiit i-amcncr coiniiic cause
souvi'iaiiie l'aclivilc liumaiuc. Ilicii de plus juste sur le droit de
propriété que celte pensée de Thucydide : Souvenez-vous <juc ce
uesoni pas les choses qui possèdent les liommcs, mais les lionnnes (pu
pusscileni les choses (I).
La propriété foncière n'est qu'une dos innoml)rabIcs proprié-
tés qu'enfante la force liumaine. Ces autres |)ropriétés deman-
dent aujourd'hui à leur sœur aînée non pas le combat, mais Ut
parla{}e. Gaidez vos mottes de terre, laboureurs et propriétaires,
vos frères n'en sont point jaloux; ils ne convoitent point vos biens,
ils désirent l'habilctci de la vie sociale. Poui' Dieu ! ni le poète, ni
le savant, ni le philosophe, ni le mécanicien, ni le statuaire ne
veulent déserter leur cabinet, leur atelier, leur laboratoire où se
développent leurs œuvres et leurs idées chéries pour courir enfoncer
une charrue dans un chétif morceau de terre : mais ils réclament
le droit de cité pour prix de leurs études et de leur {jénic. Alors
l'égalité pleinement satisfaite n'aura plus souci de morceler à l'inlini
le sol de la patrie ; l'art développera ses procédés toujours plus
puissans sur l'étendue dévastes territoires (2), et la France pourra
ressembler à un riant et fertile jardin où tous ses enfans auront
les fruits de régalit(î, ceux de la terre, et se trouveront heureux
tant par les lois que par la nature.
III.
Tous les principes de l'humanité ont conimencé à se développer
dans le même point du temps, et depuis ce moment celte simulta-
néité n'a jamais été brisée.
Dans la vie chasseresse tous les élérnens et toutes les notions de
(i) Périclès aux Athéniens.
(a) Le Cotlc civil rerommande d'éviter de morceler l»>.s héritages el de diviser
les exploitations; art. S>2.
bKS LÉGISLATIONS COMPAUKES. ^^(m
la sociabilité étaient, mais infîmes et débiles: la vie pastorale et
nomade ne fut possible que par leur développement, et de nou-
veaux progrès amenèrent la vie aj^ricole.
Comme à cette troisième époque les pensées et les actes de
l'homme sont plus sensibles, cette époque commence proprement
riiistoirc chez tous les peuples, mais l'honmie chasseur et l'homme
pasteur avaient tous les sentimens et toutes les idées.
Le droit et la religion furent conçus, compris et sentis par
l'homme dès ses premiers pas sur la terre, mais grossièrement.
Quand l'agriculture eut rendu plus certaine et plus abondante la
nourriture du genre humain, cette sécurité de la vie matérielle fa-
vorisa l'essor des facultés idéales.
La religion a suivi tous les progrès et toutes les fortunes de l'es-
prit humain : tantôt, comme chez les Perses, elle n'a pas voulu de
temples, d'autels et de simulacres; elle portail ses sacrifices sur le
haut des montagnes, et n'enfermait Dieu que dans la nature :
les astres étaient adorés, les grands fleuves étaient révérés (1);
tantôt, comme en Egypte, la religion s'identifiait avec l'art, avec
l'industrie, l'agriculture, la science, la politique, envahissant poul-
ies constituer tout l'homme et toute la société. De cette Egypte qui
a nourri le monde par ses croyances et ses idées, comme elle
nouirissail les Romains par ses moissons, sortirent Cécrops et
Moïse, l'un portant dans l'Altique la notion de Jupiter u-aroç,
l'autre entraînant la race d'Hcber à la suite de Jéhovah.
Il est une différence fondamentale qui sépare la religion chré-
tienne des religions antiques : ces dernières sont nées avec la so-
ciété même et les premiers développemens historiques du genre
humain; au contraire, le christianisme est une idée pure qui s'est
développée au milieu des sociétés vieillies et du genre humain
constitué. Le christianisme est une conséquence; la ruine complète
de l'antiquité lui donna l'air d'un commencement.
Avec l'unité religieuse, l'homme conçoit l'unité polili(pie de l'état.
La conception est absolue, le développement est inégal, ilistori-
(juement l'état est sorti de la famille.
Ouest-ce que la famille? C'est l'homme (|ui se fait deux pour
(i) A'k'h» aiCivreti TruTo-yMui jj.-jL'r.iiTj . Hérodolc, Clio, §. l'iS.
"^>^i HEVUE DES DEUX MONDES.
(Irvcnir (rois, l.c jificci h mcic soin deux iciiiics *|iii, par leur
pciU'trntion, en posonl un tioisirinc dcsiitK' ;i les siirpassci-. Kc Ixii
ilo reihicalion est de iciidic rcnlanl su|)c'ii(Mir à ses pai-ens; elle
SI' fait ainsi l'ouvrière des progrès du inonde,
La famille ne peut exister sans s'appuyer sur des j)rin<ipes <|ui
lui sont proprement etranjjers. Le niaria{;e ne peut se passer (Je la
sanetion de la reli{}ion, et voilà l'intervention de l'unité religieuse :
il réclame la protection de l'etai, et voilà l'inlervenlion de l'unité
politique : le père et la mère n'ont point assez de leurs connais-
sances pour instruire leur enfant; l'éducation a besoin de la science
dont dispose la société, et voilà l'intervention de l'unité i)liiloso-
jihiiiue.
Donc la famille ne saurait être son l)ut à elle-même; sa loi est de
se mettre en lapport avec les sphères supérieures de la religion,
de l'état et la science. 11 y a vice et douleur dans la société où les
familles affectent un égoisme anarcliique.
L'histoire nous montre des familles primitives qui, s'arrètant
dans leurs développemens , n'ont pu se transformer en sociétés
puissantes; tribus cirantes, clans sauvages et misérables.
La vie nous enseigne que souvent l'homme a besoin de lutter
contre l'inepte égoïsme de la famille pour servir la religion, l'état
et la science.
Donc la législation doit définir les rapports de la famille avec ce
qui n'est pas elle, faire la part de son indépendance domestique et
de sa subordination sociale.
Dans la nature des choses les femmes sont le lien entre la famille
et l'état. Elles ressentent profondement les influences sociales :
elles reçoivent la vérité avec amour, elles la répandent avec enthou-
siasme. Prêtresses de Bacchus, elles déchirent Orphée; elles le
couronneraient si elles croyaient en lui. L'unité de Lycurgue les
trouve dociles et fanatiques. Dans Athènes, quand Anaxagoras eut
commencé à remuer les esprits, elles semblèrent vouloir sortir de
leurs gynécées : Aristophane nous montre les femmes parodiant
l'assemblée populaire et réclamant une part aux affaires publiques.
Le christianisme fut embrassé par elles avec empressement; elles
n'eurent garde de ne pas courir à ce baptême d'amour, de mystère
et d'inspiration ; vierges ardentes et pures, néophytes opiniâtres et
DKS LÉGISLATIONS COMPAllKES. i2(>>
hardies, elles firent du martyre une volupté nouvelle. La eheva-
lerie moderne les mit sur le trône en les prenant pour juges et re-
compenses de ses combats. Dans rà{ïe de Louis XIV, elles étaient
influentes, aimées et respectées; pleines de zèle pour la religion et
la gloire, elles assiégeaient la chaire de ÏJossuet et de Bourdaloue,
et poussaient leurs amans dans l'église et dans l'armée. Molière se
moqua de quelques femmes qui s'occupèrent trop tôt de science et
de philosophie; l'hôtel de Rambouillet fut puni de cette précipita-
tion et de quelques ridicules personnels à celles et à ceux qui le
liantaient, il fut joué; mais cinquante ans plus tard. M'""' du Chà-
telet, du Deffant, M"" de l'Espinasse, philosophaient, écolières
amoureuses de la philosophie, et parfois des philosophes. La ré-
volution française eut le malheur de décontenancer les femmes et
de les glacer d'effroi. Elles revinrent au\ habitudes et aux idées de
l'ancien culte; elles furent partagées sous l'empire entre la douleur
de perdre leurs enfans et la joie de voir tomber sur eux un re-
gard de l'empereur. La restauration les émut en sens contraire.
Aujourd'hui la politique les divertit fort peu; c'est la foute de la
politique. Que les idées sociales soient neuves et belles, les femmes
retrouveront pour elles leurs passions et leur enthousiasme.
L'état est la plus haute expression de la sociabilité; il est l'asso-
ciation harmonique de tous les élémens de la nature humaine : il a
été lent à se former dans sa généralité; se modelant sur la famille
dont il sortait, il a été patriarcal, il a été monarchi(|ue. Il est re-
marquable que l'idée d'unité politique a suitout été provoquée par
le besoin qu'avaient les hommes de se défendre et d'être justes. Si
les Hébreux veulent un roi, c'est pour qu'il les mène à la guerre et
leur rende la justice. Le 3Iède Dejocès est choisi par ses égaux
pour être leur juge; il se fait leur roi, s'entoure de soldats, bâtit
Ecbatane, s'enferme dans son palais qu'environnent des forte-
resses (I).
Le travail de la raison moderne est de dégager l'état des tradi-
tions historiques pour l'élever graduellement à la vérité philoso-
phique. L'étal doit être la forme progressive et pure de la civilisa-
tion; c'est le îiioi social.
(i) Hérodote, Clio,98.
!^a; KKVIK DKS DKIIX MOMUCS.
IV.
Di'sorniais pour nous lo droit social osi possihio, et nous sommes
anivos à cette notion niélhoditiueuicnt. Désormais nous pouvons
in(li(iuer eonnnent nous concevons l'évolution complète du droit,
et man|uer ses divisions londamentales.
Le droit social et public est le cenlie fjénéraieur, l'expression la
plus haute des rapports de la sociabilité, cpiaiid celte sociabiliu-
s'est développée cl limitée dans la forme harmoni<|ue d'un état
constitué.
Du centre il est méthodicpie d'aller à la circonférence qui est
tracée par les rappoits extérieurs des sociétés entre elles, rapports
qui constituent le di'oit des gens ou international.
Le centre et la circonférence connus, il est nécessaire de définir
les rapports entre l'ordre politique proprement dit et l'ordre reli-
gieux, de prendre parti sur leurs différences ou leur identité;
c'est le droit religieux, ou canonique, suivant l'expression du
moyen-âge.
C'est alors qu'il est légitime de considérer les rapports de la vie
civile, ses transactions, la famille, la propriété; c'est le droit civil
qui dépendra naturellement du droit social. Les transactions qu'a-
mènent l'industrie et le commerce trouveront leur place auprès du
droit civil, qui ainsi aura pour terme paiallèle le droil commercial.
Les idées morales d'une société se refléchissent tout entières
dans son droit pénal; elle ne peut punir sans juger, elle ne peut
juger sans un système complet qui règle sa conscience : aussi le
droit pénal venant dans l'ordre que nous lui avons assigné repro-
duit et résume tous les principes de la sociabilité.
La législation ainsi constituée doit soutenir des rapports déter-
minés avec une science qui étudie et cherche à satisfaire les besoins
physiques de l'homme, et qu'on appelle ordinairement économie
poliiiquc. La science économique est la base positive de la science
sociale, puisqu'elle a pour objets les conditions matérielles de la vie
même. Il importe de définir nettement les rapports de la législation
et de l'économie politique, de la vie morale et de la vie phvsique :
DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 2(>7
«•"(\st seulement alors que pounoul eue enlièremenl résolus les
problèmes de la population et de la propriété.
A l'autre extrémité de la chaîne des id(;cs humaines est la science
delà vie spirituelle des peuples, ([u'on appelle ordinaii'ement la
science de Dieu, la thêulogic. L'homme conçoit Dieu d'un seul
coup et le comprend pro.orcssiveinent. Ces projjrès tlu''olo{}ifjues
doivent être appréciés et réjjulièrement exprimés par la lé/jislalion ;
et les rapports vrais et philosophiques de la législation et de la
théologie seront le corollaire de la double histoire des religions et
des législations.
Alors, avec la connaissance de l'homme même, physique et mo-
ral, avec l'évolution complète du droit dans l'histoire, avec la défi-
nition des rapports soutenus par la législation, avec l'économie
politique et la théologie, il sei-a possible de jeter les bases d'un
système social. Ainsi nous disons ;
Connaissance de l'honmie dans sa constitution physique et
morale.
Droit social ou public.
Droit des gens ou international.
Droit religieux ou canoni((ue.
Droit civil. — Droit commercial.
Droit pénal.
Rapports de la législation avec l'économie polili(iue.
Rapports de la législation avec la théologie.
Système social (1).
(i) Il serait à désirer que l'enseignement du droit en France fût renouvelé dans
les principes mêmes de sa méthode. Ici une réforme fondamentale serait nécessaire.
Le système d'enseignement conçu par la législation impériale est Irop vicieux pour
qu'on puisse attendre de quelques amendcmeiLS partiels des résultats satisfaisans.
Cet état de choses nous a rendu plus impérieux que jamais le devoir d'élever notre
enseignement à sa plus haute généralité, afin que les grandes lignes de la science
fussent au moins tracées, et pussent servir d'indication aux jeunes talens qu'une
vocation sérieuse convierait à l'élude de la législation. La haute instruction doit
provoquer tous les progrès, et ne faire obstacle à aucune ambition de l'inlelli-
gence.
'^'^ RKVl'K DES nr.UX MONDES,
V.
Le droii [)ul)lic propiomont dii fui inauf^iiré dans la science par
Grotius. Son iraiu* hc lu paix cl de la guerre est un vaste assenibla(fc
de toutes les notions du droit sur toutes les niatières, droit public,
droit des {{ens, droit civil, droit pénal, droit canoni(|ue : rien n'est
distin{]ué, tout est confusément réuni. Hugues de Groot écrivit le
premier sur ces matières; il mit la main sur tout; son œuvre fut
grande, utile, et rendit possibles tous les développemens ultérieurs.
Le devoir des successeurs immédiats de Grotius était de distinguer
ce qu'il avait nécessairement mêlé; Puffendorf au contraire em-
brouilla plus (juc jamais les choses; esprit indigeste, faux, étroit,
brut. Wolf noya le droit dans les généralités vagues et les maximes
arbitraires. Kant fut profond, clair et nouveau; il partit de la sub-
jectivité abstraite, et n'arriva au droit public qu'après avoir tra-
versé le droit réel et le dioit personnel. Il est remarquable que
Hegel a le même point de départ et le même aboutissement : sa
philosophie du droit, plus favorable à l'histoire par son réalisme,
diffère peu du droit naturel de Kant dans la méthode et les résul-
tats purement spéculatifs.
Pascal a dit : « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles,
que nos instrumens sont trop émoussés pour y toucher exactement.
S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour,
plus sur le faux que sur le vrai. » Cela est vrai, lorsqu'on s'attache
exclusivement à l'étude de la notion abstraite. L'abstraction est
une opération utile de l'esprit, à la condition de n'être qu'une mé-
thode passagère; mais si l'abstraction dure toujours, et ne se perd
pas dans les objets concrets et vivans, l'esprit, par ses efforts,
n'aboutit plus qu'à des résultats faux ou stériles.
Les dangers de l'engouement pour l'abstraction seront évités
par l'étude de l'homme, mais de l'homme complet, corps et ame,
le tempérament comme le caractère, les nerfs et le sang comme les
idées et le génie. Cette étude de l'homme naturel et concret com-
mence à prévaloir de nos jours sur les tourmentes inutiles de l'ab-
.straction tournovani sur elle-même.
DKS LÉGISLATIONS COMi'AllÉES. ^60
L'histoire nous nionlro l'homme en action , et sa compréhension
vivace nous [)réservc aussi des subtilités et du scepticisme de la
spéculation uni((uement abstraite. Dans l'histoire nous ne trouvons
jamais l'homme abstrait, mais l'homme société, et dans la vie de
l'humanité homme et société sont même chose.
il suit que l'association est l'Iunnanité même dans sa l'orme es-
sentielle : il suit encore que les droits et les intérêts de l'associa-
tion humaine sont supérieurs à tout , à toutes les formes relatives,
éphémères , dont la valeur est empruntée à la forme essentielle et
constante de l'association même. Donc avant l'examen de toute insti-
tution politique, il faut chercher les conditions véritables de l'as-
sociation.
L'association humaine veut une règle, une action , des rapports
justes entre ses membres, le développement progressif de ses gé-
nérations : en d'autres termes l'association repose sur ces quatre
points cardinaux , le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif , la jus-
lice, l'éducation.
L'association établie, on peut entrer dans l'examen des formes
historiques : les quatre formes |)rincipales que nous livre l'histoire
sont la théocratie, la monarchie, l'aristocratie, la démocratie.
C'est que l'humanité a été successivement préoccupée de quatre
idées principales (pii chacune ont, à une époque déterminée, do-
miné les autres et les ont contraintes à touiiier autour d'elle en
satellites obéissantes : l'humanité a cherché tour à toui' à repré-
senter dans ses institutions Dieu, l'unité politiciue, la supériorité
morale, le peuple.
Théocratie. . . Dieu.
Monarchie. . . Unité polili(|ue.
Aristocratie . . Supcrrorité morah;.
Démocratie. . . Peuple.
L'histoire connue, on [«ut chercher a déterminer les piincij)es
constitutifs de la sociabilité humaine , non pas seulement d'après
les leçons du passé, mais encore avec la connaissance de l'homme,
la conscience du siècle , et le pressentiment de l'avenir : on peut
chercher comment la société sera pénétrée par la pensée même ,
tome III. — SUI'PLÉMENT. 18
'J7(l RKVIUC DKS m I \ MdM.ls.
cl (|il('llf.s Miiil les coïKlilioiis du <;()ii\ci'U<'lil('iil des :iH;iiit's Im-
inaiiics par l"iiit(lli{;<'rico , {jouvoriicniciil (|iic nous (|ii:ilili(iuiis
{KU un mot nouveau, iioorralic [\).
VI.
La société est un fait piiniiiif , au-dessus de toutes les expliea-
lions ailjilraiies; elle est. I/homnie est social non parce qu'il est
convenu avec lui-mènic et les antres de l'être; mais naiurellcmcnl
social , il a fait certaines conventions avec ses semblables. Les an-
ciens avaient un sentiment profond de !a sociabilité; nous n'avons
trouvé nulle part mieux exprimé que paiCicéron le caractère so-
ciable et la destinée sociale de l'Iiomnie. Et J'ullius n'est pas ici un
écrivain isolé, mais le traducteur inimorld de toutes les traditions
anii(jues. « Les abeilles , dit-il , ne s'assemblent pas dans le dessein
de faire du miel; mais portées par la natuie à s'assembler, elles
forment leurs rayons : de même les hommes , unis plus encore par
la nature, mettent en commun leurs actions et leurs pensées. » Al-
que ut apum examina non fnigcndurum favoriim causa confjrcijanlnr,
sed qnum congregabilia nalura sinl , fingunt favos; sic liomines, ac
mullo eliam macjis, nalura cumjregaii , adlûbenl agcndi cogilandi-
que solertiam. Et encore : lYec verum est , qnod dicilur à quihus-
dani , propier nccessilatem vilœ , qnod ea , quœ nalura desiderarel ,
coiisequi sine alùs , alque efficere non possemus , idcirco islam esse
cum liovunibus communiiaiem et sociclalem.... Il n'est pas vrai,
comme quel(jues-uns le prétendent, que la société liumaine ne doive
son existence qu'à la nécessité , et à l'impossibilité où nous aurions
été de nous procurer, sans le secours d'autrui , ce que demande la
nature : Non , continue Cicéron , quand même tout ce dont l'homme
a besoin lui serait fourni comme par la puissance magique d'une
baguette divine , il n'abandonnerait pas les affaires et les hommes
pour se livrer à la spéculation abstraite ; non , mais il fuirait la soli-
tude, chercherait un compagnon d'étude, il voudrait tantôt ensei-
gner, tantôt apprendre, tantôt écouter, tantôt parler : Non est
« (i) Ce mot n'est produit ici que comme une forme d'abréviation.
DES LÉGISLATIONS COMl'AKKIvS. 'àli
lia, namel soliludiuein fiicjcrcl , cl socium slndii (itiœrercl; lum do-
cere, tum discere vellel, tinn aud'irc, lum dicere. Tant il ost viai
que tout devoir social est préférable à la science solitaire ! Evfjo
omne ofjichnn , qnod ad conjnnclïoncm liomininn el ad socielatcm
tucndam valet , antcponendiini est illi officio , qnod cognilionc et,
scicntia continelur (1).
La société est la vie même de l'homme; c'est seulement quand
riiomme est société, qu'il peut satisfaire ses plus nobles instincts
el ses plus hautes idées , la relijjion , la science , l'art , et les aven-
tures d'une navigation qui civilise le monde.
Le droit public élargi par l'idée du dioit social repose sur les
points fondamentaux qui constituent l'associaiion même, le pou-
voir législatif, le pouvoir exécutif, la justice et l'éducation,
La religion identifiée avec la science est le coinmencement histo-
rique de ces quatre faces de la sociabilité; la science d'accoid
avec la religion en est le dénouement nécessaire.
L'associaiion ainsi reconnue, qu'est-ce que le gouvernement?
pas autre chose que la forme extérieure du corps social , qui sort
du fond , comme la forme d'une plante sort de son germe. Celte
forme dépend principalement des lois constitutives de la nature
humaine , de l'intelligence et de la volonté de l'homme; elle dépend
aussi des influences extérieures de la nature physicpie ; elle dépend
encore du tc^mps où elle se développe. La nature de l'homme , les
qualités de l'espace {cliinal), et les degrés du temps {clironologie),
sont donc les causes efficientes des changemens des formes sociales ;
mais la nature humaine est la cause supéi-ieure.
Les sociétés ont commencé par l'initiative de l'intelligence et de
la volonté ; ces deux puissances de l'homme ont rencontré dans leur
action des conditions extérieures de climat qui les ont favorisées,
contrariées , ralenties ou précipitées ; la réaction de la nature a ré-
pondu à l'action de l'homme qui a répli({ué à son tour par toutes
les ressources de l'art et de l'industrie : de telle façon que l'homme
met toujours la nature entre l'initiative et le triomphe ultérieur de
son génie.
Les sociétés ne restent pas slalionnaires , le temps coule el leurs
{i) De Offcils, lih. I, §.44.
■18.
-T'J IIKVIIE lll.s ItKlX M()M»r.S.
idées se dcvelopiM m ; il se- fait iiiic tinnsl'oi'iiiatiun IciiK- <|iii ain. ne
aijjoiMiiii |M-0{;rrs loiifj-lemps cai lie, coinmc un {;i'aiii dépose- dans
la terre pointe et linit par s'clancer sous la rorinc d'une ti{je sv<'lle
et délicate.
Les sociétés humaines ont donc le droit de se dévelopjKM" n de
(•lian{;er leurs formes extérieures, c'csl-à-dirc leurs {}ouvernemens.
Il serait aussi impie irinierdire les développemens projjressifs aux
sori('l('S , que l'éducation à l'individu.
Puisque les soci('tés sont douées de la force d'af;ir cl de s(> dc've-
lopper dans toutes les (jrnndes directions de la nature humaine,
elles en ont le droit. Ici la puissance contient le droit.
Mais le chan(jemenl de forme doit être non pas arbitiaire , njais
nécessaire, c'esl-à-dirc être la manifestation indispensable d'un re-
nouvellemeni complet du fond. Une société ne saurait avoir un
(gouvernement nouveau , que lorsqu'elle est renouvelée elle-même.
Nous pouvons maintenant apprécier celte philosophie politique
qui donne aux gouvcrnemens des droits contre la société; cette
doctrine stipule des droits pour tous les pouvoirs de fait qu'elle
rencontre, et des concessions pour les gouvernés; suivant elle,
on doit s'accepter , se tolérer, se supporter : c'est traduire en apho-
rismes politiques les accidens de la féodalité où le pouvoir était
morcelé entre les grands et les petits seigneurs, où les communes
avaient leurs privilèges, où les Chartres et les droits variaient de
province à province, de ville à ville. Sortez donc de ces notions
('troites, et de ces mauvaises habitudes de concevoir les rapports
de la société et des gouvernemens : élevez-vous un peu à ce droit
humain que Dieu tient immobile et éternel au haut des cicux, et que
le peuple rend mobile et progressif par son travail sur la terre.
VII.
La théocratie s'est assise sur l'Egypte comme un sphinx mysté-
rieux, et Dieu s'est emparé de cette terre avec une insatiable do-
mination. Tout y est divin : les émanations célestes l'abreuvent de
toutes parts, et la nature n'a pas un phénomène qui puisse se re-
fuser à la divinité. Tout cela n'est qu'un voile de l'éternelle unité;
DES LÉr.lSL.VTIO.>iS COMPARÉES. 275
«nais cette unité ne peut encore se montrer aux lioninies : elle les
Coudroicrait par son apparition , et sa manifestation la plus élevée
sera le dualisme.
Trois époques distin{juent l'égyptianismc : l'époque divine , l'é-
poque sacerdotale , l'époque politique.
Les dieux ont réjjné d'abord : ïsis et Osiris, couple divin , éta-
blissent l'empire d'une nature bienfaisante et cultivée. Mais des
obstacles ne tardèrent pas à se produire, et Typhon , piincipe du
mal , lutta contre Osiris. Ces obstacles de la nature un peu apla-
nis, les déchircmens de la société commencèrent. Busiris immola
Hercule, Busiris, nom qu'il était défendu de nommer ( lUaiida-
tus ) (I), époque obscure et cruelle des commencemens d'une th(;o~
(Tatie (pii veut s'enfermer chez elle, sacriiie les étrangers, garde
les côtes de la mer, et verse du sang pour féconder ses racines.
Cependant des jours plus doux commencèrent à luire, et voici
venir Hermès , le trois fois grand lleruiès , dieu des idées et de la
civilisation, dieu de l'écriture et de la pensée, de l'intelligence et
de la société gouvernée par elle, de l'humanité mise sous l'œil de
la raison divine.
Api-ès les hommes-dieux, vinrent les prètres-rois. Menés fonda
Thèbes, inaugurant, par ces magnificences de pierre et d'aiiain ,
l'époque sacerdotale. On dit (ju'après lui régnèrent trois cent
vingt-neuf rois dont on ne sait pas les noms, serviteurs inconnus
de la théocratie, prêtres obscurs et couronnés , esclaves déifiés pré-
sentés à l'adoration des peuples. Les prêtres régnent , car ils font
les rois : ils les choisissent parmi eux ou parmi les guerriers; mais
le gueriier choisi devient prêtre sur-le-champ, car, s'il n'était pas
prêtre, comment pourrait-il être roi? La vie de ces rois n'était pas
commode, et ils ne disposaient pas de leur temps à leur conve-
nance et à leur guise; l'heure de leurs audiences était maïquee;
ils écoutaient tous les jours la lecture des livres sacrés; certains
momens étaient destinés au bain, à leurs relations avec la leine;
ils ne pouvai(nit se nouriii' que de la chaii- du veau et du canard , cl
le vin leur ("lait sévèrement mesun'. Le roi n'était jamais seul; il
(i) Vo\c/. Virgile et Maciobc.
ti7t i;i.\ii; itiiN iii.i \ .Mo.M)r,s.
n'avait (l'anlri' icliijfc (|ii(' les |»i"i)i(|ii('s du j,;iii( tiiairc ti rcx.ili;!-
tioii «lu t'analismc sac» rdoial.
On se lasso < le loiil, iiu'iiic de r('(;iKT sciviicmciil, cl les luis
s't'Uîaiieipèrenl. Alors coimncnra Tépoquc polili(iuo avec la l'oiida-
lioii do Meiupliis. LN-Ieelion sacerdotale dispaïut, < i les {;uei'rieis
devinrent héréditaires sur le trôno, Sésoslris fui l'hoinnie de celle
é'po(jue, coii(|uéranl dont llérodolo s'est complu à peindre; l'or-
gueil; qui passa en Europe, répandit le nom de rE{jypie par le
monde , outrageait les vaincus par l'insolence de son glaive et de
SCS inscriptions : c'est »Joi,ccrivait-il, (lui, avec ces puiascmtcséfjaulcs,
ut conquis ces pays; qui entreprit après ses conquêtes des travaux
immenses, sillonnant l'Egypte par des canaux, et faisant du sol un
nouveau partage à ses habitans. La théocratie entrait dans ses
jours de disgrâce; Chcops passe pour avoir fermé les temples , du
moins les prêtres l'ont dit à Hérodote. Enfin , après une invasion
éthiopienne et un gouvernement fédératif de douze chefs, la
royauté tomba entre les mains d'Amasis, homme du peuple, sol-
dat aventurier et habile, ayant peu de souci des traditions sacer-
dotales, nouant des relations avec la Grèce, aimant les étrangers,
prenant une femme chez les Cyrénéens, se partageant entre les
affaires et les festins ; disant qu'il faut détendre l'arc, et que la pré-
occupation continuelle d'une même pensée devient tôt ou lard
une cause de folie et de stupidité; aimable convive , diseur de bons
mots, et ne permettant pas à la royauté de lui infliger l'ennui sur le
trône. La voilà , cette théocratie antique , si péniblement fondée
par les sévices de Busiris, par Hermès, par Menés, qui montra
pendant tant de siècles ses prêtres couronnés à l'Egypte ; la voilà qui,
après avoir été oppiimée par le génie politique de Sésoslris et i)er-
séculée par Cheops, subit pour dernier outrage les railleries d'un
soldat aviné, et vient expirer au milieu dcsgaîtés de la table d'A-
masis, inter pocnla et scijphos !
Dans la terre d'Egypte , la loi était la religion même : elle régnait
sur les peuples comme un dogme sacré qu'écrivait la sagesse sacer-
dotale; le [)Ouvoii" exécutif était soumis à la loi comme le bras à la
tête; et, seulement au jour où les rois se révoltèrent contre la iheo-
cratie, le pouvoir exécutif a pu primer le législatif. La justice était
revêtue de toute la mijeslé de la religion : trente luctres choisis
DES LÉCISLATlOiNS COMPAHKLS. 27">
il'llt'Iiopolis, (Je Tlièbes et do Menipliis siô{;('aienl; ils clioisissnioiil
leur présideiU qui portait au cou une chaîne d'or à laiinclle (itait
suspendue une image de la Vérité. Les livres de la loi étaient ou-
verts. Le deuiandtHir ou l'accusateur présentait une plainte écrite;
le défendeur répondait par écrit qu'il n'avait pas fait ce dont on
l'accusait, ou qu'il avait bien fait, ou bien encore qu'il ne méritait
pas la sévéritc; de la peine demandée contre lui : l'accusateur répli-
(juait ; l'accusé se défendait encore : les juges délibéraient; enfin , le
chef de la justice touchait avec la figure de la Vérité le demandeur ou
le défendeur qui avait gagné sa cause. Point de discours et d'ora-
teurs : l'écriture vulgaire suffit aux plaideui-s; l'écriture sacrée est
réservée aux lois, et la sentence est i-endue syniboli(juement, sans
phrases et sans motifs. Comment la discuter? comment ne pas la
révérer à l'égal de la Vérité dont l'image était présente? La Jus-
tice suivait l'homme après sa mort. Quaiante juges s'assemblent
et vont s'asseoir en demi-cercle à l'extrémité d'un lac. Sur ce
lac est une barque conduite par un nocher qui s'appelle Caron cl
qui est destinée à porter le corps de l'Egyptien que la vie ter-
restre a quitté. Mais avant que la barque reçoive le cercueil, il
est loisible à tons d'accuser le mort. L'accusation est discutée; si
victorieuse, les juges refusent la sépulture; si confondue, la joie
est grande parmi les parens qui df'pouillenl leurs vétemens de deuil,
et entament avec transport l'oraison funèbre du glorieux défunt.
Les rois n'échappent pas à cette justice : ils sont soumis après leur
mort à l'accusation commune, et il est arrivé parfois que sur le
cri de l'indignation populaire, de royales dépouilles n'ont pas ('lé
descendues dans les tombeaux (juiles attendaient. C'est l'esprit de
la théocratie d'étendre sur toutes les tètes l'égalité de la loi. Ainsi
les Egyptiens ne connaissaient pas les différences aristocratiques du
sang, ou plutôt ils se disaient tous nobles; ils ne se trompaient pas;
tout homme est noble et doit (ix'we valoir ses titres de noblesse.
L'éducation se distribuait aux prêtres, aux guerriers, aux labou-
reurs, aux pasteurs et aux artisans; les prêtres étaient imbus de
la grande instruction , ils apprenaient la théologie, la médecine, la
morale, la géométrie, l'histoire, l'astronomie. Iléliopolis était, au
dire d'Hérodote, la métro[)ole de la science égyptienne. Les guer-
riers recevaient sur les mêmes choses des notions moins profondes;
(Ir plus, ils s'cxervaicnt nssidiuMncnl ;iii iiiiiiiiciuciit dos aiiiics,
lies (licvMux vl dos chars, ol leur dexiorild «'tail colôbrc parmi 1rs
(irocs. l/oducaiioii dos labourours, des paslours cl des artisans
otail spooialo; on les formait à leurs professions (|u'il leur oiail in-
terdit de jamais aliandonner. Les enfans désolasses |)(»|tulairos se
nounissaioul d'Iieibajjos et de loffumes {grossiers; ils maioliaioiil
nus jus(]irà qtiin/o ans, et jusqu'à oct à{;o leur entretien ne coulait
«juèro plus do vinj^jt diachmes.
Les caractères de la ihoocraiio <Y;ypiienno sont l'cMonduo, la
profondeur, le mystère et rimmobiiilo. L'omanation divine s'otond
sur cette terre et l'y pénètre on tous sens; l'Efiypte est peuplée
des représentations de Dieu, Bossuel se trompe (juand il dit (pren
Egypte tout était Dieu , excepté Dieu lui-même; non, mais il y
avait une foule de dieux, et au-dessus de tous ces dieux, un Dieu.
Dans les profondeurs mélancoliques de son imagination , l'Egypte
se représentait les âmes comme destinées à des migrations succes-
sives, et à un circuit de trois mille ans ; elle appelait les habitations
des vivans des hôtelleries, mais les sépulcres des morts étaient des
demeures éternelles; des traditions aussi vieilles que le nionde,
des symboles innombrables voilaient une philosophie dont les
lueurs ardentes éclairaient seulement quelques initiés. Le mystère
cachait majestueusement la vérité, exerçant sur les esprits la puis-
sance de ses terreurs et de ses charmes , et puis tout était im-
mobile; le temps semblait sur les bords du IVil renoncer à la
puissance de changer vite les hommes et les choses , et consentir
quelque peu à leur immobilité pour les mieux donner en exemple
au reste de la terre. Pyramide étendue et carrée dans sa base, in-
finie dans ses profondeurs, mystérieuse dans ses tombeaux, s'é-
lançant dans les cieux par une aiguille immobile , telle est l'Egypte
dans l'histoire, terre initiatrice et nourricière de l'humanité , terre
féconde en moissons et en idées, où le symbole enferme la pensée,
où le voile est jeté sur la nature, où le sphinx se tient à la porte
du temple.
L'unité de Dieu ne devait pas rester confinée dans Thèbes et
dans Memphis , et Moïse la tira d'Egypte avec la race d'Héber,
sublime voleur qui emportait aux Égyptiens non-seulement leurs
vases sacrés , mais leurs id(!es. La théocratie hébraïque repose sur
DES LÉGISLATIONS COMPARÉES. 277
un liomiiio et n';i jamais pu durer eliez le peuple que cet liomme
a l'ait. La loi s'incarne dans 3Ioïse , et le peuple est consiituti par
Moïse. Je développerai cet homme plus tard dans un espace plus
difjne de lui , et personne sans doute ne me reprochera de différer
un sujet qui donna long-temps à réfléchir à 3Iichel-An{je. Pour son
peuple, Moïse fut et Ht tout; il le tire d'Egypte, il lui apprend Dieu,
hii donne une loi , un culte, une justice, un gouvernement : il est
général, prophète, médecin, poète, puissant meneur d'hommes ;
il est patient, il est impétueux, il est doux, il est cruel, il est ré-
fléchi , il est inspiré; il est sans pareil au milieu de son peuple, il
le bénit avant d'expirer, enchantant Jehovah , et il meurt, l'homme
le plus vivant de l'humanité. La nation qu'il avait si péniblement
ralliée à l'unité divine fut toujours agitée par des changemens , ne
connut jamais le repos, et l'on peut dire que le peuple juif a tou-
jours été le Juif errant. Il n'a pas vécu pour lui dans l'histoire,
mais pour nous, pour nous transmettre, au prix de mille souf-
frances, l'unitc! de Dieu et la fraternité des hommes. Mon Dieu!
ce peuple a la tète dure, et il lui coûte de se déshabituer de Moloch ;
mais il sera durement ramené à Jehovah : il sera châtié; il aura
des rois; il se déchirera; il outragera par son schisme Jérusalem ,
à peine posée la dernière pierre du temple ; il sera envahi, exilé,
errant, avili; cependant Isaïe, Jérémie, Ezechiel et Daniel chante-
ront SOS malheurs, en célébrant le Seigneur; ils ne trahiront pas
l'idée persévérante et fixe de Jehovah ; ils en auront la monomanie
divine; ils assourdiront leur peuple de leurs sublimes prophéties,
et ce peuple, amené à Dieu par Moïse, fortifié par Samuel, que
David abreuva d'amour et de poésie, que Salomon enseigna par
l'architecture, à (jui ses prophètes crient Dieu nuit et jour, mettra
sur la croix un des siens, né dans Nazareth , pour avoir annoncé le
inèmeDieuqueMoïsc, mais plus saint encore, plus pur et plus tendre.
Le christianisme est l'idée pure, s'élevant à la passion; il hériiail
de l'Egypte et de la Judée les trois principes de l'unité de Dieu ,
de l'égalité fraternelle des hommes entr'eux, de l'immortalité de
l'ame; il leur donnait un dcneloppcment nouveau, et de i)his il
inspiiait aux hommes le désir de mouiir pour les défendre. Il est
curieux d'observer comment de cet idéalisme passionne'' soiiit une
théocratie nouvelle.
-~N r.i:vnc ni.s ini \ mumu-s.
Les inanii's des l>nib;nrs riaient iiHlt|Hiul;ml(S, iiprcs, diverses
«•nlr'elles, peu (l(»eiles à rmiiCormik' des lèjjles relijjieuses, el me-
n;ie;iiil tonjouis de deHjfurer le eliiisliaiiisin(> |).ir d"irn'{;nlières
l)rali(|iies. Les «)|»inii>iis n'etaieiil pas iiuiins diverjM-iiies ([iie les
iiKiMirs; el les elioses de la lui deveiiaienl i'oltjel des eoininemaires
les pliisdilïerens. Ce eonllilde iiueiirsel d'idt-es rendail neeessaiies
la eoneeplion cl rélnljlisscmenl d'une iiniU' morale; aussi, rien de
plus iialurel et de plus {|rand que lélevaiion successive de la pa-
pauté. Mms le problème était grave à résoudre : londer et mainte-
nir en Knrope une magistrature spirituelle qui se fit obéir dans les
choses divines des barbares et des docteurs, des clercs et des rois,
(]ui put ramener à la règle les licences de la féodalité et les écarts
de la théologie et procurer à l'unité une domination mystique,
voilà le thème h'gitime des prêtres qui se succédèrent au Vatican.
Mais tout s'altéra dans l'exécution ; de l'empire spirituel, on con-
clut à l'empire politique; cette théocratie, qui devait être si idéale
et si pure, fabriqua de fausses pièces pour devenir ))ropriétaire;
les |)assions débordèrent; le génie, l'audace, la licence, la luse,
l'ambition, la perfidie, se mêlèrent par d'étranges combinaisons ,
et de grandes comédies furent données au monde. La papauté ro-
maine fut une magnifique tentative vaincue à la fois par les obstacles
qu'elle rencontra, par l'indépendance des nationalités et des mœurs,
par la liberté des opinions et de resi)rit humain , par ses propres
erreurs , ses prétentions fausses , ses ambitions indignes et tem])o-
relles, par les rebellions intestines de ses propres enfans, par des
révoltes d'idées qui furent la gloire du génie moderne. Cette théo-
cratie eut d'ailleurs à compter avec une représentation démocra-
tique (jui la gênait , je veux parler des conciles. Là on débattit au
(piatrième siècle tout ce qui peut intéresser l'humanité. La foi el
la raison combattirent, parce qu'alors on vivait dans celte illusion
de les croire ennemies ; la foi l'emporta à une faible majorité. L'es-
prit grec aima les conciles; le génie romain les redouta; il les con-
voquait irrégulièrement, contestait leurs préi-ogatives , disputait
contre eux !a souveraineté; les papes semblaient prévoir que ces par-
lemens ou plutôt ces conventions du christianisme les déposeraient
un jour et les décapiteraient de la tiare. Quels sont donc les résul-
tats laissés par la iheocratie romaine'/ Sa législation canonique fut
DEîi LÉGISLATIONS COMl'AKÉKS. 27?)
peu piiissanlo; elle rqjla soulcmenl les lapporls civils et les inU'ièls
temporels du clerjjé, et encore avec le secours et le patronnjje
i\u di'uit romain dont elle imita servilement les formes; mais (;11(!
ne chanjjca ni les idées ni les mœurs de l'Europe , inférieure à l'ef-
ficacité de la philosophie moderne. L'éducation du clerf^é fut diri-
jrée par elle ; mais l'c'ducaiion des laïcs lui échappa , et la niilicc
des jésuites vint offrir trop tard son dévouement et sa médiocrité.
Qu'a donc fait la théocratie romaine? Elle a fait le prêtre, elle a
séparé le ministre de l'église des affections et des liens de la fa-
mille, et ne lui a plus permis (jnc la charité du {^eni'e humain; elle
l'a contraint de rester vierge pour qu'il soit plus ardent, célibataire
pour qu'il soit plus libre ; elle l'a fait l'homme du pape, de l'Eglise
et de Dieu , elle l'a marqué d'un signe indélébile et fatal qui le
rend au milieu de ses semblal)les solitaire et sacré.
Le génie de la théocratie est de mettre Dieu dans les choses hu-
maines : il est grand , il affecte les hauteurs de la spéculation et de
la pensée, et il exige de l'homme un pénible effort pour s'élever au
ciel. 11 a commencé f histoire du monde , il en a été l'enveloppe et
le sanctuaire et il a failli y étouffer la liberté ; mais la liberté plus
forte a contraint la th('0cratie de se rasseoir immobile sur son autel ;
elle est sortie du temple et s'est montrée aux hommes.
VIII.
La monarchie lepose sui" une idée moins générale que la théocra-
tie : imitation des foimes de la famille, elle eut quelque chose de
domestique même dans les plus grands empires ; son esprit l'ut
d'imprimer aux sociétés l'unité politique, de rendre le pouvoir
exécutif stable, perpétuel, et de lui tout attribuer. L'intérieur des
monarchies asiat!(|ues de l'antiquité nous est peu connu : nous y
distinguons nc-anmoins la confusion du pouvoir législatif, du pou-
voir exécutif, de la justice et de l'f^ducation (1) dans la mémo main.
Le despotisme y est absolu en principe et n'est éludé ([ue pai- l'iîu'-
(i) Voyez les conseils que Cicsus duiiiic à Cambyse pour aniollii les Lydiens;
il lui indique les moyens de changer leur cduca(ion.
■JSt) lilMI. DLS I»i;i A MiiNKKS.
\il;ilil(' lil)Orlt' (les iikimh's. QiiiukI les (ii«'cs se liirciil mis en i (tiii-
liiorcf avec l'Asie |);ir leurs triomphes , ils <riivii'enl siii- leurs eiilie-
inis; mais souvent ils leurs prt'-ièrent leui's opiniotis et leurs idi-es.
Ainsi llt'rodotc Fait discuter (Mane, Mé{ial)vse et Darius sur les
mt'ritt's de la démocratie, de rolijfareliie, et de la monarchie, alK'-
ranl cette l'ois la naïveté de son r('cit, pai- je ne suis (|iielles pré-
tentions de rhéteur et de sophiste cpii ne lui vont pas. Im (jièce
v;iin(|uil les invasions de l'Asie par ses r('pul)li(|ues ardentes,
promptes à la {|uorro connue à la liberté, lestes, ci venant s'olïrir
au con)l)ai et à la mort avec la jjaîlé d'un jeune homme : elle re-
porta sur l'Asie l'insolence de la conquête en se recueillant elle-
même dans les l'ormes de la phalange el de la monarchie macédo-
nienne à lacpu^lle Dieu avait pn'posé Alexandre. Home n'a pas uti
jour de fête sans un roi vaincu , et les monarques d'Asie s'estiment
heureux de faire leur cour à ses patriciens et à ses démocrates ,
juscju'au jour où Home elle-même, prenant, non pas un roi, mais
un empereur, devienne une monarchie «'Iranjje, sans proportions ,
sans formes, où la servitude et le mépris de la nature humaine dé-
passent les dimensions connues; monstre dans l'hisioirc.
Quand ks races modernes eurent commencé les sociétés nou-
velles, la forme monarchique sortit du liel". La royauté féodale d»'
la France ne larda pas de s'élever à quelque chose d'intelligent et
de systématique qui la fit grande entre les étals européens : elle
fut l'unité sociale dans l'action el dans la pensée ; elle fut îa source
et l'exercice de toute souveraineté : le roi elail la loi. Jamais le prin-
cipe du di^oii n'eut un représentant mieux obéi et plus révéré. La
vieille royaulé de France fut marquée d'un caractère mysti(|ue et
sacré; depuis Philippe-Auguste à Bovines juscju'à Louis XIV
avant llochstaedl, elle reposa sur la foi des peuples; maisun joui-
la société se trouvant plus intelligente que la monarchie, le droit
passa du roi au peiq)Ie.
Pendant que Louis XY préparait avec M"^ de Pompadour les
funérailles de sa dynastie, se réservant uniquement de n'y pas as-
sister , une monarchie s'élevait dans le nord , nouvelle , despotique ,
militaire, démocratique, accueillant Vohain^ après avoir suivi
Luther, recevant la vie, la gloire, et pour ainsi dire lanliquiié de
Frédéric, un de ces hommes siiiguhers el forts, que Dieu tient en
DES LÉGISLA110i\S COMl'AUÉLS, 281
réserve pour londer (Jcs em|)ires. La monarchie prussienne s'éleva
pour représenter en Europe le (jénie du proteslanlisme et du ra-
tionalisme germanique.
Napoléon à bout de sa destinée , une partie de l'Europe dans les
occupations de la paix se mit à l'école de la constitution anglaise.
Les monarchies constitutionnelles qui se sont élevées en France, en
Bavière , à Slultgnid , à Lisbonne , à Madrid , à Cassel , à Dresde , à
Carisruhe, à J)armstadf, àlLinovr*!, expriment un état intermédiaire
entre les établissemens irréguliers du moyen âge et les théories
générales (]ue médite et mûrit l'esprit moderne. Les intérêts posi-
tifs ont servi de premier fondement à cette transaction, et l'argent
a provoque l'association des peuples au pouvoir législatif et à la
gestion des affaires. Dans cette transaction, les aristocraties ont
gardé leurs prééminences ; les royautés, l'initiative de la puissance
dont elles ont octi'oyé et mesuré le partage. Les monai(,'hies et les
principautés constitutionnelles du xix" siècle sortent naturellement
du jeu des affaires européennes , et il est insensé de les maudire
comme une violation illégitime de l'antiquité : il ne serait pas plus
juste de les considéi'er comme un exemplaire parfait et deHnitif de
la sociabilité moderne : leur origine est dans les nKCurs barbares ,
dans les pratiques et les instincts du moyen âge, leur caractère est
un mélange du passé et du présent avec une intention de priorité
pour le passé ; leur loi est une gravitation à quelqu*; chose de plus
général et de plus philosophique.
TX.
Les hommes ont toujours estime juste et naturel de donner la
direction de leurs affaires à la supériorité morale : mais ils ont varié
dans l'appréciation des signes de cette supériorité.
La naissance, le sang et la race se sont d'abord concilié leur res-
pect et leur foi. Une race est un système vivant, une succession héré-
ditaire de qualités naturelles qui, par sa cohésion et sa continuité,
devait, dans les premiers âges des sociétés, s'attirer la puissance.
Les Germains demandèrent leurs rois à la noblesse du sang , reyea
ex Hohiitlaii'. I.a (im:c piiinitiv»' ikiiis montre le fjoiivcl'nciiiciil
liMcaiix rairsanticiuos; cndrèle les liaiils ciiiplois ira|»|»arliiin'iil
loiijj-tiiiips (|ii'aii\ plus vieilles lamilles; K's iJasilides rinciil piiis-
sanles à I",iyllii('e ; les IJaeeliiades à ('.oriiuhe: les Mvlelides à
SM-aeiise; les Aleiiades el les Seopadcs en Tliessalic.
.Mais les raees s'»'j»iiisent \i i, et plus elles sont anlitpies, plus elles
devieniienl incapables du siècle (pii assiste à leur déciH-piiiide. De
leuitole, les sociétés chan{;ent le sijjnc de la supérioriU; morale el
passent de la naissance aux intérêts positifs, aux prospérit(is du
présent, a larjjenl. C'est , suivant l'expression anticjue, la linio-
eraiie. Vous la trouvez puissante à Carthage : l'époque dcSolon,
celle de Servius Tullius à Uonic lui sont favorables. Enfin , il se
fait un jnelanjje de la naissance, de la fortune et d'une certaine va-
leui' personnelle qui constitue proprement l'aristocratie poliliijuc.
Le principe aristocraticjue a été le début léjfiiime des sociétés;
sa gloire est de les commencer, mais son tort est de vouloir les ar-
rêter. Le pairiciat jette les fondemens de Rome , puis il fait obstacle
à ses progrès; il lutte, il est vaincu : sa défaite est nécessaire à la
marche de l'Iiumanitc'.
La noblesse moderne, sortiedes mœurs germaniques, glorieuse
par la guerre, puissante par la terre, instaure les origines de la
moderne Europe ; mais dès que les généralités de resi)rit huinain
commencent à se produire, elle y devient hostile, incapable elle-
même de généralité : son ignorance porte aux idées une haine
incurable; elle pressent dans la science son héritière.
Partout où le principe aristocratique a régné seul , l'état qu'il a
gouverné a promptement péri , semblable à un homme qui mancpie
d'air et dont la vie ne peut trouver une issue. A l'embouchure de la
Brcnta, quelques nobles d'Aquilée s'étaient réfugiés dans un petit
groupe d'îles pour échapper aux barbares; c'était au v*" siècle, ils
commencèrent Venise : elle fut long-temps une modeste municipalité
sous le protectorat de Constautinople dont elle s'empara plus tard
dans la compagnie des Fran(,ais. Des le vii'^ siècle un doge gouverna
Venise; il était général et juge ; il pouvait associer son fils à son au-
(i) Quemadmodum urbium imperiorumque , ità gtntium uunc florere fortu-
nam, nunc senescere, nuiic inîerire. — Vei.leius Patercclus, lib. II, cap. ii.
DES LÉGISLATIONS COMPAllKKS. 285
îorilé el nionagor ainsi dans sa maison un pouvoir lien-dilairc. Mais
vers 1052 on ol)Ii.j;c'a le do{]e, désormais éleclif, à prendre l'avis d'un
conseil l'orme des plus illustres citoyens qu'il convoquait lui-même.
C'était le principe aristocratique qui commençait à prévaloir contre
l'unité ducale : le siècle suivant vit des innovations nouvelles , l'érec-
tion du grand conseil, composé de quatre cent quatrc-vinjjts citovens,
l)ris en nombre égal dans tous les quartiers de la ville el renommés
tous les ans : le peuple ne les élisait pas , mais douze électeurs ap-
peh's tribuns. Au commencement du xiii" siècle, le grand conseil
nonnna lui-même les électeurs qui devaient le renouveler; il approu-
vait aussi ou rejetait ses successeurs désignés. Alors le doge gou-
vernait avec six conseillers à robe rouge qui formaient la seigneurie
et le conseil des preyndi. I)('sormais l'aristocratie travaillait ouver-
tement à tout concentrer dans S(!S mains. Cependant le peuple s'a-
visa qu'il n'était pas libre; il se révolta : sa défoile riva sa servitude.
L'aristocratie victorieuse rendit le grand conseil héréditaire entre
les familles qui y avaient séance dès l'origine ; elle ouvrit le livre
d'or, condamnant à l'inhabileté politique tous les nobles qui n'y
seraient pas inscrits; enfin elle créa le conseil des Dix (î). L'autorité
du nouveau conseil était dictatoriale , il cassait les décisions du
sénat, traitait avec les puissances étrangères, enlevait à la (jnarnniie
criminelle les jugemens des affaires d'état, et de quelques grands
crimes. L'aristocratie estima que sa puissance n'était pas encore
assez formidable, elle imagina les incjuisiteurs d'état. Ces hommes
étaient trois: ils avaient partout des espions, on les appelait des
observateurs, dans la noblesse, les citadins, les populaires et les
ordres religieux : ils s'assemblaient le lendemain des élections des
magistrats par le grand conseil; ils examinaient la réputation
de cha<iue magistrat, sa fortune : ils faisaient tendre des pièges
ù ceux qu'ils estimaient suspects. Jamais d'exécution publi-
que. Le condamné était noyé de nuit dans le canal Orfano. Si
(juclquc noble parlant dans le grand conseil ou le sénat , abordait
(i) Le conseil des Dix était composé de dix-sept membres :
Les Dix proprement dits ;
Le doge;
Les six conseillers du doge.
-H'i iti vLii i)i;.s i)i;i:x momu.s.
iiii siijci rii';iii{;(r ;i la discussion , im lui <"»laii la parole ; s'il discuiail
raiitorili'ilii conseil dos Dix, on lo laissait parler; apirs la s(''ance, il
elailari'ele, jii{;e, misa nioil. Le iiohle nii'conlenl élail avetli deux
loisdèlreiduscirconspecl; s'il exlialaileui'ore son nuromeuleinenl,
on le noyail comme incoiiijiilile. Lu banni pour crime d'eial pcjuvail
obtenir sa {;racc, s'il d('noncail on s'il livrait un autre <riminel.
La délation est la viilti de Venise. Lra Paolo, consulté par le{;ou-
vernemenl de Saint-Marc, cuiiscillail de concentrer de |)lus en plus
laulorite dans le sénat cl suitoul dans le conseil des Dix; le {jrand
conseil sent le peuple , disait-il : il voulait encore (pi'on aflaiblil la
juridiction des quaranlies : les nobles ne devaient jamais être eon-
danmésà mort, suitout pulili<jnemenl. La prison peipéluelle valait
mieux , ou du moins la mort secrète. Qu'est-ce que la justice , si-
non ce qui est utile à l'état (1 )? Par une adrniralde justice de l'his-
toire, cette hideuse macliine fut broyée par un mouvement de la
révolution française, et le lion valéliidinaire de Saint-Marc (2) vint
expirer aux pieds du {général lionaparte. Que Venise soit chantée
par les romanciers et les poètes , qu'elle offre encore à l'étranger
les mystérieuses folies de son carnaval ; mais qu'elle n'espère pas
désarmer la sévérité du {jenre humain qui n'a rencontré nulle part
plus de corruption et de cruauté.
La vieille aristocratie recule en grondant devant l'esprit lunnain :
(i) La constitution de Venise était ainsi organisée :
Le grand conseil ,
Le sénat,
Le collège des sages. — Tingt -six personnes , doge et six conseillers:
les trois présidens des quaranties : les seize
sages.
La seigneurie.
Le doge.
Les trois quaranties, composée chacune de quarante juges :
Civile nouvelle,
Civile vieille,
Criminelle.
Conseil des Dix.
Inquisiteurs d'état,
(a) Expression du général Bonaparte.
r>r.s LKr.isi.vTioNs (;(mi>Aîii:F.s. 2S,')
npivs avoir oie on Aiijjictorrc plus liaMIo qu'ailleurs, cWo \ mo-
<lite peul-ètre aujourd'hui des résislaiices insensées. En h'rance,
Robespierre et Napoléon se sont mal conduits envers elle; l'un a
voulu l'exterminer, l'autre s'est efforcé de la flatter : double erreur.
N'ayons pour le passé ni proscriptions ni bassesses. Le siècle n'esl-il
pas assez fort pour attirer tout à lui par une attraction naturelle?
Qu'il n'attribue plus la supérioriK' politique et morale à l'antiquité
de la race, mais au mérite du présent, au talent, à la vertu, au
«énie; et il éprouvera qu'un jour tous les enfans de la France
l'estimeront d'assez bonne maison pour le servir avec dévoùmenl.
. ■•..:. I,. • X.
Où conmience réellement l'intérêt de l'histoire? Avec le com-
mencement de l'homme même et de la société. T>a so!idaril(; de la
sociabilité humaine ne comporte pas les morcellemens arbitraires
des destinées du penrc humain ; et cet h(;rita{je est vraiment indi-
visible. Kien de plus pauvre et de plus stérile que de scinder l'his-
toire en déclarant que seulement à telle époque, à une ère donnée,
ont commencé pour le genre humain la orandeur et la vérité. Les
idées sont contemporaines du monde même, et constituent tant
par le synchronisme de leur existence que par la succession de
leur développement la trame indestructible de riuiinanité.
11 est remanjuable que les {grands mouveniens de l'histoire se
produisent sur des points différens presque à la même époque :
pendant que Moïse cherche la Palestine , Cécrops tend vers l'Atti-
que , Deucalion s'établit sur le Parnasse, Cadmus arrive de Phénicie
à ïhèbes, Danaùs aborde à Argos et Dardanus est sur l'IIelles-
pont (1); migrations aventureuses eth(=roï(|ues préparant des na-
tions illustres ( t sédentaires.
.'■■■' .' :'. ■ ' '■' -; 'I •'• -
(i) Voyez Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe. Il y a
dans cet admirable morceau, en ce qui touche l'histoire, uq singulier mélange
de jusiossc et de timidité d'esprit. // ny a nulle raison , dit Cuvier, pour ne pas
attribuer la rédaction de la Genèse à Moise lui-même. Nous en demandons par-
don à ce grand lionniie, mais il y a pour cela d'excellentes raisons que noiii
lJoullt'^oll^ un jour.
roMK m. 19
Ainsi sCli'\;iil iciilrinciM ;i la mc dans une lalt(Hi('iisc nlisciiiad^
I cite liivcc <jiii (levait iirillci' si vifc cl (|iii ticvail lircr les idc-cs dr
leur enveloppe , eoinine des lleiirs de leur calice pour en nionlrer à
[ liiiinanile [('panouissenienl ladicux et conij^let. Klle aura tout
cette Grcce; elle vous défraiera de tous les senlimens, de loiites
les idées cl «le toutes les fantaisies. Ainicz-voiis mieux la raison
pratique (pie la sp(rnlative? l^Ile vous offre des lioinines jjraves
s'ociupaiii (le la sociei»', <pi'ell«> appelle sajfcs parce (pi'ils sont
sensés et utiles, Bias, P('riandre, Solon et ('N'oliule. Si lesahstrac-
lions et les idées de riniellij;encc vous émeuvent , suivez l'\ tliafjore,
Parmenide , Ana\a{;oras , Platon et Aristote ; j)rosierne/-vous
devant Sociale, ce martyre de la raison (pii pouvait dire au monde,
comme le Prométlu'e d'Kscliyle, ce Christ révolte du poly-
diiisme :
È(7opà; [X (o; âV.oix-a 7:aG/(o. (1)
Tu vois quellr injuste passion on me fait souffrir.
La religion recèle toutes les profondeurs de la tradition et de la
pensée sons l'apparence de ses pompes si riantes et si ouvertes.
L'éloquence n'est pas indifjne d'('ri{jcr sa tribune pivs des flots do
la mer. La poésie ravit aux modernes par Simonide la prioritt; de
la tristesse et de la nKîlancoIie; elle fait les premiers chants de
l'épopée de l'humanité; elle élève l'ode à une hauteur (jui depuis
est demeurée inaccessible ; elle ouvre le théâtre comme une école
de la vie dont les maîtres ont à peine trouvé quel(|ues rivaux de-
puis deux mille ans. L'histoire ordonne à Thucydide d'égaler par
sa gravité la gravité des choses humaines. CallinuKiue, Myron , les
Polyclète et Phidias élèvent des temples qui abritent convenable-
ment les dieux, et des statues qui divinisent les hommes. Quels
sont donc ces Grecs? Quel est ce peuple de Dieu? Quelle est celte
terre privih'giée? Cette terre promise? Pourquoi là plus qu'ailleurs
tant de génie , de bonheur et de beauté?
C'est là, c'est là que je voudinis iiioiinr. (2)
(i) Dernier vers du Prométliée.
(2) Béranger.
DES LÉGISLATIONS CUM1>ARÉES. 287
L'Allique, baignée do cliMix eùlés par la mer et liée au Péloponèse
par l'isllime de Corinlhe, offrait à l'activité liiiiiiaine un théâtre à
la fois ouvert et resserré qui , pas tropdislant de l'Asie , éeliappait
à l'esprit fanatique des sociétés {jrecques du nord. Trois épo-
ques marquent son anti(|ue histoire» l'époque pélasjiique, l'épo-
que eécropienne , et répo(|ue ionienne. L'('poquc pélas^rique fut
occupée par des délujjes et des mi{frations que nous ne j)Ouvons
que soupçonner. La tradition raconte (jue Gécrops vint de Sais
apportant aux Athéniens les principes de la sociabilité, le respect
des dieux, le respect des morts, la monojjamie et la justice. Il en-
sei{|na Jupiter, c'était l'unité; Neptune, c'était la mer; jMinerve,
c'était la pensée. Erechthée, qui vint après Gécroi^s, fut, suivant une
tradition , l'inventeur de l'apricullure. Ainsi les honmies avaient à
la même époque du pain et des lois : époque où l'Atliquc se dé-
brouillait elle-même avec le secours de (juclques inspirations égyp-
tiennes, où sa vie indijjène recevait une impulsion exotique; voilà
pounjuoi Cécrops passait pour avoir une double nature ^t<p'jv;:;
c'étaient l'Egypte et la Grèce, l'Orient et l'Europe commençant
cette union (|ue nous poursuivons aujourd'hui. Thésée est le titu-
laire de l'époque ionienne, temps d'émancipation et de liberté,
où l'Attique commence à se distinguer hostilement du Péloponèse.
A l'époque de Gécrops les habitans de l'Attique étaient partagés
en prêtres, nobles, artisans et laboureurs; à l'époque de Thésée,
les prêtres ont disparu : c'est le temps pour les Athéniens d<!
l'unité politique et nationale (1). ;. , ■ ; ;
Dès lors, les institutions cherchent à s'aj)proprier au développe-
mont de la société même; après Dracon , (pii ne trouva pas de
génie dans la cruauté, vint un homme aimable et intelligent, fai-
sant fort bien les lois et les vers, esprit heureux et étendu, d'une
modération naturelle et d'une grandeui' facile. Solon détruisit
l'empire de l'aristocratie de race, et sans fonder une démocratie
pure, il établit une sorte de régime tempéré que Glisthène fit pen-
cher du côté du peuple.
Après Solon et Glisthène, la démocratie athénienne constituée
a trois représentans : Thémistocle, Périclès et Alcibiade. Thémis-
(i) Voyez lliucydide, livre F''. ^ '
19.
'Jî^S
ur.vuK Di s un \ miim»i>.
loclc coiiciil tic proniici' rciii|Mr<' «le l.i mer :i Allii-ncs, il lui
«IcviiKi SOI) <;ciii(> iiKil'iliiiic , il h ('i)iilr:iij;iiil (raiiaiKlMiincr ses niu-
l'iiillcs pour- se pi-ouuMicr sur les (lois, il l:i l'cpiii du sein (1<'S mers
cl hi icrxiil ;i (le nouvcauv i'cm|);irls. (|ui s'clcvcreiil en «h-pit ilc
l,;icc«U'im)ii(' , (loiiuanl deux lois l:i vloirc ci l:i \ic à sa clicrc cl
in/;i'atc pairie. Pcriclrs conrui dr ne rien coinpicrii' cl de luul con-
server, de ii'duire Sparle an second ranj; pai' riiourcuso sa{jesse
d'uni' jjiiiire perscvt'rante , ei de nicllre la .'floire ac(|uise sons la
tiii<He (l'une niodiTalion cpii ne se dt'nienlii'ail pas. Aleihiade ne
conflit lien ; il eonrait à la gloire cominc à un divcrlissoinent, sans
plan et sans icHexion , le pins aimable et le plus ("tourdi des ado-
lescens, jouissant avec insolence des faveurs de la nature et du
peuple, idolâtré des Atliéniens , condamné par eux, voulant s'en
venger, les aimant toujours, réduit pai- leur folie à ne pouvoir les
sauver après les avoii" poussés dans une entreprise folle, succom-
bant avec courage sous la Hèclie perfide du Perse; il traversa la
celebrilé sans trouver la vraie gloire, trop léger pour être assez
grand.
A Athènes l'influence arislocraiiquc étaii exercée par l'aréopage,
(jui étendait une censure morale sur l'éducation, la religion elles
mœurs; l'influence tiniocrali(jue par le sénat, composé de cinq cents
membres élus tous les ans, qui administiait et gouvernait; l'influence
démocratique, par l'assemblée du peuple, qui se réunissait quatre
fois en trenie-six jours, examinait la conduite des généraux et des
magistrats, adoptait les lois proposées par ses hommes d'étal et
ses orateurs.
Faut-il s'élonner si la démocratie athénienne fit des fautes et
dura peu? Pour la première fois, la liberté se montrait; elle put
talonner et s'égarer; c'était un essai : et l'esprit humain se déborda
lui-même dans l'ardeur de son activité. La philosophie produisit
les sophistes, l'éloquence accoucha des rhéteurs, la démocratie
eut ses démagogues : tristes cnfanlemens : mais il n'a été donné
ni aux rhéteurs, ni aux sophistes, ni aux démagogues de déconsi-
dérer et de perdre l'éloquence, la philosophie et la liberté.
L'Italie n'eut pas assez dans l'histoire d'être le théâtre de I\Ia-
rius et de Sylla , elle se mêla puissamment aux premiers mouve-
inens de la d( mocratie moderne. Dans le moyen âge, proprement
. /
ï)i;S LÉGISLATIONS COMI'AUÉES. 281)
dit, la \i(.' irpublicainc dos villes de Loinbardie et de Toscane lient
à la fois de l'état uiodeine et de quelques réniiniseenees de l'anli-
<|uité. L'idée représentative est absente de leurs constitutions;
Milan , Pise, Gènes ont des consuls et des sénats. Rome, vers le mi-
lieu du Mv*" siècle, vit apparaître, au milieu de son forum, encom-
bré de ruines sacrées, l'image de la vieille répidjli<pie. Le fils d'un
cabaratier et d'une blanchisseuse qu'écliauffa la lecture de Tite-
Live, fit passci- dans l'ame du peuple la flamme qui le dévorait;
il fonda ce qu'il appelait le bon élal, gouverna Home sous le nom
de trib>:n, et fut clianl(; par Pétrarque. Mais Colas Hienzi était
une ame vulgaire qu'avaient embrasée par hasard de nobles ardeurs:
tourmenté par une vanité ridicule, il se fil créer par les nobles
chevalier; sans courage et sans cœur, il se laissa chasser de Kome
j)ar les Colonne et les Ursin; il erra en Italie, en Allemagne, en
Bohème; prisonnier du pape à Avignon, il ne reçut pas la mort
de l'adroit Innocent VI , mais le titre de sénateur; que manquait-il
à ce démocrate? Il était déjà chevalier : il mourut sous le mépris et
le poignard du peuple.
La constitution de Florence était fondée sur le conmierce et l'in-
dustrie (1); elle fut au 15'' siècle le triomphe de la démocratie : les
(i) Les rommerçans étaient divisés en compagnies, ou arls. Il y eut d'abord
douze arts : sept grands arts et cinq inférieurs. Mais ceux-ci vinrent successive-
ment au nombre de quatorze. Les sept grands arts étaient ;
Les gens de loi et notaires ,
Les négocians en tissus étrangers ,
Les banquiers ou changeurs ,
Les drapiers,
Les médecins et pharmaciens,
Les marchands de sjierie,
Les fourreurs.
Les cinq inférieurs étaient :
Les marchands de Iule,
Les bouchers,
Les serruriers,
Les cordonniers ,
Les maçons.
(Europe au moyen àgc , Hall.ini, lomc III.)
"J^.M i;i \i I m s m ( \ »iuM)t;s.
iKthli's ('l;ii('iil (>lili'|cs de s'iiicoi'poiTr «Iniis les arls j)i)iii- .n (|iici'if
rii;il>il('t(' i)(tlili(|ii('. l.r s'ùhU) suivant \\l s'élever à l'Iorence mie
nouvelle nrislocraiie liinucr.itiiiui' dont rinsolence précipita le peu-
ple dans le (l('sir d inio dictaluic, ei les Medieis liiicnl poiissi's au
pouvoir- al)soUi par le flot i\o la inuliiinde. I/ospiit liuniain [)i(»liia
dune puissance noltlenienl oxercc'c et poursuivit sos pro{|i-ès sur
les ruines du moyen àjje. Quel est ce Irihun «pii s'emporte , et qui,
contemporain de Macliiavel, se croit encoi-e au teu)|)s <le Dante?
C'est un moine, car les moines sont d'exceilens tribuns, c'est un
relij|i(>ux de l'ordre de saint l)omini(pie (jui prèclie dans les ('{jlises
de rioicnce la crainte de Dieu , l'amour de la liberté et l't'jjalité
des droits : Alexandre Vf, dijjne pontife, s'irrite de ces cris de
reforme ; les Florentins défendent leur Savonarola. Mais un moine
franciscain fut piqué de l'éclat jeté par le prédicateur sur l'ordre
de saint Dominique, et pour convaincre le dominicain de la fausseté
de ses doctrines , il lui proposa d'entrer tous les deux dans un
bùchei' ardent. Cette proposition plut sinjfulièrement au peuple
de Florence curieux de voir comment Savonai-ola se tirerait de cette
affaire. Un disciple fervent releva le défi pour son maître et promit
d'entrer dans un bûcher, à un jour convenu; il s'y présenta en
effet, l'eucharistie à la main, opposant Dieu à la mort. Lesfi-ancis-
cains crièrent au sacrilè/je; on disputa tout le jour; vers le soir,
par une faveur singulière du ciel, il tomba une (épouvantable
averse quidispei'sa tout le monde, et renvoya chez eux les Floren-
tins méconlens et trempés. Cependant Savonarola abandonne du
peuple fut brûlé quehjue temps après.
Le temps a fait un pas, le moyen â^^c n'existe plus que dans la
mémoire des honmies, tout s'agrandit, les idées et les empires;
et la hberté, venant à la suite de la philosophie, passe les mers pour
s'étendre sur de vastes territoires. Le gouvernement représentatif
n'est plus unicjuement anglais, il se fait américain, il ne se con-
tente plus de modifier une monarchie; il veut constituer une répu-
blique. Il n'a trouvé à détruire ni royauté, ni noblesse féodale, ni
vieille église; il ne rencontre d'autre difficulté que l'immensité du
théâtre sur lequel il doit se déployer; et il fonde laborieusement
une unité idéale au milieu de vingt-tiuaii-c étals qu'il déclare mo-
i-alemcnl unis. On a beaucoup admiré l'unité de la théocratie ita-
DLS l.É<iISLAT10NS COMPARÉES. 291
lieiinc au sein do rKiirope; si l'uniu; anK-ricainc persiste, celle
durée luérileia plus de{;loire. IVoiis ne saurions pailei- perlineni-
nienl de rAnieri(iiie; elle esl irop loin; seulemenl il paraîl que
l'arisiocralie de i'arjjent l'oppresse, et qu'il y a lulle entre les am-
bitions corruptrices d'une richesse immodérée, et la Herié labo-
rieuse de la démocratie; il paraît encore que la démociaiic a poui-
elle la supériorité du talent et des services rendus au pays : Jackson
est venu troubler runilormiié du caractère américain |)ar des pas-
sions obslinees, biillanles et i'oites; l'Amérique li'ouvera <lans
ses a(>iiaiions les oiiyinalités et les grandeurs <iui lui n)an(|uenl
encore.
La démocratie moderne, anglaise, américaine ou irançaise se
fonde sur rintclli{]en<;e et le travail : elle n'est pas connue la démo-
cratie anti(jue une minorité pesant par l'esclavage et la force sui-
tes hommes qui n'étaient pas citoyens; elle a pour loi l'éjialilé;
elle est universelle connue la |)ensée, infinie comme la mer, invin-
<ible connue l'avenir; elle est l'iunnanité mènnî, dans ce que
Ihumanilé a de plus vivant, de jilus pur e< de plus sacré.
XI.
Pujscpie nous avons pris soin de ne non» en{;aj;ci' dans 1 histoire
f|ue nmnis de cei'tains principes diri{;eans (jui pouvaient nous y
.;;uidcr, l'esprit de la même méthode nous conseille de nous re-
cueillir après la course de nos explorations historiques, pour
rechercher (juelles peuvent être au siècle où nous sommes les no-
tions les plus exactes touchant la sociabilité humaine qui demande
a rinlelli{;ence la règle de sa conduite cl d(^ sa destinée. Nous avons
pour abréger appelé noocratie ce gouvernement de riiitelligence.
Qu'on se rassure, nous ne ferons ici ni constitution ni catéchisme;
nous cherchons seulement (juclques-unes des conditions les plus
nécessaires de la vie sociale.
Le droit a sa manifestation la plus vivante dans la soci('lé nièine;
il a sa source dans rinlelli{;(;nce de rhoinme; nous m; saurions ad-
meilie nncdisiinciion réelle '-nlre Ic'lroji social, et Icdroil nalnicl;
ifiU' tliNlimlioii |>ful ctit' clrvff par une îihslraclioii |)assa{|('rc;
niais-si tm iii t;iil iiix' l'iililc , rlk* csl fausse cl limcsleà la reclMTclir
(iii Mai.
La loi (lu droit social est le luuuvcnieiit. lV)!ir<|uoi cclia|>|>crai(-il
à la loi universelle de ce <|ui vit et do ce «|ui est? (^ette iiolioii bien
comprise est le conuiieiiccmenl d'une n(»uvel!(! tli('oric du di'oii.
I,e droit Initnaiii, social ou naturel, alunite' et la uiol>ilit<î t\r
l'hunianiK'. L'inlelli^jence humaine élève des njethodes(ju'elle aban-
donne plus lard; elle embrasse des Cormes d'idées qu'elle rejette
ensuite; les méthodes et les l\)rmes d'idées meurent; rinlelligencc
humaine ne meurt pas. De même les droits, ces formes historiques
(lu (Iroil humain, meurent, mais le droit ne meurt pas. Quand
meurent-ils ces droits? quand l'intellijfence les abandonne; (juand
l'idée vivante ne les halùte plus. Les dieux sont sortis , et les hommes
n'ont plus de raison pour obéir.
Les révolutions ne sont pas autie chose que des proclamations
bruyantes de la mort de certains droits : les révolutions ne dis|)a-
raiti ont (juc devant des institutions exprimant la mobilité naturelle
du droit humain.
Les lois sortent des mœurs et des idées. La société doit comme
l'honmie se connaître elle-même: elle a besoin d'institutions qui
l'instruisent de ses mœurs ; dans les empires modernes nous nous
ignorons les uns les autres; nous vivons dans la méconnaissance
réciproque de nous-mêmes : pourquoi donc ne pas organiser la con-
science du pays?
Les idées ne sauraient être trop élaborées avant d'arriver à la
direction des sociétés : pourquoi n'auraicnt-elles pas une représen-
tation , une tribune où elles seraient débattues avant de devenir
des lois : je ne parle pas de ces académies stériles qui échappent à
la critique par le silence, et pour qui le mouvement, la lumière et
la vie sont des nouveautés coupables. 11 faut que la nation assiste
par la publicité aux débats de l'intelligence , à ces conciles de la
pensée; elle sera à la fois leur disciple et leur juge ; de cette façon
serait organis('(! la philosophie du pays.
Alors les mœurs connues et les idées elaboiées, la loi est pos-
sible: plus sa préparation aura été lente, plus sa facture pourra
être simple et une : il faut la frapper d'un seul coup, comme une
DES Lli(;iSLATK».>S COMI'AKLhS. "2,1)7)
tiH'daille inimorlelle. La lui n'ccliappe pas aux condilioiis des autres
produeiioiis du {jcnie humain ; elle a besoin d'unité. Le législateur
doit être un, non pas double; intellifjent, et représenter surtout
la valeur morale. La féodalité et le moyen âge nous ont laissé
nombre de préjugés parmi lesquels il faut compter l'habitude de
piendre la propriété foncière pour le signe unique de l'habileté
législative. m ■ . . . i. ,.
Le législateur doit n'avoir que des égaux , et n'apercevoir au-
dessus de lui que la loi qu'il a faite.
Les lois doivent être puissantes, mais mobiles: elles ne doivent
pas trouver les raisons du respect qu'elles inspirent dans un en-
têtement d'éternité, mais dans leur mobilité perfectible. Un peu-
ple ne peut pas plus renoncer à perfectionner sa constitution,
(ju'un homme à améliorer sa conduite.
Pour considérer le pouvoir exécutif, on peut se placer dans l'his-
toire et dans la philosophie. lIistori([iiement, le pouvoir exécutif
dans les états européens est le résultat d'habitudes invétérées que
le temps seul peut affaiblir et corriger, et (|u'une attaque dii'ecte
irriterait plutôt en les fortifiant. D'ailleurs dans l'évolution naturelle
des progrès, d'autres réformes ont sur celte difficulté une priorité
légitime. Philosophiquement, le pouvoir exécutif n'est autre chose
(jue la volonté humaine soumise à l'intelligence, le bras à la tète;
il suit qu'il doit être élu , dépendant en principe , indépendant dans
la sphère de l'action, fort, obéi, intelligent, glorieux, respon-
sable, temporaire. La société doit honorer son chef; elle doit
aussi le placer dans des conditions faciles de moralité; elle ne doit
ni le corrompre , ni le fatiguer outre mesure. Napoléon lui-même
a passé la dernière moitié de sa vie à s'égarer et à tomber. Laissez
lentrer dans l'obscurité l'honnne qui a servi son pays, n'a-t-il pas
droit de se recueillir avant la mort dans la dignité du repos?
Oii donc est la souveraineté? dans la raison de la société même,
dans l'esprit du peu|)le. Une nation, comme un artiste, dispose de
ses idées et n'en icpond qu'à Dieu; elle confie sa destinée à son
intelligence, et elle sent qu'il n'y a qu'un droit parce qu'il n'y a
(ju'une vérité. > ,
La justice a connuencé par la leligion et doit se perfectionner
• mjourd'hui par la science. L'es[)ritde l'homme a Inujours cherché
'-Î!M HEVll. 111.S Itr.l \ MONIlLS.
;i (loiiiici' mil' ruriiic roncisc cl chiirc ;iii\ |ir('sri'i|i(inii.s de l;i jmn-
lict'. I,(' l)t'("ilo{;il(', le lV>llinl('ll(|ii(', siiiloiil (hilis li' DciiIcKimniir,
les doii/.(> tailles, l:i ('iiiii|)il:ili()ii de .Idstiiiicti , les ((uics iiuidcnics,
les tl'avniix df l'icdriic , de (];itliciiiir , de Na|i(tl((iii, de Hacoii,
de Itciilliain, iiiaiiilcstiiU cri clïorl coiiliiui de riiiiiiiaiiiu-.
I.a sociclr (|iii a dos codes ])eiil clirri-lici' plus racilcincni la
liiMine adiniiiislialiiiii de la jusliee. Pour a|)|ili(|iier la l(ii,eouiuie
pour la (aire, loules les pinraiilions piralaliles doiveiilèlre piises ;
ainsi rindeslriiclilile distiiicliou du lait el du droit doit j^réceder la
(li'eision ini-me du di'oit; le bon sens discei'uo le l'ail; la seieiKu;
applicpie le droit. Le jujje doit èlie un, responsable, souverain.
Un senai de juriseonsullcs, dont nous avons en I" lance une imajfo
<pii s'alïaiblit, examinera d'olKcc loules les décisions rendues; il
appréciera aussi les consé(|uences sociales des lois appli(|uées el
transuietlra des avis au leffislaieur.
La société consciencieuse de sa supériorité morale sera toujours
calme et charitable; elle ne menacera jamais un de ses citoyens de
sa vcnjjeancc; ellene sus|)endra la liberté d'un homme que durant le
temps strictement nécessaire pour constater son innocence ou sa
laule, préservant la justice de la coniajjion des ii-ritaiions impures.
Le châtiment ne sera dans ses mains (|u'une forme de correction;
il sera temporaire, La relijjion cliiétienne a suitoul consolé le cou-
j)able par la pensée de l'inmiorialité : iJùjUsc abhorre ic sany, mais
elle laisse le chaujp libre à la justice tempor(;lle; la philosophie
moderne s'est occupée de la destinée terrestre de l'honnue (h'cliu et
condamné; elle a contesté la légitimité des peines irréj)arables;
elle a inventé des systèmes pénitentiaires pour coiriger les délin-
(juans et les coupables; elle a conçu (|uc la justice sociale tievait
être un mode de l'éducation.
La langue allemande a, pour désigner l'éducation, un mot d'une
force particulière, dïe erzieliûruj : c'est la mise en dehors d(! la
force humaine. La force humaine est centrale el spirituelle; elle
veut être provoquée à se produire; l'éducation consiste dans celte
provocation intelligente el volontaire; elle esl le triomphe et le dé-
veloppement de l'idée même, de la nature vivante; elle aijolit les
influences et les supériorités d'antiquité et de race; par elle l'homme
ne relève que de lui-même, il sClève: rcfliicaiion est uneéh'vaiioii.
DES LÉGISLATIONS COMl'AUÉES. i2{)o
La famillo donne les pi'emiers soins à l'enfant qui à cùul de son
berecau Uouve sa mère, an{je {jardien mis par Dieu aux portes de
la vie. Ne erai{;nez rien pour cet lioniine (jui naît; il n'y a ni dif-
formité, ni malheur qui pourront décourajjcr sa mère; pour triom-
pher de toutes les dis{;races de la nature et de tous les coups de la
destin('e, Dieu, dans ses conseils, a trouvé la maternité. •''-"^^^''
' La société doit l'éducation aux enfans qui lui viennent : seule elle
peut transmettre aux jjénéraiions un système de vérités sociales et
morales qui puissent les sustenter et les nourrir; les individus et
les familles ont une instruction trop inéjjale et peuvent fausser ces
vérités : l'état doit posséder une science publique qu'il distribue
par un mouvement continu de diffusion , et qu'il renouvelle par un
mouvement de conception. Les méthodes d'enseignement et d'in-
vention doivent être soumises à une révision périodique.
L'art ne restera pas en dehors de l'éducation sociale; il s'unira
à la science poui- agrandir les idées, pour élever les passions en
les puiiliant. Il aura des statues à montrer aux ambitions <|ui ne
dorment pas; il abreuvera d'harmonie la religion, le courage et
l'amour; il continuera l'épopée de l'humanité; il arrachera au
dianie des profondeurs inconnues, et il ira briser le char du poète
lyrique conti'e les marches du trône de Dieu. ' : : ^ •
L'instruction, cette initiation de l'homme et des sociétés, doit
être vigoureuse et inspiratrice (|uand elle s'adresse aux jeunes gens,
ces conscrits de l'hunianité. Pour le peuple, cette substance du
genre humain, elle doit être claire et nourrissante. - , .
Elle ne doit pas s'abaisser, en s'adressant aux femmes, surtout
aujourd'hui, où se déclai-ent parmi elles de vives agitations. Dans
l'enfance du christianisme les femmes étaient aussi fort remuées :
saint Paul, quand il écrit aux Corinthiens, aux Epliésiens, aux Co-
lossiens, à son disciple Tite, n'oublie jamais de recommandei' aux
femmes de garder le silence dans les églises; donc elles parlaient;
d'être soumises à leurs maris, donc elles n'étaient pas obéissantes.
Evidemment il y avait chez les femmes un mouvement insurrection-
nel. Aujourd'hui l'insurrection est plus sensible encore : mais nous
donnerons aux insurgées un conseil contraire à celui de saint Paul ;
nous ne leur dirons pas de se taire, mais de pailer, de parler
beaucoup, éloqucmmeni. <>ii ne peut mieux s'émanciper que par
!iMi |;|,\ i I, Uls m l \ MdMil s.
!<• j;<iiir, jiiii- le (Icvoiioinciil .iii\ i(l(;«;s, |i;ir ces tl;m.s \ii loiiciiv
«|ui m- viMis laisscnl |kis en anirrc thiiis l;i inairlic du {{ciiic liu-
iiKiiii.
Dirii nous rcjjardc ;iu sein de rinlini, (|iii est ;i la fois son vrlc;-
luint tl son anir, iniini, dont nous avons le senlininii , raniontcl
le di'sir. 1/linnianili' a conrii i)icu d'un seul roii|) coninu; uniui;
«Ile l'a snciossivcnicnt adore- dans les diflvri'nlcs rcpi'csciilalions de
la \ic. Par l'cniaurilion elle a peuplé les cieux el la terre des iniajfes
de la Divinité; |)ar rapotlieose elle a fait l'Iioninie dieu; par l'incar-
iiaiion elle a l'ail Dieu homme.
Nous conecvons Dieu dans le temps. Dieu, immobile dans l'Éler-
niie, nous voit arriver à lui par le mouvement : il assiste à toutes
les trailuelions <jue nous taisons de lui, à toutes les relifjions que
Ion meta ses pieils. Il est toujours le même; c'est son essence;
nous changeons toujours, c'est notre vertu. lîossuct a crié : Sortez
du temps, aspirez- à l'Éternité. Il fallait dire : Marclic^ dans le temps,
vous comprendrez- mieux l'Elernilé.
Nous avons toujours, depuis l'orifjinc des sociétés, chan{jé, en
les agrandissant, nos représentations de Dieu. Le christianisme
en est la preuve; il a été préparé par ran(i(|uilé si savante dans la
théologie : mouvement moral, pur et enthousiaste élan de dévoue-
ment, de tristesse et de mélancolie, il s'est assimilé les choses hu-
maines, et il a dit qu'il les constituait; successeur de l'antiquité,
il s'est souvent irrité contre elle; continué par la philosophie mo-
dcine, pourquoi donc s'est-il quelquefois fâché contre la i)hiloso-
l)hie?Mais malgré ces préoccupations un peu iniques, malgré la
décadence pontificale et catholique, malgré l'immobilité de sa lettre,
le christianisme est debout au milieu des justes respects du monde.
Cependant l'élaboration humaine se poursuit, et trois principes
qui grandissent incessamment demanderont un jour à passer dans
la religion de l'humanité : la science, le droit, le bonheur. L'hu-
milité d'esprit sera remplacée dans les devoirs religieux par le dé-
sir de connaître, la soumission aveugle aux puissances par l'idée
réfléchie du droit, le désir du bonheur terrestre se joindra à l'at-
tente de l'inmioilalité dans les cieux. L'humanité veut étie entrete-
nue dans le seiilimenl de sa force; elle a le tiroit et le devoir de
s'elevei' loujoiirs, pnisqu'(.'lle doit airivei' a Dieu.
])i:s i,î;(.isi,.vii().Ns coMi'Aïu-'.ns. '^M
Qnv Dieu soii (loiic pi'csciil dans les iiislitiiiions sociales. ()ii pciil
(lire que Dieu , dans les sociétés , est tout ensemble ancien et nou-
veau , puisqu'une p'artie des hommes ne peut le distin^juer et le
sentir qu'à travers des symboles qui ont duré long-temps, tandis
que d'autres, plus ardens et plus clairvoyans, le cherchent dans des
voies nouvelles. Pourquoi des institutions vraiment religieuses ne
satisferaient-elles pas un jour cette soif de l'avenir et de l'inlini,
ce mysticisme invincible et secret qui nous pousse vers l'inconnu?
De cette façon, disparaîtraient les luttes entre la religion et la phi-
losophie, et les peuples pourraient comprendre que la l'évélation
et l'idéalisme ne font qu'un. Au moins ne nous refusons pas de
nous élever par la pensée à une époque future du monde, où l'hu-
manité, devant à ses travaux une vision j)lus claire de la véi'ité,
honoi'cra dans un même panthéon les giandes époques de sa vie et
de sa destinée , les hommes (pii successivement lui auront révélé à
elle-même ses id('es et sa loi, oii elle saluera \v. christianisme comme
un point lumineux de sa religion , oîi resplendira la croix de Jésus-
Christ, sainte et pure, au milieu des symboles qui lui auront suc-
(;édé. Qui est plus religieux de celui qui limite Dieu ou de celui qui
croit à son inépuisable immensité?
Qu'on nous laisse remplir nos âmes du sentiment de l'infini pour
y puiseï' la force de porter le poids de notre siècle; et afin d'<'tro
positifs avec efficacité, ne nous abstenons pas trop de l'idéal. Siè-
cle de l'infini, siècle de grandeur et de faiblesse, d'audace et d'in-
décision, curieux du passé, aspirant à l'avenii-, pusillanime dans
le présent, égoïste et dévoué, ambitieux de toutes les jouissances
et de tous les droits, comment te supporter et te servir sans le culte
de la science et des idées , sans la force de te marquer ta place
dans la vie de l'humanité? Seulement ainsi , nous garderons notre
foi, car des illusions, nous n'en avons plus; il faudrait des crc'du-
lités bien vigoureuses pour en conserver encore, des illusions, à la
face de certaines choses et de certains hommes. Mais la foi ne
meurt pas; elle a d'inextinguibles ardeurs, et poursuit sans relâche
la réforme sociale par la puissance et la médiation des idées.
LKRMINir.lv.
ni: i;\nsoi.UTiSME
FI
DE LA LIBERTÉ
IDIÎAILDIilIîiairifJ»
l)eiix doctrines, tleux systèmes se disputent iiujourd'hui l'cmpir-c
du monde, la doctrine de la liberté et la doctrine de l'absolutisme;
le système qui donne à la société le droit pour fondement, et celui
qui la livre à la force brutale. Les destinées futures de l'humanité
dépendront du triomphe de l'un ou de l'autre. Si la victoire reste
à la force brutale , courbés vers la terre comme les animaux , mor-
nes, muets, haletans, les hommes, hûtéspar le fouet du maître,
s'en iront mouillant de leur sueur et de leurs larmes les rudes sil-
lons qu'il leur faudra creuser, sans autre espérance que d'enfouir
sous la dernière glèbe le sanrjlant fardeau de leur misère. Si, au
contraire. !e dntit l'emporte, le }>eni'e humain marchera dans ses
DK I.' ABSOLUTISME ET DE I. A I.IIJEUTÉ. iiî)!)
voies, la uHe liaule, lo fronl serein, l\tûl fixé sur l'avenir, sanc-
tuaire radieux oii la Providence a déposé les biens promis à ses el-
l'ortspersévérans. La lutte en{}a(jéc entre ces deux systèmes devient
chaque jour plus vive. D'un coté, sont les peuples épuisés de souf-
france et de patience, ardcns de désir et d'espoir, émus jus(ju'au
fond des entrailles par l'instinct lon(f-tenips endormi de tout ce qui
fait la dijjnité et la grandeur de l'homme, puissans de leur foi en
la justice, de leur amour pour la liberté, qui, bien comprise, est
l'ordre véiitable, de leur volonté ferme de la conquérir; de l'autre,
sont les pouvoirs absolus avec leurs soldats et leurs agens de toute
sorte, les ressources publiques, l'or, le crédit, et les innombrables
avantages d'une organisation dont les élémens se tiennent, s'en-
chaînent, s'appuient les uns les autres, tandis qu'en dehors d'elle
et par elle tout est isolé, comprimé, n'a de mouvement qu'entre
les sabres de deux gendarmes, de parole qu'entre les oreilles de
deux espions.
Rien, au premier coup d'œil, ne semble plus in('gal que les
forces respectives de ces camps opposés. Mais il faut obseï--
vcr, d'une part, que plus les armées sont nombreuses, plus elles
sortent immédiatement du peuple et ont de pensées, de vœux, d(;
sympathies communes avec lui; peuple enfin elles-mêmes, en très
grande partie, et, quoi qu'on essaie de leur persuader, n'ayant en
définitive d'autres intérêts que les siens, il est impossible qu'elles
soient long-temps encore un instiumcnt passif entre les mains de
ses oppresseurs; tandis que, dune autre part, les excessives dé-
penses qu'exige l'entretien de ces armées, amenant tôt ou tard la
l)an(jueroute universelle qui menace chaque jour de plus près tous
les états européens, le moment viendra où ces énormes masses
d'hommes, rassembh'es dans le but d'étayer la tyrannie, devront
nécessairement être dissoutes, faute de pouvoir les n)aintenir sur
I)ied. L'expérience d'ailleurs prouve que, dans la lutte entre deux
forces, l'une matérielle, l'autre morale, celle-ci à la longue triomphe
toujours; or, la force morale est tout entière i\u côté des peuples.
Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer en eux-mêmes le sys-
tème de liberté que les peuples défendent, et le système d'absolu-
tisme que les souverains ont entrepris de faire prévaloir à leur
profit. • ; ' ' ' ' '• • ■ '•
TaKJ ju.Nii. i)i;,s i>i I \ \i(]Mii;s.
Lo premier, <|iii ;i sa racine dans les plus saintes cl les pins iin-
preseriptlMes lois de la nalnre iuiinaincs repn'seiilerait l'ordre par-
lait, si! (lait possiMc de \v ri'aliser pleinement sur la icrrc .Mais
si eetlo perl'eetion est maintenant interditeà l'honune, à cause de la
maladie interne qui le travaille, elle n'en demeure pas moins le terme
nn(|uel il doit tendre, le but vers le(|nel il est de son devoirdc; se
diri.;|erineessnnmient. Caril en estdes peuples eoinnuMles individus:
ni les uns ni les autres ne seiont jamais eonjplèiemenl (U-livrés
durant la vie pn'sente des inlirmilcLs (pti en sont insépai-ables à un
certain point; mais les uns et les autres peuvent et doivent avancer
perpc'tneliement dans la .jjuc'rison, qui commence ici cl s'achève
ailleurs. IVoii il suit que la société, progressive par sa nature, im-
plique de continuels chanffcmens, des révolutions successives. On
s'effraie de ce mot de révolution, et l'on a raison de s'en effrayer,
si l'on entend par là les désordres que produisent, au sein d'une
nation où fermentent des idées et des espérances nouvelles, les in-
térêts et les passions vivement exaltés. Mais les révolutions qui
marquent un pas fait dans la vraie civilisation , et ouvrent ainsi une
ère plus heureuse, les révolutions nées du développement de la
notion du droit dans les intelligences, ont certes, en résultat, un
tout autre caractère, et doivent être, fpichjues souffrances qui les
accompajjnenl, non pas redoutées, mais l)énies connue des bien-
faits de la Providence et des preuves éclatantes de l'action qu'elle
exerce sur les destinées générales de l'humanité. Elles sont, pour
ainsi parler. Dieu présent à nos yeux dans le monde: car évidem-
ment ces transformations qui changent, en l'élevant, l'état du
genre humain , ces soudaines brises qui le poussent, quoique à tra-
vers bien des écueils, vers de plus fortunés rivages, renferment
quelque chose de divin. La plus profonde révolution que, sous tous
les rapports, il ait en effet subie, fut, sans aucune comparaison,
l'établissement du christianisme, et celle qui , depuis cinquante ans,
s'opère en Europe, n'en est que la continuation. Qui ne voit pas
cela est totalement incapable de rien voir, et plus inca[)able de rien
comprendre aux événemens contemporains. Dix-huit siècles de
labeur social ont à peine suffi pour les préparer. Car de quoi s'a-
git-il? de modifier- les formes du pouvoir, de réformer quelques
abus, d'introduire flans les lois quelques améliorations gén('rale-
i»i; i.ADsoLL risjiK Kl Dr: i a i.ihkrtk. 301
mciU ju{}L'C'i> nécessaires? J\on certes, ce n'esi pas là ce qui n(jiio
les peuples et les émeut si puissaninient. Il s'agit pour eux de sub-
stituer, dans les bases même de la société, un principe à un
outre principe, l'e^jalile de nature à l'inégalité de race, la
liberté de tous à la domination native et absolue de quelques-uns.
Et cela , qu'est-ce autre chose que le cliiistianisrne s'é))andant au
dehors de la société purement religieuse, et animant de sa vie
puissante le mondé politique, apr'és avoir perfectionné, au-delà de
toute mesure jadis espérable, le monde intellectuel et moral?
Il posa pour pr-incipe l'ondamental de sa doctrine, sous le point
de vue oii nous la considéi'ons en ce moment, l'égalité des hommes
devant Dieu , ou l'égalité de droit de tous les membres de la famille
humaine. Et à ce sujet nous remarquerons que cette importante
doctrine n'a de valeur histor'i(|ue et philosophique qu'en admettant
l'unité de race, sans quoi évidemment une race pour-raitètre natu-
r-ellemenl supérieure aux auti'cs, ainsi qu'Ar-istote l'a soutenu
parmi les anciens. La doctr-ine chr-élienne, selon laquelle, confoi--
mément aux antiques tr\idilions, le genre humain provient d'une
seule lige, est donc sans contestation la plus favor-able à l'humanité,
et doit être gardée soigneusement comme la base même de toute
justice récipr-oquement égale et de toute société équitable. A cet
égard la science, qui s'est quelquefois tr-op livt^ée à la hardiesse de
ses conjectures physiologiques, a de gr^ands devoirs à r-emplir.
Le principe de l'égalité des hommes devant Dieu devait néces-
sairement en enfanter un autre qui n'en est que le développement
ou plutôt l'application, savoir: l'égalité des hommes entr-e eux,
ou l'égalité sociale; car s'il existait, sous ce r-appor-t, une inégalité
essentielle et i-adicale l'elative au droit, cette inégalité les rendr-ait
primitivement inc'gaux devant Dieu. L'égalité r-eligieuse tend doi:c
a produire, comme sa conséquence et son complément, l'égalité
politique et civile. Or, l'égalitci politique et civile a pour- forme la
liberté; car elle exclut or-iginaircmeni tout pouvoir de l'homme sur
l'homme, et oblige dès-lor-s à concevoir la société tempoix-lle, la
cité, sous l'idée d'association libi-e, dont le but est de garantir les
droits de chacun de ses membr-es, c'est-à-dire encore sa liberté,
son indépendance native.
Ces di-oits gai^anlis par l'association sont de (]eu\ or'drrs : 1" les
roMi: irr. — sLPPLr..MH:Nr. '■>{)
.■(l'J ni:M;L dis i>ii\ momu s.
(Iruils s|>irilii('ls de i;i coiisciriK'O el de l:i pensée, lcs(|iicls iic rel(V
vont (]uo (le Oicii , considère' soit coninir nntonr do la l(»i morale
(|iii nni( ciidc en\ Ions les elie> intellijjens, el à la(|nelle Ions sont
obliges iTolieir lilnciiienl, soit comme sonrce primitive de loiile
vertu, de toute raison; ;2" les droits secondaires de l'ordre, pour
ainsi parler, niateriel, relatifs an corps ou à l'orjfanisnie, «'l qui se
rt'dniseni, dans leur essence, an di"oil d(î conservation de la vie,
c'esl-à-dire de l'orf^anisme même el des choses extérieures ni-ces-
saires à la conservation de l'organisme. Ces choses cxicrieures
consiiinenl ce qu'on appelle pi'opriele.
Il siiii de là que l'objel diiecl de la société véritable, étant la jja-
rantie du droit, est par la même de (j.irantir à tous et à chacun de
ses membres, dans l'oidre extérieur, la liberté de conscience et de
pensée, et, secondairement, la liberté de vivre et d'agir, ou la li-
berté de la personne et des propriétés.
La liberté de conscience et de pensée, simultanément unie à la
reconnaissance d'une loi spirituelle morale, qui seule rend l'homme
sociable, piécède l'association libre ou l'institution de la cité, et
en est l'indispensable condition. Celte loi dès-lors, non plus que la
libert(' qui y correspond, la libert*' civile de conscience et de pen-
sée, ne peut en aucune manière dépendre du pacte social, ni de-
venir l'objet des délibérations préalables, explicites ou implicites,
qu'il suppose; et par conséquent la loi politique et civile, ne pou-
vant statuer sur ce droit primitif, qu'elle ne saurait ni créer ni dé-
truire, et qu'elle défend seulement contre les attaques qui ten-
draient de fait à l'altérer, le respecte comme au-dessus d'elle,
interdit el punit comme anti-sociaux certains actes qui y sont con-
traires, mais ne l'établit point par ses |)rescriptions.
La liberté personnelle , ou le droit de vivre et d'agir libiement,
implique l'absence de toute volonté, de tout pouvoir (jui imposerait
des bornes arbitraires à cette liberté même, c'est-à-dire implique
la coopération de chaque membre de la société à la loi qui régit la
société.
L'élément naturel de la société relative à l'oiganisme humain ou
de la cité n'est pas l'individu , mais la famille, parce que l'élément
de la société doit se perpétuer comme la société ; parce que l'indi-
vidu meurt et que in famille est immortelle.
l.a liiinillc se compose du père qui en est le principe génêraieui-,
de la femme (|ui est le moyen de la (lénéraiion, et de l' enfant qui
en est le terme. Ces trois ensembles constituent l'Iiommc or{;ani(|ue
complet, l'homme i'epio(luit,perpélU(', l'Iiommc (|ui ne meurt poim.
D'où il suit que le mai'ia(;e, sans lecjuel nulle famille, est en ce
sens la base premièii-e de la société.
La propriété en est la seconde base, car sans elle nulle vie pos-
sible. Or, la vie ne s'arrètant point dans sa transmission, la pro-
priété non plus ne s'arrête point dans sa transmission : elle est hé-
réditaire comme elle, parce qu'elle est inséparable d'elle. Et
puisque l'homme ne peut vivi'e sans une propriété quelcon(|ue,
permanente ou transitoire, il ne peut non plus être libre, indé-
pendant de sa personne, si sa propriété est dépendante, s'il n'e.^i
pas souverainement maître de son champ, de sa maison, de son
industrie, de son travail.
La liberté de la propiiété et la propriété même peuvent êli'e
attaquées de trois façons : la première, en attribuant soit à l'vVM ,
soit au chef de l'c'tat, un droit pi'imitif de haut domaine, qui ne
serait au fond qu'un pouvoir indirect et arbitraire de vie etde niort
sur tous ses membres; la seconde, en attribuant soit à l'état, soit
à son chef, le droit de prélever à titre d'impôt une partie quel-
conque des revenus de la pi-opriélé, sans le consentement des pro-
priétaires; car cedroit, auquel il serait in)possible d'assi{jner aucune
limite déterminée, impliquerait celui de s'emparer de la totalité
des revenus, ou la confiscation pure et simple; la troisième est
d'attribuer, à quelque degré que ce soit, à l'état ou à son chef, le
droit d'administrer les propriétés de ses membres, car le droit
pour chacun d'administrer sa piopriété est inhérent au droit de
propriété, qui sans cela devient purement fictif.
On doit maintenant comprendre comment le mouvement que
partout on remarque chez les nations chrétiennes, n'est que l'ac-
tion sociale du christianisme même , qui tend incessamment à réali-
ser, dans l'ordre politique et civil, les libertés c|ue contient en
germe la maxime fondamentale de r('galité des honunes devant
Dieu , et par conséquent à affranchir pleinement l'homme spiri-
tuel de tout contrôle du pouvoir humain, et la propriété de toute
dépendance arbitraire du même pouvoir. Or, ce but ne peut êii-e
^20.
Ti()\ i;i Vil. i>Ks nir\ MiiMti.N.
iiUcint (jiic |>;ir mir oi-faiiisiitiuii s(Mi;i!(' doiil le doiildc r:ir.Kl(''cc
soit ri'xcliisioii (Ir loiMc comiMinlc (hiis l'onlrc sjtiiiliicl , cl dr
loiiti* inlcrvciitioii du {[oiiYcrnciiiciit dans l'adiniiiistralioii dos pro-
prirlés ou des inti'i'cMs parliiulicrs , soil iudiNiducIs, soit collcctiis.
A (Cl tjjnrd, le {fouvoi'iu'menl , siinplo oxéruieur de la loi lailc par
tons on pin les (U'h'jyués de lnus, veille seideinonl à rc <|iie nul,
dépassant les hornos do son droit . ne Messe lo droit ou la lihorlo
(l';MiInii.
La liberlt- spiriincllo a |)oni- oxprossion la libortc' do roli{|ion ou
do culte, la liberté (ronsei{;nenienl , la liborti'; do la prossc ot la li-
borl(' d'association. Lorsque l'nuo d'elles n'est pas complète, et sur-
tout la dernière, les autres ne sont qu'un vain nom. Ne demande/
pas alors sous quelle forme de société vit le peuple ainsi prive- do
SCS droits naturels; demande/ sous quelle tyrannie.
La liberté dos personnes et des pro])riét('S a pour fondement
rc'loclion , coordonnée à un système d'administrations libres dans
les limites qu'on vient de fixer. Point d<! liberté possible en effet
sans la responsabilité du pouvoir, et point d'hérédité s'il existe une
responsabilité véritable. L'une no peut être réelle que l'autre ne
soit (ictive , et réci|)roquement.
Dans l'iiypullièse de l'hérédité , on ne saurait proposer pour re-
mède à ses abus que la maxime supposée admise de l'amissibiliié
du pouvoir. Mais le pouvoir peut être amissil)lc de deux façons,
l'une régulière, l'autre violente, par élection ou par insurrection.
Comment hésiter entre ces deux modes? Et orjjaniser une société,
n'est-ce pas précisément établir un ordre de moyens qui, autant
([uc le peuvent les prévisions humaines, la dispensent de recourir,
pour sauver ses droits atla(|ués, au hasard dan^jereux de l'insiir-
rection ?
Tels sont les principes qu'instinctivement les peuples cherchent
à réaliser et qu'ils réaliseront, sans aucun doute, dans un temps
plus ou moins prochain ; car un droit connu est un droit conquis.
L'homme ne renonce jamais à ce qui lui est une fois apparu
comme juste; il le voudrait qu'il ne le pourrait pas : sa nature s'y
oppose, et c'est là cette force morale à qui la victoire reste toujours
dans ses luttes contre la force matérielle.
Aux doctrines de la liberté comparons maintenant les doctrines
r>K 1, ABsoLcrisMi; i.i m; la i.ir.F.nri:. M)'.')
de rubsolulisiue. ÎNous puiserons celles-ci dans des donifucns d'une
incontestable autlienlicilé. Les deux premiers sont des caiéchismes
publiés par l'ordre exprès de l'empereur de Russie et de l'empo
reur d'Autriche. Le troisième est un écrit semi-olTiciel qui produi-
sit, il y a trois ans, une assez vive sensation en Il:ilie, où les
{jouvcrnemens prirent soin de le répandre à nu {>rand nonibre
d'exemplaires. Pai-lons d'abord des catéchismes.
Sa Majesté Apostolique enseigne dans le sien, aux petits enfans ,
que les personnes ainsi <)uc les biens de ses sujets lui appartiennent,
(ju'elle en est le maître absolu et peut en disposer comme il lui
semble bon. Cette doctrine, si elle trouve croyance, a au moins
l'avantage de simplifier sin{;ulièrement l'administration. L'empe-
reur a-t-il besoin d'argent ou de soldats? il dit à l'un : Donne-moi la
bourse; à l'autre : Donne-moi tes fils. Tout est à lui, tout, sans
exception : c'est là son Evangile, la bonne nouvelle (\u\[ veut qu'on
annonce à ses peuples au nom de Jésus-Christ. Et de peur appa-
remment que, par mégardeou mauvais vouloir, (juelque imprudent
n'altère la pureté de ces maximes dans la chaiie cliréiicnno, en
certains lieux, à Milan par exemple , des prêtres seront contraints
de soumettre leurs sermons, avant de les prononcer, aux lumières
supérieures de la police. Il faut que les esprits soient bien corrom-
pus et les cœurs aussi, pour que les Italiens particulièrement ne
bénissent pas un pareil régime! Lorsque les peuples sont si ingrats
envers les souverains, qu'attendre, sinon les vengeances du ciel et
la fin de ce monde coupable?
On vient de voir que l'empereui' d'Autriche a une assez hauU;
idée de lui-même et de ses droits. Ce n'est rien cependant près du
czar Nicolas. Chef d'une religion (irangère au catholicisme, il a
cru néanmoins, tant le zèle de la vérité le dévore! devoir s'occuper
de l'instruction religieuse de ses sujets catholiques; et dans un
catéchisme imprimé à Wilna et enseigné officiellement dans toutes
les églises et toutes les écoles , il leur apprend comment ils doivent
adorer l'autocrate; il leur explique avec onction le eulte (ju'ils sont
en conscience obligés de lui rendre. N'est-il pas en effet pour eux,
non-seulement l'image, mais encore une incarnation réelle de la
Divinité? A genoux donc! sa volonté est le souverain oi'dre, son
'•onniiandemenl la loi! Biens, vie, l'on doit tout prodiguer, tout
saiTiliii .111 [(iriiiicr si.;;inilu 1 atljrc-Dicii : un tloil Ir iliciir tlii
ioiui «.lu cd'iir, lui ()li(>ii-, (|U()i (|ii'il ordonne, et jamais ne se
pornioUrc une plainte ni<'ine seerele , à re\eni|ile de .lesus-Ciiiiisi
qui se stiiiinit sans iitniniunr (lit jiiiifvicitl de iiiorl prononcé contre
lui par l'iiiiiiiriio Iccjiûotc'. I,a pinnie tombe d(\s mains. Il ('tait n'-
servé à cet homme de reculer les bornes du blasphème !
{'.V (|ui rend surlonl icmarcpiable l'éciit dont il nous reste à jiar-
ler ^1), c'est que, sous des (ormes lantcU {jrossièremenl burlesques,
tantôt naïvement atroces, il résume avec une (idelite et une fran-
chise que l'on durcherait vainement ailleurs, le système entier de
l'absolutisme. Ici, point de rc'liccnces, point d'hypocrisies, tout
l'St à nu. On dirait un candide |)rocès-v(;rbal des eonsc>ils du pan-
diemonium. I/auteur, en plus d'un endroit, paraît même s'indijfner
qu'une politique timide ju{)c quelquefois à propos dévoiler, modi-
fier, affaiblir, par des considérations de prudence, les doctrines
qui au fond forment sa rè{]le invariable. Pour nous, (|ui aimons
par-dessus tout un langajje net, exempt de fausseté, d'ambages et
d'équivoques , loin de blâmer le fougueux défenseur du despotisme
de son mépris pour ces cauteleux et pusillanimes ménagemens,
nous lui savons gré, au contraire, de la sincérité brutale de ses
convictions et de ses paroles. Ix^ mot que d'autres retiennent sur
leurs lèvres, il le profère à haute et intelligible voix. Cela vaut
mieux.
Nous passerons assez rapidement sur les premiers dialogues,
pour arriver plus tôt à la conclusion où l'auteur expose l'ensemble
des moyens qu'à son avis les princes doivent employer indispen-
sablement, s'ils veulent raffeiniir leurs trônesébranlés. C'est la par-
tie la plus curieuse et la plus inq)ortante du livre. Toutefois, poui-
<pi'on ait une idée exacte des jjrojets, des vœux , des sentimcns et
des maximes de ceux dont il est comme le manifeste, il est bon de
citer quelqu<;s passages d'un dialogue entre l'Europe, la Justice,
la France et la Restauraiioii. L'auteuiy établit sa théorie du pou-
voir; elle est courte. Dieu a donné les peuples aux rois; ils leur ap-
pirliennent comme votre troupeau vous appartient; ils sont leur
[il nialoghetli ntl/r iiinleric ciunnù ucll (tinio 18H1.
DE LABSULUTlSMIi KT DE LA LIBERTÉ. 5U7
propriété, leur patrimoine; voilà tout. De conditions, de pactes,
de chartes, il n'y faut pas songer, cela est par trop clair.
L'EunoPE. — Qui vous a réduite à un si misérable état? ,
La Uestauuati((n. — La Charte.
L'EunoPE. — Qu'csl-ce que cette Charte qui lait tant de bruit?
La Hestaup.atiox. — Ou prétend que c'est un contrat entre le
peuple et le roi.
L'Europe. — Un contrat cnii'e le peuple et le roi ! Par k; char
du bouvier! peut-on rien inia{}iner depis? La France est peut-être
une bouticjue a louer, ou le roi de France, un cocher qu'on prend
a son service à tant par mois?
La Fra>ce. — Bonne maman , conunenl les rois pourraient-ils
régner sans pactes?
L'Europe. — Comme ils ont toujours fait avant qu'on songeât à
ces sottises de chartes. Ma fille, l'autorité des rois ne vient point des
peuples, elle vient directement de Dieu, qui, ayant fait les hommes
pour vivre en société, a rendu nécessaire un chef qui les gouverne,
et en conséquence a ordonné que les peuples obéissent aux rois.
Le roi doit procurer le bien du peuple; le peuple doit obéir à tous
les commandemens du roi. Et c'est là la giande charte écrite de la
main de Dieu et imprimée par la nature.
La France. — ^laman trois fois chère, et si le roi voulait le mal
du jjcuple, comment ferait-on sans une charte?
L'Europe. — 3Li fille, les rois ne veulent jamais et ne peuvent
vouloir le mal du peuple, parce que le peuple est la famille et le
palrimoine du roi, et personne ne veut le donmiagc de sa propre
famille et la ruine de son patrimoine. —
Cependant, bonne ou mauvaise, la Fi-ance avait une charte, une
charte jurée. Oui, mais qui, malgré ses sermens, n'obligeait nulle-
ment le prince, et (jue l'Europe armée aurait dû détruire en dé-
membrant la France pour plus de sûreté. Ecoutez bien.
L'Europe. — Le roi Louis XVIII l'avait peut-être accordée
spontanément.
La Restauration. — Vous pouvez vous figurer si le pauvre
brave homme était satisfait de revenir chez lui pieds et mains liés,
culottes bas, de soile (pie ( haciin se pût divertir à lui donner des
•iOi> IllMl. lus lti:i \ MMXDI.S.
clnqiM's. Ils In lui ont loiirrccdmis \r {fosici-, et il lui ;i f.illii j'avalor
(le loirt'. La Charte ou rien.
I.Ki RoiT. — Oiicl inotii a donc iiidiiil mes lions (ils à roinnicttnî
(flic t'noi'mc fnntc? >"()iii-ils donc point considt'rt' ((iic la cause
d lin roi est la cause de loiis les rois, et <|ue si on laisse croîliu; les
uiijjles d'un peuple, les oncles de tous les auli'es croissent aussi?
La Hkstmuation. — C'est tout juste ce que disaient l'Kxpe-
rienee et 1;» Sagesse, ui;iis la Politique n'a pas permis <ju'on les
écoulât.
L'EuROiT. — Kt (luelles raisons allejfuail celte crachc-scntenccsy
Lv lîr.sTAURATio.N. — <,>>ii'il laiil adoucir les liêtes féroces, ne les
pdiiii il riicr, et (|u'on ne peut, soumettre la France par la force.
L'Europe. — A merveille, vraiment ! Ils ont comI)atlu vingt-cinq
ans, et à présent (pi'ils lui tiennent sur le corps un million de
l)aionneltes allemandes et russes, et que la route est ouverte pour
en amener trois fois autant, ils hésitent à la dompter de force.
La France. —Diable! maman, la force envers la France!
L'Europe. — Oui, madame, la force. Rend-on le iuw'mentaux
•I CI
fous et aux mauvais sujets autrement qu'à coups de bâton?
La France. — Dans les quali-e parties du monde il n'y aurait
pas assez de force pour tenir asservie la grande nation.
L'Europe. — Eh bien ! qu'on en eût fait une petite nation, et
tout était fini.
La France. — Quoi! un d('membrement?
L'Europe. — Certainement, un démembrement...., un bon
coup de ciseau à ses frontières {itna buona tosaia ai confwi); un
jnorceau à l'Angleterre, un autre à l'Espagne, un à l'Autriche,
à la Prusse, à la Hollande, à la Bavière, au Piémont, avec quel-
ques échanges pour maintenir l'équilibre et pour satisfaire la Suisse
et la Russie, tout était accommodé; et vous, ma belle dame, vous
seriez demeurée avec l'ours du montagnard en laisse, et la grande
nation, devenue une petite nation, aurait cessé de troubler, pendant
deux ou trois siècles, la tranquillité du monde.
La France. — Ah ! maman, vous êtes bien cruelle.
La Restauration. — Pardonnez-moi, madame l'Europe, mais
briser le trône de saint Louis, disperser l'héritage des Bourbons...
L'Europe. — Ma chère dame, rpiand les lils de saint Louis vi-
l>i: LABSOLLl'lSMK El Dt I A LIULRIK. 309
vcnl comme les fils des sccit'rals, il laiil les châtier, comme Dieu
L'hàlia les anges prdvaricaieurs; et quant à vos bons et di^jnes
Bourbons, ils auraient été satisfaits de ré.ofner tranciuilles sur une
petite France, plutôt que d'être poignardés et décapités dans une
Fiance plus grande (i). —
Ces aveux sont précieux en ce qu'ils montrent à ceux qui se fe-
raient encore illusion suv ce point (|nel serait le sort de la France
vaincue par une nouvelle coalition. Il n'y a pas à s'y tromi)cr, on
fei-ait d'elle une seconde Pologne, Que chacun donc se dernand(î
si c'est là ce qu'il souhaite à sa patrie. Honte au traître ou au lâche;
qui, la voyant menacée, aurait dans ses veines une goutte de sang
qui ne fût pas pour elle !
Vient ensuite, à pi'opos de l'insurrection de la (irèce, une solen-
nelle apologie de la légitimité du Grand-Turc. En vain la Libcrié
soutient-elle que « les Grecs avaient raison de se soulever, au njoins
à cause de la religion , puis(|u'on ne saurait supporter qu'un peuple
chrétien soit esclave des Musulmans; » le Jiujement lui répond :
« Il vous sied bien de faire la bigotte et de parler de religion ! Quoi
qu'il en soit, le christianisme commande la fidélité et l'obéissance,
condamne toujours la révolte, et l'Evangile des chrétiens veut
qu'on rende à César ce qui appartient à César. Le César des Grecs
est le Grand-ïuic, et en se révoltant contre leur prince, ils ont
violé la loi chrétienne (2). »
Le dernier dialogue, composé de neuf scènes, est intitulé : Le
Voijnge de PL»/ù7«iHe//e. Polichinelle, persuadé par le Docteur, part
de Naples avec lui, après la révolution do juillet, pour venir jouir
en France des douceurs de la liberté. On se doute bien de ce (ju'ils
y tiouvent, et nous savons encore mieux ce qu'ils y auraient trouvé
trois ans plus tard. L'auteur est à l'aise dans ce sujet, et si l'ironie
est amère, elle est juste ici; elle est juste, car lorsqu'un peuple se
résigne à souffrir cei'taincs indignités, lorsque, après avoir tout
risqué, brave tout pour s'affranchir, il passe le lendemain la tète
dans le joug, se décore de ses fers comme d'un emblème de l'oidre,
s'agenouille devant un gouvernement de police, se laisse bâter,
(i) Pages ii-i4.
» l'âge 9-
'>I0 UtM b 1)J:n l»Ll.\ M(i.M>tS.
brider, IkUohiut; ce |>ou|)l(; ineriU; diHre la lisée di's autres na-
lions, cl il n'ot [«tiiil de mcK(ii('rio si inépi-isantc, de saraïsnies
si ;ii{;iis, (|ii(' II- (Iciiiici- des cscl.ivcs <•! le [)!iis hiclic n'ail le droit
tie lui ailresser.
Enfin. (N'jyoùlesde ce (|n'ils voient, e) Ton sei'ail (l('{joùte à moins,
le Docteur et Polidniielle concluent (|uils n'ont lien de mieux à
l'aire que de retourner au plus vite chez eux. Ils rencontrent en
route une vieille fennne; le Docteur lui demande qui elle est. * Je
suis, n'pond-elle, V Expérience , et j'ai toujours voulu du bien aux
rois absolus et h-giiimes, parce que j'ai vu qu'on vit mal sans
eux, et que ces ordures de chartes constitutionnelles ne servent
qu'à mettre le feu à la maison cl à la salir. Et précisément parce
que je leur veux du bien, je leur écris quatre mots; car, entre
nous, ils sont un i)eu hors de leur chemin, et s'ils n'écoutent
point les conseils de l'Expérience, ils s'en iront faire compa(jnic à
Charles X. Poitez-leur donc cette lettre.
Le Docteur. — Devons-nous la porter à tous les rois de l'Eu-
rope ?
L'Expérience. — Il se peut que deux ou trois n'en aient pas
besoin, mais remettez-la cependant à tous, elle ne fera de mal à
aucun.
Le Docteur. — Ecoutez, bonne vieille, nous vous rendrons vo-
lontiers ce service, mais il ne faut pas en user trop librement
avec les rois. Vous êtes une femme résolue : qui sait ce que vous
avez écrit? Vous ne voudriez pas que vos messa(jers eussent à pâtir
de leur niessajje.
L'ExpÉRiE.NCL. — N'appréhendez aucune indiscrétion; majs,
pour mieux vous rassurer, lisez ma lettre, j'y consens.
Le Docteur. — Lisons donc, et puis nous ferons ce que vous
désirez de nous.
L'Expérience aux rois de la terre.
« Princes, que faites-vous? Le monde se précipite, le feu brûle
sous vos trônes, la gangrène corrompt toute la masse sociale, et
vous vous battez les flancs, et vous vous contentez d'appliquer
quelques insignifians topiques sur les profondes plaies de la so-
I)F. l,*ABSOLfTIS>It KT UK 1,A l.IBKRTÉ. ÔH
fiélé , Cl vuiis n'avez recours à au(;iiiis moyens sévères et effi-
caces! Secouez cette mortelle ielliarjfie, songez <|ue les libéraux
ne raillent point , ((u'ils entendent hion vous rayer cnlièi-ement
(le ralmanacli, et souvenez-vous qu'à votre cause est liée celle des
|)eu[)I(s, (|ui , selon les décrets de la Providence, doivent être
{{uides, del'endus et sauvés par les rois. Consultez la vérité, suivez
les impulsions de votie cœur, et ne vous laissez point séduire par
les grimaces perfides de celle prostituée de Politique. Enlin lisez
les levons de l'histoire, et pour ramener dans la droite voie une
génération ('gai-ée, employez les remèdes que vous enseigne l'Ex-
périence, ï
Polichinelle. — Jus(|u'ici il n'y a rien à dire, et les rois ne sau-
raient se fâcher.
L'Expérience, — Comment a-l-il pu jamais vous passer par
l'esprit (jue je voulusse offenser les rois? Je leur parle avec con-
fiance, parce que je suis leur maîtresse, et parce qu'ils agréent, eux
aussi , lorsqu'on le leur adresse en secret , un langage cordial et sin-
cère. Du reste, l'Expérience enseigne à respecter ceux que Dieu a
placés à la téle des nations, parce qiw. là oii finit le respect pour le
roi commence la ruine du peuple. Continuez de lire la lettre.
Le Docteur. — « Quand on voit de; mauvaises actions, la pre-
mière chose est d'élever la voix c4 de crier contre les malfaiteurs.
Elevez donc la voix du haut de vos trônes, avertissez, reprenez,
menacez, et no vous contentez point de quelque misérable petit
édit donné de temps en temps et tout emmiellé de paroles douce-
reuses ; mais parlez en roi qui a le dioil de commander et de se faire
obéir. En outre encouragez les bons, et faites qu'eux aussi par-
lent et élèvent la voix contre les médians. Le monde est rempli
de petits livres, de journaux, de feuilles qui répandent la con-
tagion : laites qu'on le remplisse d'écrits salutaires qui soient un
antidote contie la corruption des esprits. Employez les armes de
vos ennemis; si les rebelles font rire aux dépens de la fidélité,
que les bons fassent rire aux dtipens de la révolution. Si le poison
se vend à bas prix par la propagande, que la souveraineté four-
nisse gratuitement le contre-poison. Aujourd'hui, le genre hu-
main veut lire, et une feuille de papier écrite judicieusement a
plus (le force qu'un bai^nllon de grenadiers. Les hommes d'e3prit
» l (If cd'ur, (^HLililcs (le \t)ii.s aider daiis ci lie {jiicrie, iw iiiaii-
«jiii'iil poiiil; mais il l'aiil ii-s rlicrclicr, les ciicouiajjcr, les ii-coin-
pensn' <|iit'l(|ti( lois, (^hii est triui dr vous <|iii ail dcpenso , v.n
faveur des écrivains del'enseurs des Irùnes, le (|iiai'l de co (|n*il
paieaiix prolisseurs des uiiiversilés avoc la eerliliide (lu'ils pous-
sent la jeunesse au renversement des trônes? Croyez-moi, prin-
ces, parle/ et laites pailer, et soye/, eerlains (jue elia(|ue voix
trouvera la route dun cti'ui . f
PoLiciiiisELLi.. — Savez-vous que vous dites fort bien? Ces mes-
sieurs les libéraux arranjjent nos têtes à leur fa(;on, parée «ju'ils
parlent (juasi seuls; mais si l'on montrait aux pauvres {jens la elie-
inise du lilx ralisn)e dans toute sa saleté, les cervelles humaines ne
seraient plus le jouet des fabriealeuî's de {glorieuses journées. Si
nous avions lu plus tôt le journal de Modène intitulé la Voix de la
M'ritc, nous ne nous serions pas ennuyés de notre roi, et nous
n'aurions point couru après cette folie de la souveraineté du peuple.
L'ExpÉRiKNCE. — 3Ies enfans, le duc de 3Iodène, quoique ses
états tiennent peu de place sur la carte, a fait une œuvre grande
en établissant ce journal. Il a prouvé qu'il possède un cœur vrai-
ment royal, il a bien mérité de la société entière, et soyez cer-
tains qu'à l'heure qu'il est la feuille modenoise a opéré nombre de
conversions; mais revenez à ma lettre.
Le Docteur. — « Lorsque, pour contenir les médians, il ne suffit
pas d'élever la voix, il faut lever la main et punir, mais les châti-
mens doivent être et certains et sévères. Ceux qui méditaient le
bouleversement du monde ont pris leurs mesures de loin; ils ont
préparé l'impunité, pour eux et pour les leurs, en prêchant l'hu-
manité et la modération des peines. Depuis un certain temps, vous
vous êtes laissé séduire par ces chansons, et afin d'être doux et
démens, vous avez cessé d'être justes. Ainsi la voie a été ouverte à
toutes les iniifuilés ; la certitude du pardon a rompu le frein de la
<rainle, et pour chaque félon absous, cent sujets fidèles sont
devenus félons. Retournez sur les traces antiques, et si vous voulez
(jue votre justice ait peu à condamner, faites qu'elle condamne
inexorablement. L'épreuve de la tolérance a été faite , elle n'a pro-
<luit (jue du mal; rcnez-en à l'épreuve du sang , et vous verrez que
se déclarer rebelle ne sera plus la mode du jour. Commence/ par
r\T. l'adsolutismi: et m: la Lmr.nrK. .■>!.■>
les ptlilsdclils, lesquels conduisent au\ [«rands, cl que tes pumiiuiis
lie votre justice soient sérères et terribles. Les anies féroces des scé-
hrats ne s'effraient point des peines enfantines conseillées par une
niaise philosophie. Dieu, qui est le père des miséricordes, a créé
un enfer pour punir le péché, et la création de l'enfer sert merveil-
leusement à peupler le ciel. Eparf^nez le sanfj innocent en vous per-
suadant bien que le meilleur prince est celui qui a le bourreau
POUR premier ministre. Maintenez ce code en vi{>ueur, et vous
verrez que les chemins de votre royaume seront aussi sûrs que
les casernes des soldats , que votre trésor ne devra plus entretenir
dans les prisons un peuple de criminels, et que les scélérats ne
sonjjeront plus à renverser votre trône. »
Le Docteur. — Il me semble, ma bonne petite vieille, que vous
êtes en ceci un peu sévère.
Polichinelle. — Au contraire, il me semble à moi quelle parle
très bien, et que sur cela les lazzaroni en savent plus que les doc-
teurs. Quand on usait de la corde et de la potence, on tremblait
au nom de Injustice, et on retenait ses mains, de peur de la pri-
son : mais à présent les procès font rire, parce qu'on sait que tout
finit par des bagatelles. Pour les grands crimes la grâce est pres-
que sûre, et pour les délits moindres un peu de prison , un peu do
travaux forcés , voilà tout. Personne ne craint ces peines, parce
que, nous autres pauvres gens , nous sommes mieux en prison que
chez- nous , et qu'un condamné aux travaux gagne le double d'un
ouvrier et fatigue moitié moins.
L'Expérience. — Mes enfans, croyez aux paroles de l'Expé-
rience, et assurez-vous que le monde est devenu plus mauvais,
depuis qu'on ne punit plus S('vèrement les méchans. Si les rois re-
fusent de le croire , qu'ils compulsent les registres de leurs greffes
criminels : en comparant ceux des temps appelés barbares avec ceux
des temps présens, ils pourront apprendre lequel vaut le mieux, pour
la morale publvpic, de (humanité philosophique , on delà potence cl
de la corde. Continuez de lire cependant.
Le Docteur, — «Un bon père doit éloigner de ses enfans les com-
pagnons pervers, afin que ceux-ci ne les gâtent point par leurs
mauvais discours; et aussi le prince sage doit empêcher qu'on ne
corrompe ses sujets fidèles, et que ceux fiui déjà sont corrompu^
.'I4 HKVUi; 1)1 s 1>KLX MOXUhS.
(leviriiiU'iil pires pai'hi Icclure des écrits iiuisil)l»s (i sc-diticux. Je
sais qin' vous rctoiiiiaissez inaiiitciiaiii les dcsaslrcs produits par
la presse, mais ou ne voit eependaul pas que vous y opposiez une
di{juo solide el sullisaute. Ou veut jjueiir les eu)poisouru'S el on
laisse au poisou uu lil»re cours. .Meiie/ la polili(]ue d'accord avec
la relijjiou , et ipie l'une et l'autre veillent jour et nuit el soient
inexorables envers la peste imprimée! (jui stî propa^je sous toutes
les formes. Sur toutes choses, {;arde/,-vous de cette peste h-gère
qui passe de main eu main, et, pour un certain temps au moins,
binniissci de vos clnts jncsqiie (oiis lesjonntanx cl yaif/Zw ctrau(jcrcs.
La plupai't de ces ieuilles sont vendues au parti de la révolte, ou
le llaiieui tout au moins, aliu d'ohtenii- plus de débit, et il n'est pas
une seule de ces gazettes qui n'introduise (juelque once de poisou ;
en fait de rcvolul'wn , même les simples récits offrent du danger, lors-
qu'ils ne sont pcus modifiés par la prudence. Les esprits sont, comme
les corps, sujets à la contagion, et l'histoire des scandales est tou-
jours vénéneuse. Détournez les regards de vos sujets de certaines
scènes , cipersuadez-vous bien que personne n'éprouve l'envie d'imiter
ce qu'il ignore. »
PoLicHiNELLK. — Que feraient les oisifs, s'ils n'avaient plus de
gazettes?
L'Expérience. — Que faisaient-ils il y a cent cin(|uanteans, lors-
qu'il n'existait pas de gazettes?
Le Docteur. — Il me semble, ma chère dame, que vous êtes en-
core trop sévère en cela.
L'Expérience. — Mes amis, quand les enfans sont malades, il
faut les tenir à la diète, il vaut mieux les laisser pleurer que de
les faire mourir d'indigestion, l'ant que durera le choléra de la
révolte, la diète de la presse doit être très rigoureuse, et l'on ne
doit absolument permettre d'autres feuilles que celles qui servent
ouvertement le parti de la justice. Je voudrais dans chaque état une
bonne gazette nationale, un bon journal littéraire, dans lesquels,
avec la prudence requise, on publierait les nouvelles des pays étran-
gers et on rendrait compte de leur littérature.
Le Docteur. — Ainsi vous voudriez faire des journaux même
un monopole royal?
L'?APÉRiF>T.E. — Si, pour l'avantage des finances, on a établi
1)K l'absolu riSUK ET DE LA LIBERTÉ. Z\îi
le niouopole du seleilemonopoU; du labac, couibien plus devrait-
on (ilablir le monopole de la presse, pour l'avantage de la religion,
de la politique ei de la bonne morale. Continuez de lire ma lettre.
Le Doctelu. — « En outre, qui veut que ses enfans restent tran-
quilles, doit leur laisser leurs amusemens, qui les retiendront
dans leurs elianibres et les en)pèelieront de mettre tout sens dessus
dessous dans la maison. Ainsi on doit laisser aux peuples l'occupa-
tion et le déscnnui de leurs affaires domestiques et municipales,
de peur qu'oisifs chez eux ils n'en sortent pour troubler les affaires
delà nation. En cela, princes, vous avez commis une erreur très
grande, et pas un de vos hommes d'état ne s'aperçoit encore que
le bouleversement du monde provient de celte faute en majeure
partie; par un zele mal entendu de la souverainet(', vous avez en-
levé à vos sujets tous leurs privih'ges, tous leurs droits, toutes
leurs franchises, toutes leurs libertés, et concentré dans le gou-
vernement tous les fils du pouvoir, tout mouvement, tout souffle
de vie. Par là vous avez rendu les hommes étrangers dans leur
propre pays; simples habitans de leurs villes, ils n'en sont plus
citoyens; et de l'abolition de l'esprit communal est né l'esprit na-
tional, lequel a agrandi dans des proportions gigantesques l'orgueil
et les vœux des peuples. Par la destruction des intérêts privés de
tous les municipes, vous avez formé de toutes les volontés une seule
masse, laquelle doit se mouvoii' suivant une seule tendance , et
maintenant vous vous trouvez impuissans à arrêter le mouvement
de cette masse (*norme et terrible. Divide et impera. \ousavez mis
en oubli cette maxime gravée sur la base des trônes; vous avez
prétendu diriger le monde avec ime seule rêne, et celte rêne s'est
rompue dans vos mains. Divide et impera. Divisez les uns des autres,
les peuples, les provinces, les villes (1), laissant à chacun ses inté-
rêts, ses statuts, ses privilèges, ses droits et ses franchises. Faites
que les citadins se persuadent être quelque chose chez eux; permettez
que le peuple se divertisse aux jeux innoccns des manèges , des ambi-
tions et des brigues municipales; ressuscitez l'esprit local par l'éman-
cipation des communes , et le fantôme de l'esprit national cessera
d'être le démon qui enivre toutes les têtes. Chers princes , écoutez-
(x) Dividete popolo da popolo , provincia da provincia, ritfà da ciUà.
moi. Si vous rtni'n': Ions /rs clu-rdiii nfiiscr soudti'iii tir pinln lu
sovniic ti (le Iniintr lu ( litnrilr: si laiis les haiifs ne nnilii'ioil iilus
sonffiii- le jinifi rt Idh'jiiicr la terre , vous olisi'nurivi-voits à miirr
qiif la iialare (U- ces bêles est ehaïujée , et ne (•lici'clicric/.-voiis pas
plutôt la caiisr de IiMir irulocilitc dans le dcsoidir des harnais ot
J'iinpiTilic di's coiidiRlt'iiisï Kl adjoiird'lmi (|iio tous les peuples
se révoltent contre le frein des rois, j)oui'(pioi vous obslineriez-
vous à supposer que la nature des liounues aelian(>(', au lieu de
rceonnailre (|uel(|ii(' défaut dans la manière de les (jouverner?
Pesez iiien ces paroles ; tournez vos refjards sur le passé, et si vous
voulez (]ue les générations pressentes soient dociles comme les
anciennes, gouvernez-les comme vos pères gouvernaient les an-
ciennes. »
PoLiCHiNELLi.. — Toul Cela peut être fort beau, niais je n'y com-
prends rien,
L'Expérience. — Je sais bien que certains discours ne sont pas
entendus du vulgaire, et toutes les classes ont leur vulgaire. Ma
lettre n'est pas adressée à la populace, mais aux rois. Poui-suivez
et ne perdez pas le temps.
Le Docteur. — t Une cause principale du bouleversement du
monde est la trop grande diffusion des lettres et celte démangeai-
son de littérature qui a pénétré jusque dans les os des poissonniers
et des palefreniers. Il faut sans doute dans le monde des lettres et
dessavans; mais il fout aussi des cordonniers, des tailleurs, des
forgerons, des laboureurs et des artisans de toute sorle; il y faut
une grande masse de gens bons et tranquilles (jui se contentent de
vivre sur la foi d'autrui , et trouvent bon que le monde soit guidé
par les lumières des autres , sans prétendre le guidci* par les leurs
propres. Pour tous ces yens-ci, la lecture est dangereuse, parce qu'elle
stimule des intelligences que la nature a destinées à se remuer dans
une sphère étroite , fait naître des doutes que la médiocrité de leurs
connaissances ne leur permet pas de résoudre , accoutume aux plaisirs
de l'esprit , lesquels rendent insupportable le travail monotone et en-
nuyeux du corps, éveille des dés'irs d'isproportionnés à la bassesse de
la cond'il'wn, et en rendant le peuple mécontent de son sort, le d'ispose
àtenterdes'en procurer un autre. C'est pourquoi, au lieu défavoriser
démesurément linstruction et la civilisation {c'ivilià), vous devez.
bE l'absolutismi. Il i)i; i.a ubeutk. 517
avec prudence y imposer des bornes : considérant que, s'il se trou-
vait un viaîlrc qui put , en une seule leçon , rendre tous les hommes
aussi savans qu'Aristoie et aussi polis que le grand chambellan du roi
de France, il faudrait sur-le-champ assommer ce maître, afin que la
société ne fût pas détruite. Uéscrve^i les livres et les études aux classes
distinguées et à quelque génie extraordinaire qui se sera fait jour à
travers l'obscurité de sa condition , et faites en sorte que le cordonnier
se contente de son alêne , le paqsan de son hoijau , sans aller se gâter
le cœur et la tête à l'école de l'alphabet. Par suite d'une diffusion mal
entendue et disproportionnée de la culture , une race innombrable de
manans et de gagne-deniers ont porté le trouble dans la société , en.
voulant, au mépr'is de la nature, s associer aux classes élevées , et
vous êtes contraint d'enlever la peau à la moitié de votre peuple
pour en faire des culottes à l'autre moitié, qui, née pour {ja/jncr son
pain avec la bêche et la cognée , demande des emplois et des pen-
sions et prétend tirer de sa plume de quoi vivre et bien vivre. Tous
ces petits sages sans aucune base solide d'étude et de jugement,
tous ces petits seigneurs sans patrimoine suffisant pour foire bouillir
la marmite, portent naturellement dans le cœur le mécontentement
et l'envie , et sont des matières toujours prêtes à s'enflammer au
soufle de la révolution. L'imprévoyante propagation des lettres
a rassemblé cette masse dangereuse de combustibles, et par une
adroite et discrète diminution de la culture , vous devez abaisser
les flammes de la soi-disante philosophie et écarter la mine de vos
trônes. »
Polichinelle. — Je ne suis qu'un pauvre lazzarone; mais je
comprends (jue vous dites bien. Si M™" Polichinelle, ma mère,
n'avait pas fait la polichinellerie de m'envoyer à l'école , je serais,
un peu plus, un pou moins, un âne comme je le suis maintenant;
mais j'aurais appris un métier, je me trouverais heureux d'être
Polichinelle, et je pourrais me tirer d'affaire honorablement. Jus-
tement parce qu'ils m'ont appris à écrire , je me suis rempli la tète
d'un monde de sottises, je ne sais plus me contenter d'une paillasse
et de la ])olcnta, et je suis venu chercher fortune dans le pays de
la constipation (constitution).
I/ExpÉRiENCE. — Mes amis, tout n'est pas fait pour tous. Si
tous les animaux étaient des éléphans, on ne trouverait plus ni
TOMi: III. 121
.")iS HICVUK 1)1 s l>l.i;\ MOMil s.
;iiits III poiiU's. Les anncs dans les niaiiis des soldais scivciii a la
di'fcnso et à la sùrelé do Total ; inolte/.-Ios dans los mains du peuple ,
(ju'on advioiii-il? dosinsultos, d(!s rixos, des nicurlres. Torniino/.
la locliiic.
Ledoctel'r. — c Suiiout si vous voulez assurer le repos do vos
jieuples, rariVrniir vos trônes, cl remédier aux (hîsoi-dies du
iiionde , ramené/, le respect pour la reli{jion, ([ui , méprisée et re-
poussée de tous, ne trouve aujourd'hui aucun asile sûr, pas morne
dans les temples. Les ministres des autels sont devenus la balayure
du peuple, et leur nom même sert vulgairement à dési{;ner toutes
les folies et toutes les turpitudes (1) Cette haine et ce mépris
de la religion sont l'œuvre de la révolution alliée à l'impiété, et
vous savez que les coups portés à la religion ont ébranlé vos
trônes et les menacent de ruine. Qu'avez-vous fait cependant pour
rétablir dans le cœur des peuples celte protectrice des trônes? Kt
où est le roi dont le zèle se soit enflammé pour la cause de Dieu.
Vousètes, princes, religieux et bons; mais est-ce la religion etla bonié
des rois qui gouvernent toujours les états? N'arrivc-t-il jamais que la
religion commande dans le cœur des rois, et serve les intérêts et
la politique dans les cabinets? Posez la main sur la poitrine , jetez
les yeux sur les annales de vos empires, et i-épondcz-moi sincère-
ment. Quel est celui de vos royaumes où l'on ne puisse recueillir
un volume d'édits et d'ordonnances royales opposés aux canons de
l'église? Quel est celui de vos palais où il ne se trouve point quelque
salle ornée des dépouilles du sanctuaire? Quel est celui de vos gou-
vernemens qui n'ait point fait verser quelque larme au pasteur du
Vatican ? Tandis que la religion , frappée par les rois , tremblera
devant leur trône , comment pourra-t-elle recouvrer son autorité
sur le cœur des peuples? et tandis que les peuples ne respecteront
point le frein de la religion , comment pourronl-ils se soumettre à
l'empire des rois? Princes, comprenez, pesez, espérez, alliez-vous
de bonne foi avec le sacerdoce, et sans vous placer sous ses pieds,
cédez-lui la main , parce que si vous êtes les premiers nés dans
l'église , vous êtes aussi les enfans de l'église. D'accord avec cette
mère sage, discrète et pieuse, employez la voix, l'exemple, l'a-
(i) £ le azzioni pazzc e degne di schéma si chiamano volgarmente fratate. ,
Dli l'aUSOLUïISMK KT 1)1. LA LIlsLUTt:. 5lî)
tlrcsiC, la cléinoncect la rigueur, pour remédier aux plaies de la
religion. Relevez les pierres de l'autel , et la solidité de l'autel sera
raffermissement de vos trônes.»
Polichinelle. — La lettre est un peu longuette, mais il n'y a
pas de mal à cela.
Le Docteur. — Elle est écrite avec beaucoup de liberté.
L'ExpÉKiENCE. — Mes amis , toute la vérité , ou rien ; si l'on veut
<iue les peuples écoutent la réprimande, il faut leur persuader que
la vérité ne fait acception de personne , et qu'elle parle franche-
ment même aux rois. Autrement ils croiront que la plume (pu
écrit est vendue , et les paroles de la vérité ne feront aucune im-
pression.
Le Docteur. — Comment ferons-nous pour présenter cette
lettre à tous les rois de l'Europe?
L'Expérience. — Si vous voulez épargner le voyage, faites-la
imprimer.
Le Docteur. — Diable ! qui donnera la pei mission delà publier?
PoLicmNELLE. — Et pourquoi non? il se trouve de viles et
sales presses pour publier toute sorte d'inicjuités, et il ne se trou-
verait pas une presse noble et généreuse pour publier les paroles
de l'Expérience et de la Vérité, écrites dans le seul but de soute-
nir la cause des rois et d'aider à rétablir l'ordre dans le monde !
L'Expérience. — Si vous ne parvenez pas à l'imprimer ouver-
tement, faites-la imprimer en secret.
Le Docteur. — Serait-ce bien de publier un écrit sans la per-
mission des supérieurs?
L'Expérience. — Vous avez raison, ce ne serait pas agir eu
honnête homme. Mais vwnlrez-la en particulier (a<iuailr' occhi) à
un supérieur éclairé et sage; vous verrez (pie par des considérations de
prudence on n'y mettra pas C imprimatur , mais on sera bien aise que
vous la fassiez, imprimer secrètement.
Le docteur. — Eh bien ! nous irons et ferons comme vous dites.
Ce qu'on vient de lire n'est donc que l'exposition exacte et fran-
che de la pensée secrète de ceux qui gouvernent aujourd'iiui le
monde : et que font-ils en effet partout qui n'y soit entièrement
conforme? Ainsi, l'on sait quel est leur but et comment ils espè-
iciii r.illriiuli»'. (it <|m lions li-ippc siii loiil <l;ins rollr lliOoi'ic; du
(li's|Htlisim', ('('sr ce (jurllo a do proroiidi'incnl M;ii. Ivssaycz dcï
la luodilior en (HU'I(|ii{' point , cl loutic sysloinc s'ccroulo. Les con-
seils cil appaicncc les plus cxajjcrés, les plus atroces maximes sont
des consci|ucnces rij^ounniscs du piiiicipc dont on vent assurer
le Iriomplic. Nul moyen de les allenuer. J.a lo,;;i(jne inncxiljje des
rlioses, l'invincible nécessiti'*, mènent jiis(|ue la ; et lors(|uc je vois
les princes ou leurs a.o;ens uïcttre partout en j)rali(iu(î ces exécra-
bles ini(|nil<'S, j'accuse moins encordes hommes que les doctrines
i|ui dominent les hommes. Esclaves de leur propre tyrannie, elle
les contraint à abjurer tout sentiment de justice, de pitié, d'amoui-
IVaternel, à se dépouiller de la l'orme humaine pour revêtir celle
de je ne sais quel fantôme infernal. Marqués au front d'un sifpic
effroyable, Dieu a voulu que leur seul aspect épouvantât la terre,
aiin ({ue l'horreur qu'ils inspirent fût dès ici-bas le commencement
de leur supplice.
Et considère/ un peu le système qu'on vous présente comme le
plus parfait modèle d'organisation sociale. Au sommet le prince
dont la volonté absolue peut tout; à côté de lui le bourreau. Tout
ce qui vient après, hommes et biens, est son patrimoine. Mais y
aura-l-il au moins é^jalité de servitude, é^jalité de misère? Non. Au-
dessous du prince , deux races distinctes , éternellement séparées.
A l'une, les propriétés, l'instruction, les lumières ; à l'autre, le
travail et l'ignorance, la paillasse et la polenta, la privation entière
et perpétuelle des plaisirs lUuujereux de l'esprit , une misère sans
Hn, un irrévocable abrutissement. Celle-ci, on la compare, et jus-
tement, aux bctes de somme : la nature l'a faite cela, qu'elle reste
cela. Mais les bétes de somme ont la nourriture en abondance, delà
paille fraîche pour reposer dessus. La plèbe n'en mérite pas tant.
Dans la société que l'on confie à la garde du bourreau, le forçai est
plus heui'eux que l'ouvrier, la prison est plus douce que le foijer do-
mestique. C'est, il est vrai, une anomalie : mais que doit-on faire
pour qu'elle disparaisse? Améliorer le sort de l'ouvrier? laisser
pénétrer quel({ues jouissances sous le toit de chaume du pauvre?
Que dites-vous donc? Ce sont là des niaiseries philosophiques. Ce
<|u'on doit faire? Consultez X Expérience ; elle vous dira que pour
Temeltrc toutes choses en ordre, pour ramener la féliciK' monar-
m: i.Aiisoi.i n^Mi; i;r ni; i..\ Lii!i:uri';. 521
i:hi<iuc des anciens temps, il laiil aii};iiienler riioneur tics [irisons
et les torluresdii loirai; il lauleréer unenl'er sur la leire.
Nous ne pensons pas (ju'un pareil système soit destiné désormais
à |)révaloir dans le monde , cl (ju'il étouffe au fond des cœurs les
doctrines de la liberté. Vous aurez beau abuser de la force, empri-
sonner, tourmenter, tuer; ni les {jourdins de vos assommeurs, ni
les ixMVS de vos (veôles, ni le plomb de vos mousquets, n'alteindronl
les lois éternelles de Dieu (!l do l'humanité. Vous direz et ferez dir(!
qu'en luttant contre votre despotisme, en réclamant l'affrancliissc-
ment politique et civil du peuple, en s' occupant d'adoucir ses maux,
de soîilajjer ses inexprimables souffrances, d'élever sa condition
sociale, on ébranle la base de toute société, on provoque au désor-
dre, on viole les préceptes chrétiens; il est trop tard , ces moyens
sont usés maintenant. On vous demandera ce que c'est donc pour
vous que la société, l'ordre, le christianisme. On vous demandera
de montrer l'acte de cession que Dieu et le Christ vous ont fait du
genre humain. On vous demandera <;nfin d'explitjuer vos propres
paroles, car votre langage, nous nous en souvenons, n'a pas été
toujours le même, il a varié avec vos intérêts.
Au commencement de la guerre de Russie, en I81i2, il y eut
des deux côtés des proclanjaiions. Alexandre terminait la sienne
par ces mots : « Guerriers! vous défendez la religion , la patiie et
« la liberté! » Dans une proclamation postérieure, appelant aux
armes la nation entière, il disait : « Partout où dans cet empiie il
« portera ses pas, il sera assuré de trouver nos sujets natifs riant
« de sa fourberie , dédaignant sa flatterie et ses mensonges , foulant
« aux pieds son or avecrindignation do la vertu ofliinsée, et pa-
t ralysant, pai- le sentiment du véritable honneur, hcs Icijïons
« d'esclaves, i Un peu plus tard les princes d'Allemagne adressaient
à leurs sujets des paroles semblables. Faisant de la liberté leur cri
de guerre, promettant des institutions (|ui seraient une garantie
contre le despotisme, ils exaltèrent au plus haut degré le sentiment
pairioti(jue et l'énergie nationale. Dans ce temps-là, les souverains
ayant besoin des peuples, parlaient le langage des peuples. Maîtres
aujourd'hui et [ilus absolus que jamais, après avoir ti'ahi leurs pro-
messes, ils maudissent, ils exècrent cette liberté au nom de la-
quelle ils soulevèrent d'immenses [»opulalions , conlianlcs en leur
r.i \t r Di.s DKHX >i(>M»i;s.
-siriccritt', tl nul riiiiic plus {fiaïul , plus iiiriiiissild»! ;i leurs \ru\ ,
(|iic (le ifpiifi' ce (|ii'ils (lisaient aloi's. (".cpciulaiil le vrai elle faux,
le Itieu et le mal iio elianjyenl pas ainsi de nature, selon l'int/'rèi et,
la position de ceux )|ui {fouvernent les lionini(\s. Ou donc, àlN-pcxpu;
dont nous parlons, les souverains liicnl près de Jours peuples l'ol-
Kee de tentateurs, do révolulionnaires inipios, ou ils font aujour-
d'hui le nu'tior de tyrans.
V. DK LA MeNNAIS (1).
(i) Les pages qu'on vient de lire devaient paraître dans notre livraison du i.'t
juillet ; la piil)licatioQ en a été retardée jusqu'à ce jour , faute d'espace.
(iV. duD.)
NAPOLÉON.
Sur sa frégate de haut-boid ,
Un capitaine d'Angleterre ,
Dans la tempête , loin du port ,
Depuis dix ans cherche la terre ;
Depuis dix ans l'cclalr le suit,
Quand il est près, la terre fuit ,
Et le tlot lui crie en colère :
— Beau capitaine, où courez-vous?
(i) Oa lira avec intérêt cette tentative poétique hardie du jeune écrivain qui
occupe déjà un rang si élevé dans la prose. Le morceau que nous publions n'est
qu'un fragment d'un grand poème que l'auteur achève en ce moment. On remar-
quera dans It'S vers de huit syllabes une espèce d'essai pour ramener la poésie à
un récitatif naïf, libre et assez négligé; c'est comme une réminiscence des rimes
de nos vieux poèmes épiques chevaleresques. Mais le poète reprend et garde toute
la sévérité rhythmiquc dans le grand vers alexandrin.
( A', du D. )
7r2i iiKvii: des deux ho.ndks.
Où rourez-voiis. dilcs-lc nous?
l'.ir le iiii>liiil , |»ar la Iioiiasse,
\ olre fir^'alo csl déjà lasse,
J.asse sa rame de ramer,
Lasse sa Iraee d't-enmer.
(^)mmc ime femme (iiii ital[iile ,
Quand son amanl la fait pleurer.
Son sein sous sa voile s'aj,'ite
Et dii • <i Je veux me décliirer. »
Sur ce chemin (jui vous emporte,
Il n'est point de banc pour s'asseoir;
Point d'iiôlelier près de sa porte,
(Jui vous attende vers le soir.
Par notre rampe il faut descendre ,
Vous coucher loin du gor.vernail ,
Sur le côté , sans plus attendre ,
Dans nos lits d'algue et de corail.
La frcf^ate, (pie porte-t-clle
Pour cargaison sous ses haubans?
Que porte-t-elle dans ses flancs ?
Sous son poids la vague chancelle.
Tout-à-l'heure , par un sabord ,
J'ai vu briller comme une étoile
Qui s'endormait dans la graud'voile ,
Pour naviguer jus(prà son port.
Sonl-ce des pans de fine toile ?
Est-ce un collier de diH-s rubis?
Sont-ce des vieux mâts de frégates ?
Des ananas ou des patates?
Des peaux de tigre ou de brebis ?
Est-ce une belle esclave noire ^
Qui regarde , en pensant mourir,
Tout lejour sans manger, ni boire,
Si l'on voit son dattier fleurir,
Ou son champ de maïs mûrir,
Dans notre champ semé d'orages?
— Da)is mon vaisseau sans équipages,
11 n'es.t point de riches rubis,
De peaux de tigre ou de brebis,
Point de colliers et point de femmes,
iSAi'OLî;().\, 5!i'>
Point (le vieux mâts el point de mines.
Et point (le palmier (|ui verdit.
Celui (jui le remplit sans peine ,
C'est l'empereur de Sainle-IIélèiie.
— Un empereur ! avez-vous dit?
Je veux le voir, et ce soir mt'me.
Son empire et son diadème,
Son sceptre et son manteau de roi.
Pour m'amuser pendant l'orage,
Dans ma maison de c()(|uillage.
Sur son trône montrez-le moi.
— Mon empereur n'a point d'empire ,
Point d'or, point d'encens, point de myrrhe^
Point de sceptre ni do manteau.
Il n'a rien (}u'un petit chapeau
Avec une capote grise ,
Puis une courte épée encor
De fer, qui jamais ne se brise.
Sur son tranchant , en encre d'or, '
Une N est écrite et gravée.
— S'il porte une N à son épée,
Je vais me cacher dans mon puits.
Ne lui dites pas où je suis,
Quelle est la source d'où j'arrive,
I\i mon nom, ni fjiielle est ma rive.
S'il me rencontrait par hasard,
Il me tarirait d'un regard.
Je me blottis dans mon abîme;
Pendant mille ans j'y resterai ,
Et de frayeur je me tairai.
Sous ses pas je courbe ma cime
Comme l'herbe sous le faucheur.
Courez, courez au bout du monde;
Pour enfermer votre empereur,
La mer n'est pas assez profonde.
Sur sa frégate de haut-bord,
Un capitaine d'Angleterre,
Dans la tempête, loin du port.
Depuis dix ans cherche la lerrc.
UKVui-: iu;s dkux mom>i.s.
A I'iIimIc (|iii brille il dil :
— Moiu-/ mon vaisseau, belle cloilr;
Jusqu'au eiel ma verj^ue içrandii ;
D'un souflle (le i^éant , ma voile
Se jîonlle el se remjilil d'oiffueil ;
Taites-moi (raverser l'i'cueil
De ma fortime el de ma gloire .
Mes balloli; ranimés sm- le poiii .
Sont Lodi, Maiengo, l'Alimiii
Et cent noms encor île victoire.
Il n'est point de port assez beau
Pour y faire entrer mon vaisseau .
De îîrand bazar , de ville siire ,
Pour y déposer ma capture.
— Vogue/ 1 forban , vers cet îlot ,
Là-bas , là-bas , où va le flot ;
Vous trouverez dans l'herbe verte ,
Sous le tronc d'un saule pleureur.
Une petite tombe ouverte ,
Vous y mettrez votre empereur.
Votre empereur avec sa gloire ,
Et cent noms encor de victoire.—
Une île sort du fond de l'eau
Qui porte à sa cîme une tombe :
A ses pieds s'arrête un vaisseau ,
Et sa grande voile retombe.
II.
Ne pleurez pas, mes généraux;
De mon lit ouvrez les rideaux.
Venez , pendant (pie je respire,
Je veux faire mon testament.
Qu'il soit rempli sans changement ,
Selon ce que je vais vous dire :
Je lègue à l'ombre mon empire ,
A mes soldats leurs cheveux blancs
>AI'OLi:0>i.
Puis à mon cheval la poussière
De mou Uôue potn- sa litière,
El i)our lui peigner sa crinière
De mon naufrage les autans.
Je lègue à mes champs de batailles
Des sillons gras pour les semailles ,
De blonds épis dans la saison ;
De plus sa fumée à la gloire ,
Son lendemain à la vicloire ,
A l'espérance son poison ,
A la lance son aiguillon.
Au casque je lègue sa rouille ,
Au sabre d'acier son fourreau ,
Puis à la foudre son carreau ,
Puis au triomphe sa dépouille.
A l'écho je donne mon nom.
Et ma fortune à l'aciuilon ,
Mon étoile au plus haut nuage ,
A l'Océan l'altier rivage
De mon esprit (jui touche au ciel ,
A l'éclair mon sabre immoi tel .
A la tempête ma colèie.
Au (lot (jui gronde mon écueil ,
Au nionl sourcilleux mon orgueil ,
Et mon royaume au ver de terre j
De mon manteau s'habilleront
Tous les pompeux rêves de fêtes
Des conquérans et des poètes ;
Sur mon chevet ils dormiront.
Mais à mon fils né dans l'orage ,
Je lui laisse avec son berceau
Le meilleur lit dans mon tombeau
A choisir pour son héritage.
Là , quand les bras je croiserai ,
Que sur le flanc je m'appunai
Pour voir s'il est bien dans sou gite ,
S'il veille, ou dort, ou se dépite,
Je veux (pie tout le char des cieux ,
Penche et tremble sur ses essieux ,
Et que chaque roi de sa ciaic
m
i^JS UKVUI, Kl s DI.IA MdMil s.
Disc : a II lève de iiolir aliiiiic ;
« Allons-iioiis-en diez nos uieux. »
Avee iiuiii xiciix dnipcau d'Arcole,
Jure/.-inoi, sur voUe parole,
De coudre roausiimu liuceiil.
\ ous me ujeltie/ dans mou (;cirueil .
Auprès de moi, pour c'|)ita|)lie,
IMa bonne cpée el son aijrarfe ,
Mes éperons me chausserez ,
De mon chapeau me coifferez ;
l'our (jue plus lot je ressuscite,
Et (juo de ma noire i^uérile,
Si le vieux monde passe là,
Tout le premier je crie : Holà !
C'est tout. Fermez-moi la paupière.
Et, sans lever les yeux de terre ,
Trois généraux ont tant pleuré ,
El tant aussi leurs dures armes,
Qu'ils ont fait une mer de lannes;^
Et l'ilol en est entouré.
III.
Et la nuit a dit aux étoiles,
L'étoile au mât, le mal aux voiles,
La voile au flot, le flot au bord :
Est-il vrai, dites, qu'il est mort?
Et le bord aussi sur la cîme
L'a dit à l'oiseau de l'abîme.
L'oiseau répond : Mon aile d'or
M'a porté sur un roc sauvage;
En me baissant sous le nuage ,
J'ai vu passer (juatre chevaux,
Qui, pleurant, par monts et par vaux
Vont chercher une tombe vide,
Pour y jeter loin à l'écart
Leur mailre endormi dans le char.
TNAPOLKON.
Le venl les mène par la bride.
L'orage avec eux emporlé
De ses talons les éperonne,
De son foiiel les aiguillonne.
Jamais, couché sur le côte,
Leur maître n'ouvre la paupière
Pour regarder si dans l'ornière
L'essieu n'est pas trop cahote.
La feuille du chêne en aulomne
Suit son cortège impérial ,
El de loin le lion royal
Ole lie son front sa couronne.
Sous leurs voiles, près du cercueil ,
Plus de cent batailles gagnées
Sortent de terre prosternées,
Comme des veuves tout en deuil.
Et mille fameuses journées,
Debout sur le bord du chemin,
Comme des sœurs abandonnées ,
Chantent pour lui leur chant d'airain.
En roulant sa vague profonde
Pour voir défiler son convoi ,
La mer de l'autre bout du monde
S'avance et crie : Attendez-moi
Et trois généraux ont de larmes
Au lieu de sang trempé leurs armes;
Et le tombeau répète encor :
Est-il vrai, dites, qu'il est mort?
IV.
Mais une musique guerrière
Qui derrière eux comptait leurs pas.
Disait ce qu'eux ne disaient pas.
Le casque agite sa crinière,
Le sabre aiguise son tranchant,
Et l'épée écoule ce chant :
Ty'-Ai
.">ll
iii\ir. itKs i)i:i:\ mumu'.s.
I.KS CVMllM.I.KS.
Qui m'a frappée?
Esl-ce une èpce?
Est-ce une fée ?
Est-io un géant ?
Est-ce le vent ?
Est-ro la brise ?
Moi , ji! nir luise
Avec éclat ,
(Idininr un empin-
Qui se dérliire
Dans nu coiiili,')!.
LF.S TROMPETTES.
Je n'irai plus en Italie
Demain sous l'orange ûeurie
D' Aréole éveiller le soleil
Dans son manteau fait de vermeil ,
Pour mûrir l'épi des batailles
Et le raisin des funérailles.
Je n'irai plus jamais hennir
A Damiette, Alep, Aboukir,
Ni chercher demain pour y boire
Dans le désert un puits de gloire ,
Comme une cavale d'aga
Une source près de Jaffa.
Je n'irai plus en Moscovic,
A l'endroit où Finit l'Asie,
Au pied des coupoles d'étain,
Chanter mon chant jusqu'au matin
Dans l'incendie et le carnage,
Comme une veilleuse à l'ouvrage.
Sous un saule je resterai
Près d'une tombe en pierre dure;
Et si le vent passe et murmure,
En tressaillant j'appellerai
Toute la nuit dans sa poussière
Celui qui me mène à la guerre.
LES CLAIRONS.
Et moi, plus vite que l'éclair
Mon chant ailé déchire l'air.
Il a déjà passé la terre ,
Laissé sa fumée en arrière,
Passé la mer, les cieux heurté ,
Et cent abîmes visité.
Mais en retenant son baleine ,
Le monde a dit : « Ce beau clairon ,
« De son combat si fanfaron ,
« C'est le clairon de Sainte-Hélène.
« C'est Lui ! c'est Lui ! c'est l'Empereur !
« C'est son cheval qui m'a fait peur !
« Il reprend le chemin de France ;
« Par là , le voilà qui s'avance.
« Le plus pâle , ici , voyez-vous ?
« Le plus mal habillé de tous.
« Muet, il ferme sa paupière
« Pour rêver à son plan de guerre.
^.VI•OLEON.
331
LES EPEES.
Assez ! je ne peux plus me taire ,
Un crêpe noir sur moi descead ;
Je veux pleurer mon pleur de sang.
Que cette larme de colère ,
Qu'aucun soleil ne doit tarir,
Poison qui brûle et fait mourir,
Souille ton front, vile Angleterre!
"Vile Angleterre , en ton îlot ,
Garde-loi bien avec ton Ool.
De tes trois mers prends toute l'onde
Pour te laver devant le monde.
Prends dans ta main tout l'Océan ,
Avec tout les Ilots du Bosphore ,
Tous ceux qui dorment à Ceylan ,
Tous ceux qu'ombrage un sycomore.
Tous ceux de l'Indien ou du Maure ;
Ma tache à ton front restera ,
Jamais rien ne l'effacera.
LES CASQUES.
Comme mon aigrette à ma cime.
Ainsi sur toi reluit ton crime;
Comme sur moi par grands flocons
A tous les vents pend ma crinière ,
Ainsi sur toi pend la colère
De mille et mille nations.
Comme je baisse ma visière ,
Ainsi , toi , dans ton jour de deuil ,
Va ! tu baisseras ton orgueil.
LES GYMBALLES.
Sous sa noire tente ,
Il dort dans l'attente
D'un grand lendemain.
Il a mis sa main
Sur sa bonne épée
Dans le sang trempée.
Son rêve de roi ,
France , il est pour toi.
Fais auprès de moi
Bruire ta colère ;
Comme uu cavalier,
Son long sabre à terre ;
Comme uu cymballier,
Sa cymballe , en guerre.
LES TROMPETTES.
A ma voix , si mes vieux soldats
Pouvaient renaître sous mes pas ,
Je lui referais cent royaumes
D'hommes pâles ol de fantômes ;
Et s'il les menait aux combats ,
Rien qu'en regardant leur poussière.
Devant eux s'enfuirait la terre.
,V>ii lU.M l. KES DKUX MONDES.
i.KS i;i'i;i:s.
Fi moi, S»i(;nour, si mon Irnuclianl J'ffi'acorais niaintos joiirnôi-s,
Klait d'or lin , de diamant, Afin que son nom, au soleil,
Sur le bronze de SCS années Après toi , luise sans pareil.
CHOEUR.
Marchons plus lentement le pas des fuiicrailles,
Comme f;iit la pleiirense appuyée aux iniuailles;
Nous voilant jusqu'aux pieds du lin d'un plus long vers,
Comme d'un crêpe noir entourons l'univers.
Nous sommes, nous, Tccbo de toute voix puissante,
Du bruit de la ruine au fond du bois croulante,
De l'ombre et de l'empire après qu'ils sont passés.
L'écho des longs regrets dans le cœur amassés.
De tout ce (pii vous laisse une grande fumée,
De la tombe surtout après qu'elle est fermée.
Ni trompette ou clairon, ni cymballe d'acier.
Dont l'accord, en plein air, en vapeur se disperse.
Ne sont notre vrai nom; ni casque, ni cimier .
Une invisible )nain à sa guise nous berce.
Un enfant, en soufflant sur notre faîte altier.
De tout notre édifice efface la mémoire.
Nous sommes ce que l'homme avait nommé la gloire.
Nous sommes, nous, la mer d'harmonie et de bruit.
Qui, comme un vaisseau d'or à trois ponts, dans la nuit,
Sous les cieux résonnans, emporte au loin le monde.
Et toujours dans son flot se baigne, écume et gronde,
Jusqu'à la ville sainte où, pour baiser le bord,
Tout, au pied de son roc, devient silence et mort.
NA POLI -ON. -->->•>
Non , la nouvelle avait menli ,
Le clairon trop tôt relenti.
Non, la tombe s'était (lonipée
Avec le casiiiie, avec ré|)ée.
Il n'est |)as mort! il n'est pasmoit!
Il deinenre en un chàtean fort ,
Tont (le fer bàli jusqu'an faîte.
Toiile entière la salle est faite
Avec le bronze lUi canon ;
Et sa colonne , qui se lève
Debout sur le seuil comme un rêve,
l']sl aussi baille (|tie son nom.
Cùomme Tliôte sur le balcon.
L'orage avec sa froide baleine,
Va, vient, se pencbe et se promène.
Tous les cent ans, quand dort réobo,
La nuit, son sabre de bataille ,
Qui pend (out nu sur la muraille,
trappe l'beure de Marengo;
Et de vautours une nuée.
En voletant autour du bord ,
Pensent entre eux : Voilà l'épée;
Voyez ! Mais où donc est le moit ?
Le mort? il vit dans son armée
Sous le toît de sa renonnnée.
Autour de lui ses marécbaux
Font caracoler leurs cbevaux.
Ses vieux soldats des Pyramides
Sortent de leurs tombes bumides,
El par des cbemins incoimus
.jusqu'à son camp ils sont venus.
Cbaque soir sous la pâle nue ,
Des morts il passe la revue.
Les vieux étendards il salue,
TOMl. III. — SUPPLÉMENT.
9^
.>M ItliVUI:: DES UKl \ MoNDKS.
l'^l Ifs iIi'KiiiU' «II- s.i iiiniii.
l,e ro^ï.inl (|iii s'cl.iil «•Iciiil ,
ne son roiianl il le ralliimt';
Au sabre rouillé dans la brunir
Il donne, rien (|u'en le tuucbani ,
De sa colère le (rancli.mt ;
•\iix rbevanx qui tnordeni leurs brides
De ses pensers les |)ie(ls rapides :
Kt son aigle aux ailts d'airain.
Il le récluuilTe sur son sein.
En le voyant ses soldais disent :
— Je vais où ses pieds me eon(biisenl.
l\Ta blessure de Waterloo
IMe s;ène trop dans le tombeau.
Plus que le sable d'Arabie,
Plus que le soleil de Syrie ,
Le cœur me brûle en y pensant ,
Et le obaiîrin (arit mon sauj».
— Ecoutez ! la (ronipette sonne.
Je suis ses pas sans savoir où.
Ah! dans ma tombe de i\Ioscon,
Il fait trop froid quand vient l'automne,
Mon fusil à mon bras glacé
M'a trop dans ma fosse lassé ;
Et comme une neige nouvelle
Mon r«^ve sur moi s'amoncelle.
— Je pars, j'ai repris mon fusil.
Cette fois , où me mène-l-il ?
Ah! dans ma tombe d'Allemagne
Il fait trop sombre et trop de vent;
Trop noir dans ma tombe d'Espagne .
Et le muletier lro[» souvent,
En sifflant une barcarole,
Y vient charger son espingole. —
Pendant qu'il passe dans les rangs,
Il parle aux morts comme aux vivans :
.>AFOLKON.
— Pouiquui loiis ètes-vous si pâles.''
Avez-voiis peur, mes vieux soldats.
Des biscayens ou bien des balles ?
Avez-vous soif? êles-vous las?
— Oui, soif de ce vin de l'épée
Honl la terre est encor trempée ;
Si nos pieds étaient trop usés ,
J<a mort nous a bien reposés.
— Avez-vous assez fait la guerre ,
Mes lieutenans, étes-vous las?
Sur vos pieds blanchit la poussière !
Pourquoi ne l'essuyez-vous pas?
— Sire, soufllez sur nos fantômes.
Ou fantassins, ou cavaliers,
Cette poussière à nos souliers ,
C'est la poussière des royaumes.
— Etes-vous las, mes généraux,
Mes officiers, mes marécliaux?
Jurez-moi là, si je succombe ,
fidélité jusqu'à la tombe.
— Le bras levé nous le jurons ,
Et le serment nous le tiendrons ,
Devant le ciel , devant Dieu , sire ,
De bien défendre votre empire. —
Depuis le soir jusqu'à minuit.
Des morts a duré la revue ;
Et l'étoile à l'étoile a dit:
De votre ciel l'avez-vous vue?
M.
Un jour il dit : — Grand-niaréclial ,
Allez seller votre cheval.
355
22.
.».><i ui;\ii. Ki.s iii;rx «(iindks.
( idiiiiiie SOI un soiiiiikM tl'ivoii-t!
IMiiiitcz nu soinnit'l de ma uiloire.
hiles-nioi du iiauUlc mon nom
(]e (juc l'on voit dans nutn vallon ;
Ont" je (lirlemon plan di' uuciie
A Mi'iliiicr. an liiiiil du (oniicrro.
— Au loin , là-l)as, sire, je vois
Près de son seuil , au coin du bois,
Comme une femme êclievelée ,
La rrante de houle habillée.
Son puits est un puits de douleurs,
Et son seau se icm|ililde pleurs.
Son toit n'est fait que de chaumine .
Dans ses songes croît une épine.
Elle mêle et mêle en chemin
Son peuple brouillé dans sa main ,
Connue son lin la lilandière ,
A tous les coins de la bruyère ;
Et rien que son nom lui fait peui
Quand il retentit dans son cœur.
Comme un trophée à ses murailles
Sous le vent du soir des batailles.
Elle n'a plus à s(in côté,
Sire, son fusil enchanté.
Elle n'a plus sa grande épée
D'honneur et de gloire trempée.
Elle n'a plus son grand renom ,
Ni son courage de lion.
Quand on lui brise sa quenouille,
Jusqu'à ferre elle s'agenouille.
— Arrêtez 1 a dit l'empereur,
Mon aigle m'a mordu le cœur.
— Sur la montagne, je vois, sire.
Les rois debout dans leur empire.
Des.sous la pierre de leur seuil
\.U'OLKO.\.
Ils oui ramassé leur orj^iieil.
Las ilans leur cliùle de descendre ,
Ils ont retrouvé sous leur cendre
De leurs vennjeances les charbons ,
Et (le leurs sceptres les tronçons.
Que faisaient-ils dans la poussière
A votre porte assis par lerie ,
ïretnblans hier, sous leur manteau?
Us mendiaient le pain et l'eau.
A présent ils boivent sans peine ;
De faux sermens leur coupe pleine ,
Et disent en léchant le bord :
Mon échanson , l'en veux encor.
— C'est bien ! c'est bien ! mais de colère
Mon cheval creuse sa litière.
— Comme un malade sans veilleur
Je vois , dans la nuit de son cœur ,
Le monde troublé dans son rêve.
M cherche en sa main votre glaive,
Il ne trouve rien (pie ses pleurs ;
Il cherche à son front vos lueurs ,
Au fond de son cœur (pii murmure
Il ne trouve (pie sa blessure.
Il songe tout haut (piand il dort :
Amusons-nous piiisiiu'U est mort;
Kégnons sur nous comme Liii-mème ,
Et coiffons-nous du diadème.
Gardons-le bien dans son tombeau ,
A la pierre mettons un sceau.
Si ses cendres étaient semées ,
Il en renaîtrait mille armées.
— Assez, assez; il faut partir.
Et tout l'univers compicrir.
Ney, vous marcherez sur l'Alritpie,
S37
.VW lii;\Ll. bus lil.L\ MIJNUtS.
i;i Mills. !Miii;il, sur rAiin'iiiiue.
(^uv ma balaille tie géant
Hurle du levant au coucliant.
Qiiniiil tous les peuples de la terre
Knsenibie vous feront la j^uerre,
N'avez pas peur, nies liciilenans;
Ce n'est que le bruit îles vivans.
Écoulez bien mon ordonnance,
Mes douze maréchaux de France.
Dans les lieux hauts , dans les lieux bas .
Contre le monde et ses eonilials,
Yous-mênies ranimez en batailles
Mes soldais morts sans l'unérailles,
Et dans le fond de mon tombeau
Pressez mon linceul pour drapeau.
Si je m'endors, las de l'attente,
Ou dans ma tombe, ou dans ma tente.
Montrez au monde mon manteau ,
Ou rien que mon petit chapeau ,
Ou ma cocarde tricolore,
Ou ma capote grise encore ;
Et l'univers reculera,
Et votre gloire doublera. —
Comme un tison quand il pé(ille,
En l'entendant le sabre brille.
Ses maréchaux ont obéi ;
Devant eux les villes ont fui.
Rien qu'en regardant la crinière
De son pâle cheval de guerre ,
Les tours tremblent sous leurs créneaux
Les rois morts vont cacher leurs os.
Ah ! que ses soldats courent vite !
Ah ! (pi'ils vont loin sans s'arrêter !
Ils n'ont que leur ombre à porter.
Et l'éclair se met h leur suite.
Ils n'ont jamais faim, ni sommeil,
NAPOKKOiN. 530
Ni cliauj, ni soif, sous le soleil.
Plus de mille et mille royaumes
Ouvrent leur porte à leurs fantômes...
Il a fait trois pas devant lui ;
Toute la terre a rebondi.
Il fait trois pas pour disparaître;
La terre pense : C'est mon mailie.
Et connue un bœuf sous l'aiguillon ,
IMuel , retourne à son sillon ,
\insi le montle, sans rien dire ,
M entre au sillon de son enipire.
VII.
bu baut faite de sa ruine ,
Les bras croisés sur sa poitrine ,
Il regarde au loin tout le jour
Le monde et le ciel à l'entour.
Et mainte larme de colère
Sous ses pieds a creusé la terre.
— Qu'avez-vous pour pleurer du sang,
GratKl empereur, a dit Bertrand ?
— Je pleure, quand je vois, sur le mont qu'elle dore,
Celte étoile où mon nom n'est pas écrit encore.
Je pleure, quand le vent appuie dans les bois
Tout oe bruit (|ui n'est pas le bruit que fait ma voix ;
Je pleure, quand je compte, au-dessus de ma tète,
Ces mondes où jamais n'a monté ma conquête.
Que la terre m'ennuie en son cbélif enclos!
Et que vaut son empire avec tous ses lond)eaux?
Trop vile mon esprit arrive à sa barrière ;
En trois bonds mon cheval va laver sa crinière
Dans chacun de ses Ilots et les tarit soudain.
L'Elbe est trop près du Nil, le Tagc du Jourdain,
I.' \lli.iiiilii.i (1(1 kiciiiliii . le \\ (ilu.i lie Li St'iiie,
l.(> levant du coiicliaiit , Toulon de Sdinlc-lk'lrite.
I,e di'sori .1 Imp [ii-ude sable el de ciiiieii'N
l\mr me bàlir ma L-^Ioiie <mi Ions ses roiidemeiis,
Kl lr(t|tpoii rOeéaii d'cciime elde Iuiikt
INmm- porter liant son faite avec ma lenounnec
Au iivv de mon esprit , ali! si ces vastes cienv
Se courbaient sons mes pas , cl lisaient dans mes yeux !
Comme des bataillons (|iii versent répouvaiite.
Si les orages noirs me prenaient sous leur lente !
Comme d'un étendard, ali! si rclernité
M'entourait de sa nue el de l'immensité !
Si j'avais l'iullni pour lancer mon ?îénie ,
Ainsi (prun cavalier eu une plaine imic!
Si, pour me sacrer roi, chaque étoile à mou nom ,
En me parlant tout bas, attachait son rayon,
Alors, je serais roi... l'oi, comme il le faut être,
Plus que l'homme et que rang:e... et satisfait peut-être.
Mais le néant m'obsède et ne me cpiitle pas :
Est-ce la sentinelle attachée à mes pas?
Si je veux avancer où mou esprit uf envoie ,
Toujours il est debout pour me fermer la voie.
Aréole, Marengo, Lodi, AN'agram, léiia,
Ces pesans noms de bronze , il les use déjà .
J'ai suivi juscju'au bout le chemin de la guerre ;
J'ai monté le sommet le plus haut de la terre ;
J'ai passé l'espérance et quitté le désir.
Que tronve-t-on plus loin? Si je pouvais gravir
Le penchant de mon rêve et m'asseoir à sa cime ,
Sur son autre penchant que voil-on dans i'abuue?
Pour passer cette nuit qui ne linit jamais ,
Dans quelle capitale établir mon palais?
II faut trop me baisser sous la porte devienne,
Et de l'Escarial la lour est trop ancienne;
NAPOLÉON. -^'i
A Rome l'herbe croil; dans mon creuset d'airain
J'ai fondu de Moscon la coupole d'étain.
Je n'aime plus au Caire à voir sous la tempêle
Les minarets nouer leurs turbans sur leur Icle.
De Naple et de Madrid la feuille d'oranger
M'empêche de dormir mon sonuneil trop léger.
L'obélisque du Nil , pour compter mes journées,
Raccourcit trop son ombre et trop mes destinées.
Je vomirais (pie ma ville, avec son bastion ,
Entourât l'imivers et lui donnât son nom ,
Et qu'elle eût sur sa place une arche triomphale
Faite d'un pan du ciel , tout d'azur et d'opale ,
A tin (pie mon armée eût le temps d'y passer,
Avant que l'Éternel commence à s'affaisser.
iMais (pie cette heure est lon,!,'ue! Est-ce une heure immorlellc?
Que cette nuit est noire ! et quand {inira-t-elle ?
Par ici, suivez-moi, vous, marccha! Bertrand,
La terre est trop petite et mon orgueil trop grand.
MIL
Le soir la colomie V^endôme
Se tint debout comme un fantôme
Sur le tombeau d'un peuple mort ,
Comme la tour d'un château fort
De pur granit bâtie en France
Sur le tertre de sa vaillance;
Comme l'escalier éternel
Qui monte à la voûte du ciel.
Les soldats de fer (pi'elle abrite
Sont tous sortis de leur guérite.
Ils ont pris leurs habits d'airain,
Et dans leurs sacs mis leur butin.
\.\-2 l;l \ l I M ^ l'I t \ MllMll.-..
1.0^ ilif>aii\ (II- luKii/»' lu-niiibiriil
Kl IcMis oliicrs n'UMitisseiil.
}>iir U' ftM ik' lance (|iii liiil ,
1,'aiiîle sans pciii a l'ail mui nid.
Le taiiihoiii bal ; lo clairon sonne;
Sons les pas Ircniltlc la ooloinic.
Oii vont CCS fantassins lie fer
(^)ni dans leurs yenx ont un éclair?
On vont ces cavaliers sans brides
(^)ni les anlans onl pris pour guides?
Leur niailre a dil : « C'est le malin
De Marenjo sans lendemain. »
Oii vonl ces lances, ces Iropliées .'
On vonl ces cas(iues, cesépées?
Où vont ces canons ciselés
Qui roulent sans ôtre attelés,
Et ces capitaines que souille
De cent mille siècles la rouille :>
Ilsnionlent, montent jusqu'aux cicux;
La tour aussi monte avec eux.
Elle grandit avecrespace,
Et sur elle-même s'entasse.
Plus que Babel haute cent fois,
Elle a sur les rêves des rois
Mis son pied et bâti sa cime;
Sa porte est ouverte à l'abîme;
Ses balcons dans l'air sont dressés
Sur tous les projets renversés.
Son créneau que l'éclair sillonne,
Chancelle comme une couronne
Sur une tête de i;éant.
Sur son perron il pleut du sang.
Ainsi qu'un sabre de bataille,
La foudre pend à sa muraille;
Les peuples ont bâti son seuil
De la pierre de leur orgueil.
NAPOLÉON. ."J-i."
Les cavaliers couverls d'écume
Sont njoiUés déjà dans la brume.
En s'asseyatU, les fantassins
Ont tous pleuré leurs pleurs d'airains :
« Ah 1 qu'elle est longue cette roule !
« Ah ! qu'elle est haute cette voûte?
« Ah! que j'ai soif! ah! que j'ai faim'
« Grenadier, donnez-moi la main.
« Je suis allé pendant ma vie
« En Allemagne, en Moscovie,
« Jusqu'à Saragosse et Berlin ,
« Et sur le perron du Kremlin;
« J'ai marché long-temps dans la pluie
« Et dans le sable d'Arabie;
« Et jamais, ou sain ou blessé,
« Le chemin ne m'a tant lassé. »
Mais leur empereur, à leur têle ,
Le front levé comme à la fêle,
Porte à sa main un vieux iandîeau;
C'est du pont d'Arcole un drapeau ;
Devant les cieux il le déplie ,
Comme aux anciens jours d'Italie ,
Pour courir d'un pas plus hâté
Sur le pont de l'éternité.
Toute la terre s'est émue;
Une voix déchire la nue :
« Viens dans mes cieux . sous les autans;
Je les ai faits partout si grands.
Pour (jue tu suives leur ornièie
Sans jamais trouver de barrière. »
IX.
Et l'on dit (|H'une fois, après celle nuil-là ,
In ani;»' lout-puissani que sa gloire voila,
lit Kl V I I m s Ul.l \ MtiMil s.
Oui l(iiM|iu' If l i«'s-llaiit viml.iil IVii|)|MM- la icric,
iVtrlail à son cCtlv sou glaive de colôi c ,
S'appiiu-lia «le l'eiulroil où ruiiivei-s linil.
Il ir^Mitla lo bord el k' loiul, el souiil.
Ses veux t-laii'iit (l'tiii aiirle, ot son fiàU- visai^e
l.iii-nuMno s'ciilomail d'im (.tcriii'i lUiac^c.
Aiiloiii (le sa jKtitiiiu', mu- cuirasse d'or
Contre ses souvenirs le det'endail eiu'or.
Il elail courouné de sa propre pensée.
Son aile était d'airain jns(jn'à terre biiissée.
11 l'ouvrit; puis il dit à i'abiuie béant :
Le ciel est trop petit, el mon esprit trop i,'rand !
Kr>(;Ai5 Q)Lir«iEi
POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE I.A FRANCE.
XIV.
ADOLPHE.
Si Benjninin Constant n'avait pas marqué sa placo au premier
rang parmi les orateurs et les publicistcs de la France, si ses tra-
vaux ingénieux sur le développement des religions ne le classaient
pas glorieusement parmi les écrivains les plus diserts et les plus
purs de notre langue, s'il n'avait pas su donner à l'érudition alle-
mande une forme élégante et populaire, s'il n'avait pas mis au ser-
vice de la philosophie son élocution limpide et colorée, son nom
serait encore sur de ne pas périr : car il a écrit Adolphe.
Or il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magné-
tique qui nous attire et nous rappelle chaque fois «|ue nous sommes
témoins ou acteurs dans une crise morale de quelque importance.
11 n'y a pas une page de ce roman, si toutefois c'est un roman, et
."»»(» UK\U. ni.-, lil.l \ Mil.Mil.S.
potir riKi part j'.ii {jraiul'pcitu' à le croiic, (|ui ne doiiiif lien a une
M»i If (l\'\aimn «le coiisciciici'. Qu'W s'ajfissc de nous ou de nos amis
l<'s plus clii-is, {•(.' n'csl jamais en vain (|nc nous consulloris (•elle
liisioiri' si simple cl d'une moialitesi douloureuse. Les applications
et les souvenirs al»ondenl. (lliacune des pensées inscrites dans ce
h I rilile procès-verbal est si nue, si franc lie, si linenieni analysc'c,
et dérobée avec tant d'adresse au\ soulïrances du cceur, (pie clia-
( un de nous est tenté d'y reconnaître son portrait ou celui de ses
intimes.
(^'est là, il faut le dire, un privilèjjc ina[)pi(riable et (|ui n'est
dévolu ipi'aux œuvres du premier ordre. Connue il n'y a pas dans
ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard, comme tous
les mouvemens, toutes les attitudes des deux figures (jui se par-
tagent la toile, sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et in-
flexible, d'année en année nous découvrons dans cette composition
un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable mal-
{}ré son évidente unité, qui ne se révèle pas au premier rej^ard,
mais qui s't'panouit et s'éclaire à mesure <iue notre fiont se dé-
pouille et que notre sang s'attiédit.
Adolphe est comme une savante symphonie qu'il faut entendre
plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d'embrasser
l'inspiration et la volonté de l'artiste. La première fois l'oreille est
frappée du gracieux andante, ou du solennel adagio. Mais elle ne
saisit pas bien la transition des parties. La secondi; fois elle dislin-
gue dans le rondo le chant d'un hautbois ou le dialogue alterné des
violons et de la flûte. Plus tard elle s'éprend d'une mélodie élé-
gante et simple qu'elle n'avait pas d'abord aperçue , et cha(|uc jour
elle fait de nouvelles découvertes. Elle s'étonne de sa première
ignorance , et sa curiosité se rajeunit à mesure que sa pénétration
se développe.
Il n'y a dans le roman de Benjamin Constant que deux person-
nages; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont
représentés par leur côté gênerai et typique; tous deux, bien que
très peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement
dégagés des circonstances locales et individuelles, qu'ils résument
en eux plusieurs milliers de personnages pareils.
Adolphe et Ellenore ne sont pas seulement rceb, ils sont vrais
l'OÈTKS KT l!(»V\.NCILI5S MIANÇAIS. .vi7
dans la plus large acception du mol. Sans doute il ciit été facile à
une imajjinaiion plus active et plus exercée d'encadrer le sujet de
ce roman dans un(! fable plus savante et plus vive, de multiplier les
incidens, de nouer plus étroitement la tragédie. Mais à quoi bon?
Qui sait si le livre n'eût pas perdu à ce jeu dangereux l'autoritc;
linnineuse de ses enseigneincns?
Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont
entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis.
Il sail , il a réfléchi, il a rêvé pour l'avenir bien des voyages dont il
ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu'il dédaigne au-
jourd'hui comme s'il les avait usées; il a vu passer dans ses songes
des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait
les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de
son front. Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs desti-
nées dont une seule suffirait à remplir sa vie; il a vécu des siècles
dans sa mémoire, et il n'est encore qu'au seuil de ses années.
Habitué dès long-temps à converser avec lui-même, familiei'aux
grandes choses qu'il n'a pas faites, il est tout sim[>le qu'il dédaigne
la société réelle, qu'il n'a pas étudiée, et qui ne peut le deviner.
F/ennui, chez les âmes élevées, chez celles surtout qui ont vingt
ans, est presque toujours accompagné d'une exorbitante vanité.
Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur, plus
grand, plus beau, plus varié, comme elles ont peuplé leur con-
science des souvenirs d'une vie imaginaire, comme elles comparent
incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs
rêveries, le dédain et l'impertinence ne sont chez elle qu'une plainte
franche et douloureuse,
Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée ; il
aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être